Introduction à l’étude de la médecine expérimentale/Première partie/Chapitre I
PREMIÈRE PARTIE
DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL
CHAPITRE PREMIER
DE L’OBSERVATION ET DE L’EXPÉRIENCE
L’homme ne peut observer les phénomènes qui l’entourent que dans des limites très-restreintes ; le plus grand nombre échappe naturellement à ses sens, et l’observation simple ne lui suffit pas. Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à l’aide d’appareils spéciaux, la puissance de ses organes, en même temps qu’il s’est armé d’instruments divers qui lui ont servi à pénétrer dans l’intérieur des corps pour les décomposer et en étudier les parties cachées. Il y a ainsi une gradation nécessaire à établir entre les divers procédés d’investigation ou de recherches qui peuvent être simples ou complexes : les premiers s’adressent aux objets les plus faciles à examiner et pour lesquels nos sens suffisent ; les seconds, à l’aide de moyens variés, rendent accessibles à notre observation des objets ou des phénomènes qui sans cela nous seraient toujours demeurés inconnus, parce que dans l’état naturel ils sont hors de notre portée. L’investigation, tantôt simple, tantôt armée et perfectionnée, est donc destinée à nous faire découvrir et constater les phénomènes plus ou moins cachés qui nous entourent.
Mais l’homme ne se borne pas à voir ; il pense et veut connaître la signification des phénomènes dont l’observation lui a révélé l’existence. Pour cela il raisonne, compare les faits, les interroge, et, par les réponses qu’il en tire, les contrôle les uns par les autres. C’est ce genre de contrôle, au moyen du raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler, l’expérience, et c’est le seul procédé que nous ayons pour nous instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous.
Dans le sens philosophique, l’observation montre et l’expérience instruit. Cette première distinction va nous servir de point de départ pour examiner les définitions diverses qui ont été données de l’observation et de l’expérience par les philosophes et les médecins.
On a quelquefois semblé confondre l’expérience avec l’observation. Bacon paraît réunir ces deux choses quand il dit : « L’observation et l’expérience pour amasser les matériaux, l’induction et la déduction pour les élaborer : voilà les seules bonnes machines intellectuelles. »
Les médecins et les physiologistes, ainsi que le plus grand nombre des savants, ont distingué l’observation de l’expérience, mais ils n’ont pas été complètement d’accord sur la définition de ces deux termes.
Zimmermann s’exprime ainsi : « Une expérience diffère d’une observation en ce que la connaissance qu’une observation nous procure semble se présenter d’elle-même ; au lieu que celle qu’une expérience nous fournit est le fruit de quelque tentative que l’on fait dans le dessein de savoir si une chose est ou n’est point.[1] »
Cette définition représente une opinion assez généralement adoptée. D’après elle, l’observation serait la constatation des choses ou des phénomènes tels que la nature nous les offre ordinairement, tandis que l’expérience serait la constatation de phénomènes créés ou déterminés par l’expérimentateur. Il y aurait à établir de cette manière une sorte d’opposition entre l’observateur et l’expérimentateur ; le premier étant passif dans la production des phénomènes, le second y prenant, au contraire, une part directe et active. Cuvier a exprimé cette même pensée en disant : « L’observateur écoute la nature ; l’expérimentateur l’interroge et la force à se dévoiler. »
Au premier abord, et quand on considère les choses d’une manière générale, cette distinction entre l’activité de l’expérimentateur et la passivité de l’observateur paraît claire et semble devoir être facile à établir. Mais, dès qu’on descend dans la pratique expérimentale, on trouve que, dans beaucoup de cas, cette séparation est très-difficile à faire et que parfois même elle entraîne de l’obscurité. Cela résulte, ce me semble, de ce que l’on a confondu l’art de l’investigation, qui recherche et constate les faits, avec l’art du raisonnement, qui les met en œuvre logiquement pour la recherche de la vérité. Or, dans l’investigation il peut y avoir à la fois activité de l’esprit et des sens, soit pour faire des observations, soit pour faire des expériences.
En effet, si l’on voulait admettre que l’observation est caractérisée par cela seul que le savant constate des phénomènes que la nature a produits spontanément et sans son intervention, on ne pourrait cependant pas trouver que l’esprit comme la main reste toujours inactif dans l’observation, et l’on serait amené à distinguer sous ce rapport deux sortes d’observations : les unes passives, les autres actives. Je suppose, par exemple, ce qui est souvent arrivé, qu’une maladie endémique quelconque survienne dans un pays et s’offre à l’observation d’un médecin. C’est là une observation spontanée ou passive que le médecin fait par hasard et sans y être conduit par aucune idée préconçue. Mais si, après avoir observé les premiers cas, il vient à l’idée de ce médecin que la production de cette maladie pourrait bien être en rapport avec certaines circonstances météorologiques ou hygiéniques spéciales ; alors le médecin va en voyage et se transporte dans d’autres pays où règne la même maladie, pour voir si elle s’y développe dans les mêmes conditions. Cette seconde observation, faite en vue d’une idée préconçue sur la nature et la cause de la maladie, est ce qu’il faudrait évidemment appeler une observation provoquée ou active. J’en dirai autant d’un astronome qui, regardant le ciel, découvre une planète qui passe par hasard devant sa lunette ; il a fait là une observation fortuite et passive, c’est-à-dire sans idée préconçue. Mais si, après avoir constaté les perturbations d’une planète, l’astronome en est venu à faire des observations pour en rechercher la raison, je dirai qu’alors l’astronome fait des observations actives, c’est-à-dire des observations provoquées par une idée préconçue sur la cause de la perturbation. On pourrait multiplier à l’infini les citations de ce genre pour prouver que, dans la constatation des phénomènes naturels qui s’offrent à nous, l’esprit est tantôt passif, ce qui signifie, en d’autres termes, que l’observation se fait tantôt sans idée préconçue et par hasard, et tantôt avec idée préconçue, c’est-à-dire avec intention de vérifier l’exactitude d’une vue de l’esprit.
