Initiation musicale (Widor)/ch21

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Librairie Hachette (p. 131-142).


CHAPITRE XXI

L’ACOUSTIQUE DES SALLES

LES CONDITIONS QUE DOIT REMPLIR UNE BONNE SALLE.
LES GRANDES SALLES DU MONDE.



Une bonne salle doit être rectangulaire. ↔ Les anciens ne s’y trompaient point.

Dans le théâtre antique, toujours un mur rectiligne derrière le récitant. À droite et à gauche, à angle droit, deux amorces de murailles non moins rectilignes.

Le son doit se produire dans des parois rectangulaires. Ces parois doivent présenter le poli de l’intérieur d’un tube sonore[1]. Que ce soit flûte, cor, trompette, tuyau d’orgue, toute craquelure dans le tube, toute scorie en relief ou en creux y devient préjudiciable à sa qualité ou à sa propagation.

Quant à la matière de ces parois, pourvu qu’elle soit dure, marbre, pierre, fer, verre, voire même carton silicaté, il n’importe.

La Sainte Chapelle, la cathédrale de Metz et la plupart de nos cathédrales ne sont guère que de grandes verrières encadrées dans de la pierre.

Écoutez la résonance des trains sous le vitrage de la gare Saint-Lazare, ou de la gare de Lyon… Quant au carton silicaté, il réfléchit le son non moins efficacement que la pierre, le verre ou le métal. Il ne pèse guère, par mètre carré, que 2 ou 3 milligrammes de plus que le carton ordinaire.

Soixante ans d’expérience en plaçant des orgues dans des salles de concert, dans des théâtres, dans des églises, avaient démontré à Cavaillé-Coll la justesse de la théorie des anciens.

Une preuve plus récente à l’appui : les concerts populaires de Rome se donnent dans l’Augusteum, ancien cirque, vaste rotonde dans laquelle, vu l’enchevêtrement de l’onde sonore, il était difficile de s’entendre. Voici qu’on y place un grand orgue dont la façade, coupant la circonférence, forme derrière l’orchestre le mur rectiligne du théâtre antique. Dès lors, plus de confusion. L’onde est canalisée. Le son, droit au but, atteint l’auditeur.

Les surfaces courbes déforment le son comme elles déforment la vision.

Rectangulaire, et sans reliefs décoratifs d’aucune sorte, la chapelle Sixtine, de merveilleuse sonorité.

Rectangulaires et sans reliefs décoratifs, les salles de Moscou, de Varsovie, de Sheffield, de Zurich, toutes les salles d’Allemagne et d’Autriche.

De l’encadrement absolument lisse et décorativement neutre du rideau, résulte le charme de l’orchestre de Covent Garden, de la Scala (de Milan), du San Carlo (de Naples), du Liceo (de Barcelone), de l’Opéra de Vienne, du théâtre de Bayreuth.

C’est Wagner lui-même qui détermina les plans et les proportions de son théâtre. La salle de Bayreuth contient  344 places (sans compter la « loggia des princes » et, au-dessous, celle du « per sonnel » (tout au fond de la salle). Quoique d’aspect trapézoïdal, grâce à un artifice d’architecture cette salle est carrée : 31 mètres de largeur sur 29 du rideau à la loggia, celle-ci profonde de 2 mètres. Elle a 15 mètres de hauteur. Ni peintures, ni sculptures, rien qui puisse distraire le spectateur ; la simplicité d’une salle de conférences. Des rangées de fauteuils sur un plancher s’inclinant de 5 sur 29 mètres de longueur.

Admirable l’équilibre des voix sur la scène et de l’orchestre en sous-sol.

La plus vaste salle d’Europe est l’Albert Hall à Londres : 10 000 places environ… Comme celle de Rome, elle est ronde, mais, comme à l’Augusteum, l’orgue y forme un segment qui coupe la circonférence et ménage ainsi, derrière l’orchestre, une surface réfléchissante rectiligne.

Après Londres, nous citerons :

Bristol, Colston Hall 
 3 500 places.
Liverpool, Saint-George Hall 
 3 000pl es.
Birmingham, City Hall 
 2 500pl es.
Leeds, City Hall 
 2 500pl es.
Édimbourg, Usher Hall 
 2 500pl es.

La seule ville de Glascow possède cinq belles salles, contenant de 3 000 à 2 000 places : Saint-Andrew, City Hall, University, Art Gallery, Spring-burn.

À l’exception d’Albert Hall et de l’Usher Hall, toutes les salles d’Angleterre sont rectangulaires, toutes excellentes ; et, si le public de l’Usher Hall occupe un amphithéâtre circulaire, le foyer sonore est strictement rectangulaire.