D’un autre côté, si l’on admettait, comme il a été dit plus haut, que l’expérience est caractérisée par cela seul que le savant constate des phénomènes qu’il a provoqués artificiellement et qui naturellement ne se présentaient pas à lui, on ne saurait trouver non plus que la main de l’expérimentateur doive toujours intervenir activement pour opérer l’apparition de ces phénomènes. On a vu, en effet, dans certains cas, des accidents où la nature agissait pour lui, et là encore nous serions obligés de distinguer, au point de vue de l’intervention manuelle, des expériences actives et des expériences passives. Je suppose qu’un physiologiste veuille étudier la digestion et savoir ce qui se passe dans l’estomac d’un animal vivant ; il divisera les parois du ventre et de l’estomac d’après des règles opératoires connues, et il établira ce qu’on appelle une fistule gastrique. Le physiologiste croira certainement avoir fait une expérience parce qu’il est intervenu activement pour faire apparaître des phénomènes qui ne s’offraient pas naturellement à ses yeux. Mais maintenant je demanderai : le docteur W. Beaumont fit-il une expérience quand il rencontra ce jeune chasseur canadien qui, après avoir reçu à bout portant un coup de fusil dans l’hypocondre gauche, conserva, à la chute de l’eschare, une large fistule de l’estomac par laquelle on pouvait voir dans l’intérieur de cet organe ? Pendant plusieurs années, le docteur Beaumont, qui avait pris cet homme à son service, put étudier de visu les phénomènes de la digestion gastrique, ainsi qu’il nous l’a fait connaître dans l’intéressant journal qu’il nous a donné à ce sujet[2]. Dans le premier cas, le physiologiste a agi en vertu de l’idée préconçue d’étudier les phénomènes digestifs et il a fait une expérience active. Dans le second cas, un accident a opéré la fistule à l’estomac, et elle s’est présentée fortuitement au docteur Beaumont qui dans notre définition aurait fait une expérience passive, s’il est permis d’ainsi parler. Ces exemples prouvent donc que, dans la constatation des phénomènes qualifiés d’expérience, l’activité manuelle de l’expérimentateur n’intervient pas toujours ; puisqu’il arrive que ces phénomènes peuvent, ainsi que nous le voyons, se présenter comme des observations passives ou fortuites.
Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont caractérisé un peu différemment l’observation et l’expérience. Pour eux l’observation consiste dans la constatation de tout ce qui est normal et régulier. Peu importe que l’investigateur ait provoqué lui-même, ou par les mains d’un autre, ou par un accident, l’apparition des phénomènes, dès qu’il les considère sans les troubler et dans leur état normal, c’est une observation qu’il fait. Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique que nous avons cités précédemment, il y aurait eu, d’après ces auteurs, observation, parce que dans les deux cas on a eu sous les yeux les phénomènes digestifs conformes à l’état naturel. La fistule n’a servi qu’à mieux voir, et à faire l’observation dans de meilleures conditions.
L’expérience, au contraire, implique, d’après les mêmes physiologistes, l’idée d’une variation ou d’un trouble intentionnellement apportés par l’investigateur dans les conditions des phénomènes naturels. Cette définition répond en effet à un groupe nombreux d’expériences que l’on pratique en physiologie et qui pourraient s’appeler expériences par destruction. Cette manière d’expérimenter, qui remonte à Galien, est la plus simple, et elle devait se présenter à l’esprit des anatomistes désireux de connaître sur le vivant l’usage des parties qu’ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre. Pour cela, on supprime un organe sur le vivant par la section ou par l’ablation, et l’on juge, d’après le trouble produit dans l’organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l’usage de l’organe enlevé. Ce procédé expérimental essentiellement analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie. Par exemple, l’anatomie avait appris que deux nerfs principaux se distribuent à la face : le facial et la cinquième paire ; pour connaître leurs usages, on les a coupés successivement. Le résultat a montré que la section du facial amène la perte du mouvement, et la section de la cinquième paire, la perte de la sensibilité. D’où l’on a conclu que le facial est le nerf moteur de la face et la cinquième paire le nerf sensitif.
Nous avons dit qu’en étudiant la digestion par l’intermédiaire d’une fistule, on ne fait qu’une observation, suivant la définition que nous examinons. Mais si, après avoir établi la fistule, on vient à couper les nerfs de l’estomac avec l’intention de voir les modifications qui en résultent dans la fonction digestive, alors, suivant la même manière de voir, on fait une expérience, parce qu’on cherche à connaître la fonction d’une partie d’après le trouble que sa suppression entraîne. Ce qui peut se résumer en disant que dans l’expérience il faut porter un jugement par comparaison de deux faits, l’un normal, l’autre anormal.
Cette définition de l’expérience suppose nécessairement que l’expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il veut agir, soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de connaître ainsi le rôle qu’il remplit dans les phénomènes de la nature. C’est même, comme nous le verrons plus loin, sur cette possibilité d’agir ou non sur les corps que reposera exclusivement la distinction des sciences dites d’observation et des sciences dites expérimentales.
Mais si la définition de l’expérience que nous venons de donner diffère de celle que nous avons examinée en premier lieu, en ce qu’elle admet qu’il n’y a expérience que lorsqu’on peut faire varier ou qu’on décompose par une sorte d’analyse le phénomène qu’on veut connaître, elle lui ressemble cependant en ce qu’elle suppose toujours comme elle une activité intentionnelle de l’expérimentateur dans la production de ce trouble des phénomènes. Or, il sera facile de montrer que souvent l’activité intentionnelle de l’opérateur peut être remplacée par un accident. On pourrait donc encore distinguer ici, comme dans la première définition, des troubles survenus intentionnellement et des troubles survenus spontanément et non intentionnellement. En effet, reprenant notre exemple dans lequel le physiologiste coupe le nerf facial pour en connaître les fonctions, je suppose, ce qui est arrivé souvent, qu’une balle, un coup de sabre, une carie du rocher viennent à couper ou à détruire le facial ; il en résultera fortuitement une paralysie du mouvement, c’est-à-dire un trouble qui est exactement le même que celui que le physiologiste aurait déterminé intentionnellement.
Il en sera de même d’une infinité de lésions pathologiques qui sont de véritables expériences dont le médecin et le physiologiste tirent profit, sans que cependant il y ait de leur part aucune préméditation pour provoquer ces lésions qui sont le fait de la maladie. Je signale dès à présent cette idée parce qu’elle nous sera utile plus tard pour prouver que la médecine possède de véritables expériences, bien que ces dernières soient spontanées et non provoquées par le médecin[3].