C’est d’après les conseils de Cavaillé-Coll qu’ont été construites les salles de Sheflield, du Conservatoire de Bruxelles et du Conservatoire de Moscou, toutes plus sonores les unes que les autres, fruit d’une expérience personnelle s’ajoutant à celle des anciens.

Les Grandes salles du monde.

Voici le résumé du rapport que j’avais demandé à Marcel Dupré, l’hiver dernier, pendant la série de ses concerts en Amérique :

SALLES RECTANGULAIRES.

Forme carrée (ou rectangulaire de juste proportion, toujours excellente).

Cleveland : Auditorium 
 13 000 places.
San Francisco[2] : Civic Auditorium 
 10 000pl es.
Portland : Auditorium 
 4 000pl es.
Cincinnati, Music Hall 
 3 600pl es.
New Haven : Yale University 
 3 000pl es.
Boston : Symphony Hall 
 3 000pl es.
Minneapolis : Auditorium 
 2 500pl es.
Baltimore : Lyric Theatre 
 2 500pl es.
SALLES TRAPÉZOÏDALES.

Excellentes (se rétrécissant vers la scène) :

Chicago : Auditorium theatre 
 5 000 places.
Saint-Paul : Auditorium 
 4 000pl es.

Moins bonne (s’élargissant vers la scène) :

Cleveland : Temple maçonnique 
 2 500pl es.
SALLES CIRCULAIRES.

Échos dangereux ; son roulant :

Salt Lake City : Tabernacle Mormon 
 12 000 places.
Chicago : Orchestra Hall 
 3 000 places.
Seattle, Temple presbytérien 
 2 800pl es.
Amphithéâtre antique avec scène rectangulaire.
EXCELLENTE SONORITÉ :
Los Angeles, Temple Auditorium 
 4 000 places.
Boston : Conservatoire de musique 
 2 000pl es.
Pittsburg : Carnegie Hall 
 1 800pl es.

Notre opinion était faite depuis longtemps : rien n’est plus fallacieux que de placer le foyer sonore dans des parois de forme circulaire ou elliptiques ; mais ce n’est pas sans une certaine satisfaction qu’il nous est donné de trouver, dans ce classement des salles américaines, les nouvelles preuves du bien-fondé de la théorie des anciens, laquelle est aussi la nôtre.

À Paris, nous n’avons qu’une Salle de Concerts, le Trocadéro, construit en 1878 par Davioud et Bourdais (4 090 auditeurs). La forme ronde de la conque où se place l’orchestre y produit de fausses résonances. Pour les atténuer on a capitonné ce fond avec d’épaisses peluches ; idée malheureuse, car les instruments, les choristes les plus rapprochés, c’est-à-dire toutes les basses de la symphonie n’ont plus de son. On assassine le malade pour lui éviter de souffrir.

Comment Davioud, le très heureux architecte des deux théâtres du Châtelet et de celui de la Gaîté, d’excellente sonorité les uns et les autres, a-t-il pu être entrainé à mal au Trocadéro ? Il serait assez facile, d’ailleurs, de remédier à ce « mal » par de fausses parois rectangulaires encadrant la scène.

Après le Trocadéro et par ordre de proportions, voici la contenance de nos théâtres de musique :

Châtelet 
 3 400 places.
Opéra 
 2 200pl es.
Gaîté 
 2 000pl es.
Champs-Elysées 
 1 900pl es.
Sarah-Bernhardt 
 1 700pl es.
Opéra-Comique 
 1 500pl es.
Odéon 
 1 264pl es.
LE CONSERVATOIRE

Le décret royal de 1784 avait créé une école de musique. Huit ans plus tard, la maison devenait l’École gratuite de la Garde nationale parisienne, sous la direction de Sarrette, capitaine d’état-major : les élèves y devaient concourir au service de la Garde nationale et des Fêtes publiques. Le 8 novembre 1793, Sarrette obtenait de la Convention, pour son école, la dénomination plus sonore d’Institut national de musique.

Quelques jours plus tard, l’infortuné se voyait jeté en prison, dénoncé au Comité de Salut Public[3], menacé de la guillotine… mais sauvé, grâce à l’approche de la Fête de l’Être Suprême, pour laquelle son concours était indispensable. On lui permit de sortir de Sainte-Pélagie, encadré de deux gendarmes qui ne le quittèrent ni jour ni nuit, pas plus au pupitre de chef d’orchestre que dans sa chambre à coucher. Et c’est ainsi qu’il dirigea l’hymne de Gossec chanté par huit ou neuf cents voix, rythmé par deux cents tambours et coupé çà et là par des décharges d’artillerie. L’exécution, dont Robespierre l’avait rendu responsable, ayant obtenu tous les suffrages, il fut relâché.

« Cette même année, Chénier, caché chez Sarrette, composa les paroles du Chant du Départ, destiné à célébrer le quatrième anniversaire de la prise de la Bastille. Méhul en écrivit la musique sur le coin de la cheminée du salon, au milieu d’une conversation bruyante. » (Constant Pierre.)

En réalité, c’est du 16 thermidor an III (3 août 1795) que date notre vieille et glorieuse École, de la loi qui organise un Conservatoire destiné à enseigner la musique à six cents élèves des deux sexes, choisis proportionnellement dans tous les départements. Un crédit de 246 000 francs est accordé à la nouvelle institution, logée dans le local des Menus-Plaisirs, dirigée par Sarrette aidé d’un conseil de six inspecteurs (Gossec, Méhul, Lesueur, Cherubini, Martini et Monsigny), et comptant parmi les professeurs : Kreutzer, Garat, Rode, Baillot, Boieldieu, Berton…

En 1821, Chaubini est nommé directeur. Auber lui succède en 1843 ; à Auber succède Ambroise Thomas (1871), puis Théodore Dubois (1896). Après la démission de Théodore Dubois (1905), c’est Gabriel Fauré, et après Gabriel Fauré, lui aussi démissionnaire, Henri Rabaud (1920).

C’est à Cherubini que revient l’honneur de la fondation de la Société des Concerts. « Il voulait faire exécuter, au Conservatoire, par des élèves anciens et nouveaux, non seulement les productions connues en France, mais encore celles qui, ne l’étaient pas. » L’orchestre comprenait les nouveaux élèves, plus une cinquantaine d’anciens. Avec eux, un chœur de vingt-cinq voix.

Les anciens élèves formèrent bientôt, à eux seuls, une société présidée par Cherubini et dirigée par Habeneck. Quant à la salle, Cherubini lui-même en indiqua les dispositions à l’architecte, les proportions de l’estrade, les dimensions du plancher des choristes.

Le 9 mars 1828, concert d’inauguration, consacré à Beethoven.

Je n’ai pas à rappeler la brillante carrière de la Société des Concerts, pendant de longues années sans rivale au monde. Mendelssohn était fier d’y entendre, pour la première fois exécutée, sa Symphonie Romaine ; Wagner déclarait qu’il y avait eu la révélation de la Symphonie avec chœur ; toutes les grandes œuvres y ont été travaillées et interprétées avec un soin scrupuleux, un religieux respect.

Ce foyer de notre art devrait rester pour nous comme un Musée, comme le Louvre, dont les portes ne s’ouvrent qu’aux œuvres consacrées par le temps.

L’OPÉRA

Le 6 avril 1763, un incendie détruisait la salle du Palais-Royal, fondée par Richelieu et consacrée, depuis Lulli, à l’Opéra. Le 24 janvier 1764, l’Académie royale de musique s’installe aux Tuileries dans l’ancienne salle des Machines restaurée par Soufflot. Installation provisoire ; la seconde salle du Palais-Royal terminée en 1770 est, elle aussi, détruite par le feu après une représentation d’Orphée (1780).

Le 27 octobre 1781, l’Opéra inaugure une nouvelle et très belle salle construite en quelques jours par l’architecte Lenoir, boulevard Saint-Martin ; il s’y trouve à merveille et compte y vivre de longues années. Mais voici la Révolution et, treize ans plus tard, un décret du Comité du Salut Public le fait émigrer rue de la Loi (1794).

La tourmente s’est apaisée ; après Thermidor, c’est le Directoire, le Consulat, l’Empire. Lesueur, plus connu de nous tous aujourd’hui comme professeur de Berlioz que comme compositeur, triomphe à l’Opéra avec la partition des Bardes ; puis Spontini avec la Vestale (en dépit de l’hostilité du chef d’orchestre et du chef du chant).

À la suite d’une audition que dans son salon fit organiser Joséphine, l’Empereur avait non seulement donné son approbation, mais fait mettre l’œuvre à l’étude en lui prédisant un grand succès (1809).

L’Empire s’est écroulé. Après l’assassinat du duc de Berry, l’Opéra donne des représentations salle Favart, la salle où le drame s’était passé, ayant été démolie. Admirons l’activité des « Bâtiments civils » d’alors : le 18 août 1821, l’Opéra s’installait dans l’élégant et sympathique édifice de l’architecte Debret, rue Le Peletier, où il serait encore sans l’incendie du 29 octobre 1873.