Je ferai encore une remarque qui servira de conclusion. Si en effet on caractérise l’expérience par une variation ou par un trouble apportés dans un phénomène, ce n’est qu’autant qu’on sous-entend qu’il faut faire la comparaison de ce trouble avec l’état normal. L’expérience n’étant en effet qu’un jugement, elle exige nécessairement comparaison entre deux choses, et ce qui est intentionnel ou actif dans l’expérience, c’est réellement la comparaison que l’esprit veut faire. Or, que la perturbation soit produite par accident ou autrement, l’esprit de l’expérimentateur n’en compare pas moins bien. Il n’est donc pas nécessaire que l’un des faits à comparer soit considéré comme un trouble ; d’autant plus qu’il n’y a dans la nature rien de troublé ni d’anormal ; tout se passe suivant des lois qui sont absolues, c’est-à-dire toujours normales et déterminées. Les effets varient en raison des conditions qui les manifestent, mais les lois ne varient pas. L’état physiologique et l’état pathologique sont régis par les mêmes forces, et ils ne diffèrent que par les conditions particulières dans lesquelles la loi vitale se manifeste.
Le reproche général que j’adresserai aux définitions qui précèdent, c’est d’avoir donné aux mots un sens trop circonscrit en ne tenant compte que de l’art de l’investigation, au lieu d’envisager en même temps l’observation et l’expérience comme les deux termes extrêmes du raisonnement expérimental. Aussi voyons-nous ces définitions manquer de clarté et de généralité. Je pense donc que, pour donner à la définition toute son utilité et toute sa valeur, il faut distinguer ce qui appartient au procédé d’investigation employé pour obtenir les faits, de ce qui appartient au procédé intellectuel qui les met en œuvre et en fait à la fois le point d’appui et le criterium de la méthode expérimentale.
Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie d’une manière générale et abstraite l’instruction acquise par l’usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot expérience pris au singulier, il exprime l’instruction qu’il a acquise par l’exercice de la médecine. Il en est de même pour les autres professions, et c’est dans ce sens que l’on dit qu’un homme a acquis de l’expérience, qu’il a de l’expérience. Ensuite on a donné par extension et dans un sens concret le nom d’expériences aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des choses.
Le mot observation, au singulier, dans son acception générale et abstraite, signifie la constatation exacte d’un fait à l’aide de moyens d’investigation et d’études appropriées à cette constatation. Par extension et dans un sens concret, on a donné aussi le nom d’observations aux faits constatés, et c’est dans ce sens que l’on dit observations médicales, observations astronomiques, etc.
Quand on parle d’une manière concrète, et quand on dit faire des expériences ou faire des observations, cela signifie qu’on se livre à l’investigation et à la recherche, que l’on tente des essais, des épreuves, dans le but d’acquérir des faits dont l’esprit, à l’aide du raisonnement, pourra tirer une connaissance ou une instruction.
Quand on parle d’une manière abstraite et quand on dit s’appuyer sur l’observation et acquérir de l’expérience, cela signifie que l’observation est le point d’appui de l’esprit qui raisonne, et l’expérience le point d’appui de l’esprit qui conclut, ou mieux encore le fruit d’un raisonnement juste appliqué à l’interprétation des faits. D’où il suit que l’on peut acquérir de l’expérience sans faire des expériences, par cela seul qu’on raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même que l’on peut faire des expériences et des observations sans acquérir de l’expérience, si l’on se borne à la constatation des faits.
L’observation est donc ce qui montre les faits ; l’expérience est ce qui instruit sur les faits et ce qui donne de l’expérience relativement à une chose. Mais comme cette instruction ne peut arriver que par une comparaison et un jugement, c’est-à-dire par suite d’un raisonnement, il en résulte que l’homme seul est capable d’acquérir de l’expérience et de se perfectionner par elle.
« L’expérience, dit Gœthe, corrige l’homme chaque jour. » Mais c’est parce qu’il raisonne juste et expérimentalement sur ce qu’il observe ; sans cela il ne se corrigerait pas. L’homme qui a perdu la raison, l’aliéné, ne s’instruit plus par l’expérience, il ne raisonne plus expérimentalement. L’expérience est donc le privilége de la raison. « À l’homme seul appartient de vérifier ses pensées, de les ordonner ; à l’homme seul appartient de corriger, de rectifier, d’améliorer, de perfectionner et de pouvoir ainsi tous les jours se rendre plus habile, plus sage et plus heureux. Pour l’homme seul, enfin, existe un art, un art suprême, dont tous les arts les plus vantés ne sont que les instruments et l’ouvrage : l’art de la raison, le raisonnement[4]. »
Nous donnerons au mot expérience, en médecine expérimentale, le même sens général qu’il conserve partout. Le savant s’instruit chaque jour par l’expérience ; par elle il corrige incessamment ses idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grands, et pour approcher ainsi de plus en plus de la vérité.
On peut s’instruire, c’est-à-dire acquérir de l’expérience sur ce qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et expérimentalement. Il y a d’abord une sorte d’instruction ou d’expérience inconsciente et empirique, que l’on obtient par la pratique de chaque chose. Mais cette connaissance que l’on acquiert ainsi n’en est pas moins nécessairement accompagnée d’un raisonnement expérimental vague que l’on se fait sans s’en rendre compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter sur eux un jugement. L’expérience peut donc s’acquérir par un raisonnement empirique et inconscient ; mais cette marche obscure et spontanée de l’esprit a été érigée par le savant en une méthode claire et raisonnée, qui procède alors plus rapidement et d’une manière consciente vers un but déterminé. Telle est la méthode expérimentale dans les sciences, d’après laquelle l’expérience est toujours acquise en vertu d’un raisonnement précis établi sur une idée qu’a fait naître l’observation et que contrôle l’expérience. En effet, il y a dans toute connaissance expérimentale trois phases : observation faite, comparaison établie et jugement motivé. La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un jugement sur les faits qui nous entourent, à l’aide d’un criterium qui n’est lui-même qu’un autre fait disposé de façon à contrôler le jugement et à donner l’expérience. Prise dans ce sens général, l’expérience est l’unique source des connaissances humaines. L’esprit n’a en lui-même que le sentiment d’une relation nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la forme de cette relation que par l’expérience.
Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode expérimentale : 1o l’art d’obtenir des faits exacts au moyen d’une investigation rigoureuse ; 2o l’art de les mettre en œuvre au moyen d’un raisonnement expérimental afin d’en faire ressortir la connaissance de la loi des phénomènes. Nous avons dit que le raisonnement expérimental s’exerce toujours et nécessairement sur deux faits à la fois, l’un qui lui sert de point de départ : l’observation ; l’autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle : l’expérience. Toutefois ce n’est, en quelque sorte, que comme abstraction logique et en raison de la place qu’ils occupent qu’on peut distinguer, dans le raisonnement, le fait observation du fait expérience.
Mais, en dehors du raisonnement expérimental, l’observation et l’expérience n’existent plus dans le sens abstrait qui précède ; il n’y a dans l’une comme dans l’autre que des faits concrets qu’il s’agit d’obtenir par des procédés d’investigation exacts et rigoureux. Nous verrons plus loin que l’investigateur doit être lui-même distingué en observateur et en expérimentateur ; non suivant qu’il est actif ou passif dans la production des phénomènes, mais suivant qu’il agit ou non sur eux pour s’en rendre maître.
L’art de l’investigation scientifique est la pierre angulaire de toutes les sciences expérimentales. Si les faits qui servent de base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout s’écroulera ou tout deviendra faux ; et c’est ainsi que, le plus souvent, les erreurs dans les théories scientifiques ont pour origine des erreurs de faits.
Dans l’investigation considérée comme art de recherches expérimentales, il n’y a que des faits mis en lumière par l’investigateur et constatés le plus rigoureusement possible, à l’aide des moyens les mieux appropriés. Il n’y a plus lieu de distinguer ici l’observateur de l’expérimentateur par la nature des procédés de recherches mis en usage. J’ai montré dans le paragraphe précédent que les définitions et les distinctions qu’on a essayé d’établir d’après l’activité ou la passivité de l’investigation, ne sont pas soutenables. En effet, l’observateur et l’expérimentateur sont des investigateurs qui cherchent à constater les faits de leur mieux et qui emploient à cet effet des moyens d’étude plus ou moins compliqués, selon la complexité des phénomènes qu’ils étudient. Ils peuvent, l’un et l’autre, avoir besoin de la même activité manuelle et intellectuelle, de la même habileté, du même esprit d’invention, pour créer et perfectionner les divers appareils ou instruments d’investigation qui leur sont communs pour la plupart. Chaque science a en quelque sorte un genre d’investigation qui lui est propre et un attirail d’instruments et de procédés spéciaux. Cela se conçoit d’ailleurs puisque chaque science se distingue par la nature de ses problèmes et par la diversité des phénomènes qu’elle étudie. L’investigation médicale est la plus compliquée de toutes ; elle comprend tous les procédés qui sont propres aux recherches anatomiques, physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, et, de plus, en se développant, elle emprunte à la chimie et à la physique une foule de moyens de recherches qui deviennent pour elle de puissants auxiliaires. Tous les progrès des sciences expérimentales se mesurent par le perfectionnement de leurs moyens d’investigation. Tout l’avenir de la médecine expérimentale est subordonné à la création d’une méthode de recherche applicable avec fruit à l’étude des phénomènes de la vie, soit à l’état normal, soit à l’état pathologique. Je n’insisterai pas ici sur la nécessité d’une telle méthode d’investigation expérimentale en médecine, et je n’essayerai pas même d’en énumérer les difficultés. Je me bornerai à dire que toute ma vie scientifique est vouée à concourir pour ma part à cette œuvre immense que la science moderne aura la gloire d’avoir comprise et le mérite d’avoir inaugurée, en laissant aux siècles futurs le soin de la continuer et de la fonder définitivement. Les deux volumes qui constitueront mon ouvrage sur les Principes de la médecine expérimentale seront uniquement consacrés au développement de procédés d’investigation expérimentale appliqués à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Mais comme il est impossible à un seul d’envisager toutes les faces de l’investigation médicale, et pour me limiter encore dans un sujet aussi vaste, je m’occuperai plus particulièrement de la régularisation des procédés de vivisections zoologiques. Cette branche de l’investigation biologique est sans contredit la plus délicate et la plus difficile ; mais je la considère comme la plus féconde et comme étant celle qui peut être d’une plus grande utilité immédiate à l’avancement de la médecine expérimentale.
Dans l’investigation scientifique, les moindres procédés sont de la plus haute importance. Le choix heureux d’un animal, un instrument construit d’une certaine façon, l’emploi d’un réactif au lieu d’un autre, suffisent souvent pour résoudre les questions générales les plus élevées. Chaque fois qu’un moyen nouveau et sûr d’analyse expérimentale surgit, on voit toujours la science faire des progrès dans les questions auxquelles ce moyen peut être appliqué. Par contre, une mauvaise méthode et des procédés de recherche défectueux peuvent entraîner dans les erreurs les plus graves et retarder la science en la fourvoyant. En un mot, les plus grandes vérités scientifiques ont leurs racines dans les détails de l’investigation expérimentale qui constituent en quelque sorte le sol dans lequel ces vérités se développent.
Il faut avoir été élevé et avoir vécu dans les laboratoires pour bien sentir toute l’importance de tous ces détails de procédés d’investigation, qui sont si souvent ignorés et méprisés par les faux savants qui s’intitulent généralisateurs. Pourtant on n’arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu’autant qu’on aura expérimenté soi-même et remué dans l’hôpital, l’amphithéâtre ou le laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie. On a dit quelque part que la vraie science devait être comparée à un plateau fleuri et délicieux sur lequel on ne pouvait arriver qu’après avoir gravi des pentes escarpées et s’être écorché les jambes à travers les ronces et les broussailles. S’il fallait donner une comparaison qui exprimât mon sentiment sur la science de la vie, je dirais que c’est un salon superbe tout resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu’en passant par une longue et affreuse cuisine.