Les justes proportions du vaisseau, son admirable acoustique ne furent point sans influence sur la réussite des ouvrages qui, de là, pendant plus de cinquante ans, rayonnèrent sur le monde : Robert-le-Diable, Guillaume Tell, les Huguenots, la Juive, le Prophète, Hamlet, épanouissement de notre Académie nationale, période la plus brillante qu’elle eût encore traversée depuis les beaux jours d’Iphigénie et d’Alceste.

C’est le 5 janvier 1875, sous la présidence du maréchal de Mac-Mahon, que fut inaugurée la salle actuelle, due à l’architecte Ch. Garnier.
L’OPÉRA-COMIQUE

L’Opéra-Comique ne fut d’abord qu’un spectacle forain se donnant tantôt à la foire Saint-Laurent, tantôt à la foire Saint-Germain. Il ne prend quelque importance que grâce a l’ordonnance de 1762, qui réunit les deux théâtres : Opéra-Comique et Comédie Italienne, et désormais c’est le sucés. De 1762 à 1784, paraissent le Déserteur, le Tableau Parlant, les Deux Avares, l’Épreuve villageoise et Richard Cœur de Lion, qui attirent tout Paris. L’Hôtel de Bourgogne où, depuis vingt et un ans, se donnaient les représentations, devenu insuffisant, on s’installe place Favart (1784).

De même que la fâcheuse concurrence de jadis entre comédiens italiens et français, de même la lutte entre le théâtre Favart et le théâtre Feydeau ; mais en 1801, comme en 1762, on finit par s’entendre : et, de cette fusion, date la fortune de notre seconde scène lyrique.

Salles Favart, Feydeau, Ventadour, des Nouveautés, puis seconde salle Favart reconstruite après l’incendie de 1838 et inaugurée en 1840 par la 347e représentation du Pré aux Clercs, telles sont les pérégrinations de l’Opéra-Comique, lesquelles ne le cèdent en rien à celles de son frère aîné, l’Opéra.

De 1784 à 1838, ce sont les noms de Grétry, Monsigny, Delayrac, Boieldieu, Herold, Auber qui alternent sur l’affiche ; de 1840 à 1887, date du second incendie, ceux de Victor Massé, Félicien David, Bizet, Offenbach, Delibes, Massenet, Saint-Saëns.

Du 25 mai 1887 au 7 décembre 1898, l’Opéra-Comique avait donné ses représentations place du Châtelet, dans l’ancien Théâtre-Lyrique, aujourd’hui théâtre Sarah-Bernhardt.

Le 7 décembre 1898, fut inaugurée la salle actuelle, due à l’architecte Louis Bernier, par une brillante représentation de Carmen.

L’ODÉON

Nous n’hésitons pas à classer le « second Théâtre Français » parmi les théâtres de musique, car, à plusieurs reprises, on y a joué l’opéra et l’opéra-comique, on y a donné des concerts et dansé des ballets.

Construit en 1782 pour la comédie et le drame, en 1794, il abrite un moment le Conseil des Cinq Cents, et l’on y joue le drame politique. C’est de là que part le décret du 18 Fructidor condamnant à la déportation Carnot, Barthélemy, Boissy-d’Anglas, Portalis, cinquante-trois députés.

Deux fois incendié, en 1799, en 1818, sans grand dommage toutefois pour ses façades, c’est en 1825 qu’il devient Théâtre-Lyrique et que, sur son affiche, vont se succéder les traductions de Mozart, de Weber, de Rossini, de Meyerbeer, Don juan, Fleischütz, le Barbier de Séville, Marguerite d’Anjou, etc…, et cinquante ans plus tard, l’oratorio, la pièce avec musique de scène (comédie ou drame) Marie-Madeleine, le Songe d’une Nuit d’été, l’Arlésienne, etc. Ce dernier genre, comme chacun sait, lui a réussi.
VERSAILLES
Le théâtre du Palais.

Élégant et simple, d’aussi belles proportions que de bonne sonorité, disposant d’une scène large et profonde, où de nombreux choristes évoluent à l’aise, et de tous les dégagements nécessaires à la machinerie, nous regrettons qu’il soit fermé.

Quel succès auraient, l’été, des représentations dans ce cadre sans pareil.

La Politique le garde jalousement. Supplions-la de nous le rendre.

  1. Voir ci-devant page 30. L’acoustique d’une salle dépend des mêmes lois que celle d’un instrument à vent.
  2. Une mention spéciale pour l’admirable acoustique de cette salle.
  3. Un de ses élèves avait, en préludant sur le cor, fait entendre le thème de Grétry : Ô Richard ! Ô mon Roi !