Nous venons de voir, qu’au point de vue de l’art de l’investigation, l’observation et l’expérience ne doivent être considérées que comme des faits mis en lumière par l’investigateur, et nous avons ajouté que la méthode d’investigation ne distingue pas celui qui observe de celui qui expérimente. Où donc se trouve dès lors, demandera-t-on, la distinction entre l’observateur et l’expérimentateur ? La voici : on donne le nom d’observateur à celui qui applique les procédés d’investigation simples ou complexes à l’étude de phénomènes qu’il ne fait pas varier et qu’il recueille, par conséquent, tels que la nature les lui offre. On donne le nom d’expérimentateur à celui qui emploie les procédés d’investigation simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas. Dans ce sens, l’observation est l’investigation d’un phénomène naturel, et l’expérience est l’investigation d’un phénomène modifié par l’investigateur. Cette distinction qui semble être tout extrinsèque et résider simplement dans une définition de mots, donne cependant, comme nous allons le voir, le seul sens suivant lequel il faut comprendre la différence importante qui sépare les sciences d’observation des sciences d’expérimentation ou expérimentales.
Nous avons dit, dans un paragraphe précédent, qu’au point de vue du raisonnement expérimental les mots observation et expérience pris dans un sens abstrait signifient, le premier, la constatation pure et simple d’un fait, le second, le contrôle d’une idée par un fait. Mais si nous n’envisagions l’observation que dans ce sens abstrait, il ne nous serait pas possible d’en tirer une science d’observation. La simple constatation des faits ne pourra jamais parvenir à constituer une science. On aurait beau multiplier les faits ou les observations, que cela n’en apprendrait pas davantage. Pour s’instruire, il faut nécessairement raisonner sur ce que l’on a observé, comparer les faits et les juger par d’autres faits qui servent de contrôle. Mais une observation peut servir de contrôle à une autre observation. De sorte qu’une science d’observation sera simplement une science faite avec des observations, c’est-à-dire une science dans laquelle on raisonnera sur des faits d’observation naturelle, tels que nous les avons définis plus haut. Une science expérimentale ou d’expérimentation sera une science faite avec des expériences, c’est-à-dire dans laquelle on raisonnera sur des faits d’expérimentation obtenus dans des conditions que l’expérimentateur a créées et déterminées lui-même.
Il y a des sciences qui, comme l’astronomie, resteront toujours pour nous des sciences d’observation, parce que les phénomènes qu’elles étudient sont hors de notre sphère d’action ; mais les sciences terrestres peuvent être à la fois des sciences d’observation et des sciences expérimentales. Il faut ajouter que toutes ces sciences commencent par être des sciences d’observation pure ; ce n’est qu’en avançant dans l’analyse des phénomènes qu’elles deviennent expérimentales, parce que l’observateur, se transformant en expérimentateur, imagine des procédés d’investigation pour pénétrer dans les corps et faire varier les conditions des phénomènes. L’expérimentation n’est que la mise en œuvre des procédés d’investigation qui sont spéciaux à l’expérimentateur.
Maintenant, quant au raisonnement expérimental, il sera absolument le même dans les sciences d’observation et dans les sciences expérimentales. Il y aura toujours jugement par une comparaison s’appuyant sur deux faits, l’un qui sert de point de départ, l’autre qui sert de conclusion au raisonnement. Seulement dans les sciences d’observation les deux faits seront toujours des observations ; tandis que dans les sciences expérimentales les deux faits pourront être empruntés à l’expérimentation exclusivement, ou à l’expérimentation et à l’observation à la fois, selon les cas et suivant que l’on pénètre plus ou moins profondément dans l’analyse expérimentale. Un médecin qui observe une maladie dans diverses circonstances, qui raisonne sur l’influence de ces circonstances, et qui en tire des conséquences qui se trouvent contrôlées par d’autres observations ; ce médecin fera un raisonnement expérimental quoiqu’il ne fasse pas d’expériences. Mais s’il veut aller plus loin et connaître le mécanisme intérieur de la maladie, il aura affaire à des phénomènes cachés, alors il devra expérimenter ; mais il raisonnera toujours de même.
Un naturaliste qui observe des animaux dans toutes les conditions de leur existence et qui tire de ces observations des conséquences qui se trouvent vérifiées et contrôlées par d’autres observations, ce naturaliste emploiera la méthode expérimentale, quoiqu’il ne fasse pas de l’expérimentation proprement dite. Mais s’il lui faut aller observer des phénomènes dans l’estomac, il doit imaginer des procédés d’expérimentation plus ou moins complexes pour voir dans une cavité cachée à ses regards. Néanmoins le raisonnement expérimental est toujours le même ; Réaumur et Spallanzani appliquent également la méthode expérimentale quand ils font leurs observations d’histoire naturelle ou leurs expériences sur la digestion. Quand Pascal fit une observation barométrique au bas de la tour Saint-Jacques et qu’il en institua ensuite une autre sur le haut de la tour, on admet qu’il fit une expérience, et, cependant ce ne sont que deux observations comparées sur la pression de l’air, exécutées en vue de l’idée préconçue que cette pression devait varier suivant les hauteurs. Au contraire, quand Jenner[5] observait le coucou sur un arbre avec une longue vue afin de ne point l’effaroucher, il faisait une simple observation, parce qu’il ne la comparait pas à une première pour en tirer une conclusion et porter sur elle un jugement. De même un astronome fait d’abord des observations, et ensuite raisonne sur elles pour en tirer un ensemble de notions qu’il contrôle par des observations faites dans des conditions propres à ce but. Or cet astronome raisonne comme les expérimentateurs, parce que l’expérience acquise implique partout jugement et comparaison entre deux faits liés dans l’esprit par une idée.
Toutefois, ainsi que nous l’avons déjà dit, il faut bien distinguer l’astronome du savant qui s’occupe des sciences terrestres, en ce que l’astronome est forcé de se borner à l’observation, ne pouvant pas aller dans le ciel expérimenter sur les planètes. C’est là précisément, dans cette puissance de l’investigateur d’agir sur les phénomènes, que se trouve la différence qui sépare les sciences dites d’expérimentation, des sciences dites d’observation.
Laplace considère que l’astronomie est une science d’observation parce qu’on ne peut qu’observer le mouvement des planètes ; on ne saurait en effet les atteindre pour modifier leur marche et leur appliquer l’expérimentation. « Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des expériences ; dans le ciel, nous déterminons avec soin tous ceux que nous offrent les mouvements célestes.[6] » Certains médecins qualifient la médecine de science d’observation, parce qu’ils ont pensé à tort que l’expérimentation ne lui était pas applicable.
Au fond toutes les sciences raisonnent de même et visent au même but. Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi des phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou maîtriser ces phénomènes. Or, l’astronome prédit les mouvements des astres, il en tire une foule de notions pratiques, mais il ne peut modifier par l’expérimentation les phénomènes célestes comme le font le chimiste et le physicien pour ce qui concerne leur science.
Donc, s’il n’y a pas, au point de vue de la méthode philosophique, de différence essentielle entre les sciences d’observation et les sciences d’expérimentation, il en existe cependant une réelle au point de vue des conséquences pratiques que l’homme peut en tirer, et relativement à la puissance qu’il acquiert par leur moyen. Dans les sciences d’observation, l’homme observe et raisonne expérimentalement, mais il n’expéri- mente pas ; et dans ce sens on pourrait dire qu’une science d’observation est une science passive. Dans les sciences d’expérimentation, l’homme observe, mais de plus il agit sur la matière, en analyse les propriétés et provoque à son profit l’apparition de phénomènes, qui sans doute se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n’avait souvent pas encore réalisées. À l’aide de ces sciences expérimentales actives, l’homme devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création ; et l’on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la puissance qu’il peut acquérir sur la nature, par les progrès futurs des sciences expérimentales.
Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit demeurer une science d’observation ou devenir une science expérimentale. Sans doute la médecine doit commencer par être une simple observation clinique. Ensuite comme l’organisme forme par lui-même une unité harmonique, un petit monde (microcosme) contenu dans le grand monde (macrocosme), on a pu soutenir que la vie était indivisible et qu’on devait se borner à observer les phénomènes que nous offrent dans leur ensemble les organismes vivants sains et malades, et se contenter de raisonner sur les faits observés. Mais si l’on admet qu’il faille ainsi se limiter et si l’on pose en principe que la médecine n’est qu’une science passive d’observation, le médecin ne devra pas plus toucher au corps humain que l’astronome ne touche aux planètes. Dès lors l’anatomie normale ou pathologique, les vivisections, appliquées à la physiogie ; à la pathologie et à la thérapeutique, tout cela est complètement inutile. La médecine ainsi conçue ne peut conduire qu’à l’expectation et à des prescriptions hygiéniques plus ou moins utiles ; mais c’est la négation d’une médecine active, c’est-à-dire d’une thérapeutique scientifique et réelle.
Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans l’examen d’une définition aussi importante que celle de la médecine expérimentale. Je me réserve de traiter ailleurs cette question avec tout le développement nécessaire. Je me borne à donner simplement ici mon opinion, en disant que je pense que la médecine est destinée à être une science expérimentale et progressive ; et c’est précisément par suite de mes convictions à cet égard que je compose cet ouvrage, dans le but de contribuer pour ma part à favoriser le développement de cette médecine scientifique ou expérimentale.
Malgré la différence importante que nous venons de signaler entre les sciences dites d’observation et les sciences dites d’expérimentation, l’observateur et l’expérimentateur n’en ont pas moins, dans leurs investigations, pour but commun et immédiat d’établir et de constater des faits ou des phénomènes aussi rigoureusement que possible, et à l’aide des moyens les mieux appropriés ; ils se comportent absolument comme s’il s’agissait de deux observations ordinaires. Ce n’est en effet qu’une constatation de fait dans les deux cas ; la seule différence consiste en ce que le fait que doit constater l’expérimentateur ne s’étant pas présenté naturellement à lui, il a dû le faire apparaître, c’est-à-dire le provoquer par une raison particulière et dans un but déterminé. D’où il suit que l’on peut dire : l’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée dans un but quelconque. Dans la méthode expérimentale, la recherche des faits, c’est-à-dire l’investigation, s’accompagne toujours d’un raisonnement, de sorte que le plus ordinairement l’expérimentateur fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur d’une idée expérimentale. Alors on peut dire que, dans ce cas, l’expérience est une observation provoquée dans un but de contrôle.
Toutefois il importe de rappeler ici, afin de compléter notre définition et de l’étendre aux sciences d’observation, que, pour contrôler une idée, il n’est pas toujours absolument nécessaire de faire soi-même une expérience ou une observation. On sera seulement forcé de recourir à l’expérimentation, quand l’observation que l’on doit provoquer n’existe pas toute préparée dans la nature. Mais si une observation est déjà réalisée, soit naturellement, soit accidentellement, soit même par les mains d’un autre investigateur, alors on la prendra toute faite et on l’invoquera simplement pour servir de vérification à l’idée expérimentale. Ce qui se résumerait encore en disant que, dans ce cas, l’expérience n’est qu’une observation invoquée dans un but de contrôle. D’où il résulte que, pour raisonner expérimentalement, il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer ensuite des faits, c’est-à-dire des observations, pour contrôler cette idée préconçue.
Nous examinerons plus loin l’importance de l’idée expérimentale préconçue, qu’il nous suffise de dire dès à présent que l’idée en vertu de laquelle l’expérience est instituée peut être plus ou moins bien définie, suivant la nature du sujet et suivant l’état de perfection de la science dans laquelle on expérimente. En effet, l’idée directrice de l’expérience doit renfermer tout ce qui est déjà connu sur le sujet, afin de guider plus sûrement la recherche vers les problèmes dont la solution peut être féconde pour l’avancement de la science. Dans les sciences constituées, comme la physique et la chimie, l’idée expérimentale se déduit comme une conséquence logique des théories régnantes, et elle est soumise dans un sens bien défini au contrôle de l’expérience ; mais quand il s’agit d’une science dans l’enfance, comme la médecine, où existent des questions complexes ou obscures non encore étudiées, l’idée expérimentale ne se dégage pas toujours d’un sujet aussi vague. Que faut-il faire alors ? Faut-il s’abstenir et attendre que les observations, en se présentant d’elles-mêmes, nous apportent des idées plus claires ? On pourrait souvent attendre longtemps et même en vain ; on gagne toujours à expérimenter. Mais dans ces cas on ne pourra se diriger que d’après une sorte d’intuition, suivant les probabilités que l’on apercevra, et même si le sujet est complètement obscur et inexploré, le physiologiste ne devra pas craindre d’agir même un peu au hasard afin d’essayer, qu’on me permette cette expression vulgaire, de pêcher en eau trouble. Ce qui veut dire qu’il peut espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu’il produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes d’expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l’état complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des expériences pour voir parce qu’elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d’avance, mais dont l’apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche.
Comme on le voit, il y a des cas où l’on expérimente sans avoir une idée probable à vérifier. Cependant l’expérimentation, dans ce cas, n’en est pas moins destinée à provoquer une observation, seulement elle la provoque en vue d’y trouver une idée qui lui indiquera la route ultérieure à suivre dans l’investigation. On peut donc dire alors que l’expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée.
En résumé, l’investigateur cherche et conclut ; il comprend l’observateur et l’expérimentateur ; il poursuit la découverte d’idées nouvelles, en même temps qu’il cherche des faits pour en tirer une conclusion ou une expérience propre à contrôler d’autres idées.
Dans un sens général et abstrait, l’expérimentateur est donc celui qui invoque ou provoque, dans des conditions déterminées, des faits d’observation pour en tirer l’enseignement qu’il désire, c’est-à-dire l’expérience. L’observateur est celui qui obtient les faits d’observation et qui juge s’ils sont bien établis et constatés à l’aide de moyens convenables. Sans cela, les conclusions basées sur ces faits seraient sans fondement solide. C’est ainsi que l’expérimentateur doit être en même temps bon observateur, et que dans la méthode expérimentale, l’expérience et l’observation marchent toujours de front.
Le savant qui veut embrasser l’ensemble des principes de la méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et posséder deux qualités de l’esprit qui sont indispensables pour atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité. D’abord le savant doit avoir une idée qu’il soumet au contrôle des faits ; mais en même temps il doit s’assurer que les faits qui servent de point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien établis ; c’est pourquoi il doit être lui-même à la fois observateur et expérimentateur.
L’observateur, avons-nous dit, constate purement et simplement le phénomène qu’il a sous les yeux. Il ne doit avoir d’autre souci que de se prémunir contre les erreurs d’observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. À cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l’aider à rendre son observation plus complète. L’observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue ; l’esprit de l’observateur doit être passif, c’est-à-dire se taire ; il écoute la nature et écrit sous sa dictée.
Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l’idée arrive, le raisonnement intervient et l’expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène.
L’expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en vertu d’une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l’expérience de manière que, dans l’ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l’hypothèse ou à l’idée préconçue. Pour cela l’expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu’il se propose. Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. L’esprit de l’expérimentateur doit être actif, c’est-à-dire qu’il doit interroger la nature et lui poser les questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées.
Mais, une fois les conditions de l’expérience instituées et mises en œuvre d’après l’idée préconçue ou la vue anticipée de l’esprit, il va, ainsi que nous l’avons déjà dit, en résulter une observation provoquée ou préméditée. Il s’ensuit l’apparition de phénomènes que l’expérimentateur a déterminés, mais qu’il s’agira de constater d’abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on pourra en tirer relativement à l’idée expérimentale qui les a fait naître.
Or, dès le moment où le résultat de l’expérience se manifeste, l’expérimentateur se trouve en face d’une véritable observation qu’il a provoquée, et qu’il faut constater, comme toute observation, sans aucune idée préconçue. L’expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en observateur ; et ce n’est qu’après qu’il aura constaté les résultats de l’expérience absolument comme ceux d’une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et juger si l’hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée plus haut, je dirai que l’expérimentateur pose des questions à la nature ; mais que, dès qu’elle parle, il doit se taire ; il doit constater ce qu’elle répond, l’écouter jusqu’au bout, et, dans tous les cas, se soumettre à ses décisions. L’expérimentateur doit forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans doute, l’expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l’attaquant et en lui posant des questions dans tous les sens ; mais il ne doit jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses réponses en ne prenant dans l’expérience que la partie des résultats qui favorisent ou confirment l’hypothèse. Nous verrons ultérieurement que c’est là un des plus grands écueils de la méthode expérimentale. L’expérimentateur qui continue à garder son idée préconçue, et qui ne constate les résultats de l’expérience qu’à ce point de vue, tombe nécessairement dans l’erreur, parce qu’il néglige de constater ce qu’il n’avait pas prévu et fait alors une observation incomplète. L’expérimentateur ne doit pas tenir à son idée autrement que comme à un moyen de solliciter une réponse de la nature. Mais il doit soumettre son idée à la nature et être prêt à l’abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que l’observation des phénomènes qu’il a provoqués lui enseignera.
Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de l’expérience ; la deuxième consiste à constater les résultats de l’expérience. Il n’est pas possible d’instituer une expérience sans une idée préconçue ; instituer une expérience, avons-nous dit, c’est poser une question ; on ne conçoit jamais une question sans l’idée qui sollicite la réponse. Je considère donc, en principe absolu, que l’expérience doit toujours être instituée en vue d’une idée préconçue, peu importe que cette idée soit plus ou moins vague, plus ou moins bien définie. Quant à la constatation des résultats de l’expérience, qui n’est elle-même qu’une observation provoquée, je pose également en principe qu’elle doit être faite là comme dans toute autre observation, c’est-à-dire sans idée préconçue.
On pourrait encore distinguer et séparer dans l’expérimentateur celui qui prémédite et institue l’expérience de celui qui en réalise l’exécution ou en constate les résultats. Dans le premier cas, c’est l’esprit de l’inventeur scientifique qui agit ; dans le second, ce sont les sens qui observent ou constatent. La preuve de ce que j’avance nous est fournie de la manière la plus frappante par l’exemple de Fr. Huber[7]. Ce grand naturaliste, quoique aveugle, nous a laissé d’admirables expériences qu’il concevait et faisait ensuite exécuter par son domestique, qui n’avait pour sa part aucune idée scientifique. Huber était donc l’esprit directeur qui instituait l’expérience ; mais il était obligé d’emprunter les sens d’un autre. Le domestique représentait les sens passifs qui obéissent à l’intelligence pour réaliser l’expérience instituée en vue d’une idée préconçue.
Ceux qui ont condamné l’emploi des hypothèses et des idées préconçues dans la méthode expérimentale ont eu tort de confondre l’invention de l’expérience avec la constatation de ses résultats. Il est vrai de dire qu’il faut constater les résultats de l’expérience avec un esprit dépouillé d’hypothèses et d’idées préconçues. Mais il faudrait bien se garder de proscrire l’usage des hypothèses et des idées quand il s’agit d’instituer l’expérience ou d’imaginer des moyens d’observation. On doit, au contraire, comme nous le verrons bientôt, donner libre carrière à son imagination ; c’est l’idée qui est le principe de tout raisonnement et de toute invention, c’est à elle que revient toute espèce d’initiative. On ne saurait l’étouffer ni la chasser sous prétexte qu’elle peut nuire, il ne faut que la régler et lui donner un critérium, ce qui est bien différent.
Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1° Il constate un fait ; 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3º en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4º De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu’il faut observer, et ainsi de suite. L’esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l’une qui sert de point de départ au raisonnement, et l’autre qui lui sert de conclusion.
Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les diverses opérations du raisonnement expérimental. Mais quand tout cela se passe à la fois dans la tête d’un savant qui se livre à l’investigation dans une science aussi confuse que l’est encore la médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte de l’observation et ce qui appartient à l’expérience, qu’il serait impossible et d’ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes. Il suffira de retenir en principe que l’idée à priori ou mieux l’hypothèse est le stimulus de l’expérience, et qu’on doit s’y laisser aller librement, pourvu qu’on observe les résultats de l’expérience d’une manière rigoureuse et complète. Si l’hypothèse ne se vérifie pas et disparaît, les faits qu’elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science.
L’observateur et l’expérimentateur répondraient donc à des phases différentes de la recherche expérimentale. L’observateur ne raisonne plus, il constate ; l’expérimentateur, au contraire, raisonne et se fonde sur les faits acquis pour en imaginer et en provoquer rationnellement d’autres. Mais, si l’on peut, dans la théorie et d’une manière abstraite, distinguer l’observateur de l’expérimentateur, il semble impossible dans la pratique de les séparer, puisque nous voyons que nécessairement le même investigateur est alternativement observateur et expérimentateur.
C’est en effet ainsi que cela a lieu constamment quand un même savant découvre et développe à lui seul toute une question scientifique. Mais il arrive le plus souvent que, dans l’évolution de la science, les diverses parties du raisonnement expérimental sont le partage de plusieurs hommes. Ainsi il en est qui, soit en médecine, soit en histoire naturelle, n’ont fait que recueillir et rassembler des observations ; d’autres ont pu émettre des hypothèses plus ou moins ingénieuses et plus ou moins probables fondées sur ces observations ; puis d’autres sont venus réaliser expérimentalement les conditions propres à faire naître l’expérience qui devait contrôler ces hypothèses ; enfin il en est d’autres qui se sont appliqués plus particulièrement à généraliser et à systématiser les résultats obtenus par les divers observateurs et expérimentateurs. Ce morcellement du domaine expérimental est une chose utile, parce que chacune de ses diverses parties s’en trouve mieux cultivée. On conçoit, en effet, que dans certaines sciences les moyens d’observation et d’expérimentation devenant des instruments tout à fait spéciaux, leur maniement et leur emploi exigent une certaine habitude et réclament une certaine habileté manuelle ou le perfectionnement de certains sens. Mais si j’admets la spécialité pour ce qui est pratique dans la science, je la repousse d’une manière absolue pour tout ce qui est théorique. Je considère en effet que faire sa spécialité des généralités est un principe antiphilosophique et antiscientifique, quoiqu’il ait été proclamé par une école philosophique moderne qui se pique d’être fondée sur les sciences.
Toutefois la science expérimentale ne saurait avancer par un seul des côtés de la méthode pris séparément ; elle ne marche que par la réunion de toutes les parties de la méthode concourant vers un but commun. Ceux qui recueillent des observations ne sont utiles que parce que ces observations sont ultérieurement introduites dans le raisonnement expérimental ; autrement l’accumulation indéfinie d’observations ne conduirait à rien. Ceux qui émettent des hypothèses à propos des observations recueillies par les autres, ne sont utiles qu’autant que l’on cherchera à vérifier ces hypothèses en expérimentant ; autrement ces hypothèses non vérifiées ou non vérifiables par l’expérience n’engendreraient que des systèmes, et nous reporteraient à la scolastique. Ceux qui expérimentent, malgré toute leur habileté, ne résoudront pas les questions s’ils ne sont inspirés par une hypothèse heureuse fondée sur des observations exactes et bien faites. Enfin ceux qui généralisent ne pourront faire des théories durables qu’autant qu’ils connaîtront par eux-mêmes tous les détails scientifiques que ces théories sont destinées à représenter. Les généralités scientifiques doivent remonter des particularités aux principes ; et les principes sont d’autant plus stables qu’ils s’appuient sur des détails plus profonds, de même qu’un pieu est d’autant plus solide qu’il est enfoncé plus avant dans la terre.
On voit donc que tous les termes de la méthode expérimentale sont solidaires les uns des autres. Les faits sont les matériaux nécessaires ; mais c’est leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie véritablement la science. L’idée formulée par les faits représente la science. L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience. Le raisonnement ne sert qu’à donner une forme à nos idées, de sorte que tout se ramène primitivement et finalement à une idée. C’est l’idée qui constitue, ainsi que nous allons le voir, le point de départ ou le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu.
- ↑ Zimmermann, Traité sur l’expérience en médecine. Paris, 1774, t. I, p. 45.
- ↑ W. Beaumont, Exper. and Obs. on the gastric Juice and the physiological Digestion. Boston, 1834.
- ↑ Lallemand, Propositions de pathologie tendant à éclairer plusieurs points de physiologie. Thèse. Paris, 1818 ; 2e édition, 1824.
- ↑ Laromiguière, Discours sur l’identité. Œuvres, t. i, p. 329.
- ↑ Jenner, On the natural history of the Cuckoo (Philosophical Transactions, 1788, chap. XVI, p. 432).
- ↑ Laplace, Système du monde, ch. II.
- ↑ François Huber, Nouvelles observations sur les Abeilles, 2° édition augmentée par son fils, Pierre Huber. Genève, 1814.