Introduction à la psychologie expérimentale/2

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Chapitre II : Les Méthodes psychologiques


CHAPITRE II

LES MÉTHODES PSYCHOLOGIQUES


On n’a pas toujours été d’accord sur les limites à poser entre la psychologie et les sciences voisines. On sait que les auteurs de l’école spiritualiste avaient une tendance marquée à restreindre le domaine de la psychologie, et ils évitaient de toucher à un grand nombre de problèmes sous le prétexte un peu frivole que ces problèmes ressortissaient à la physiologie. De nos jours, la psychologie est devenue envahissante, et l’on trouve dans l’outillage de nos laboratoires un si grand nombre d’appareils graphiques, électriques et autres que nous avons empruntés à la physiologie qu’on a parfois quelque peine à établir une ligne de démarcation entre la psychologie proprement dite et la physiologie du système nerveux.

Nos études ont cependant une caractéristique qui, bien comprise, empêchera toute confusion. On sait ce que veut dire le mot introspection, qui a pour synonyme sens intime, sens interne, conscience, etc.

C’est l’acte par lequel nous percevons directement ce qui se passe en nous, nos pensées, nos souvenirs, nos émotions. L’introspection, peut-on dire, est la base de la psychologie, elle caractérise la psychologie d’une manière si précise que toute étude qui se fait par l’introspection mérite de s’appeler psychologique, et que toute étude qui se fait par une autre méthode relève d’une autre science. Nous nous permettons d’insister sur ce point, que les recherches modernes de psychologie physiologique ont parfois fait perdre de vue.

Il faut bien comprendre que nous prenons ici le mot introspection dans le sens le plus large. Souvent, on ne désigne par ce mot que le cas bien connu du philosophe, qui, suivant une image légendaire, se replie sur lui-même pour s’observer et s’analyser. Ce n’est là qu’une des nombreuses circonstances, et non la meilleure, où l’introspection trouve l’occasion de s’exercer. Lorsqu’on invite plusieurs personnes à s’observer, sur un point déterminé, lorsqu’on interroge des personnes sur leurs impressions internes et qu’on synthétise ensuite leurs témoignages, lorsqu’on les soumet à certaines expériences et qu’on leur demande ensuite de chercher à se rendre compte de l’effet que ces expériences ont produit sur leur conscience, lorsque enfin, sans les interroger, sans même les avertir qu’on les soumet à une étude, on observe leurs gestes, leurs jeux de physionomie, leurs paroles, leurs jugements et leur conduite, et que de ces signes extérieurs on infère qu’elles éprouvent certaines émotions et certaines passions, — dans tous ces cas, et dans bien d’autres que nous pourrions ajouter à la liste, on arrive, soit d’une manière directe, soit d’une manière détournée, soit avec certitude, soit avec chances d’erreur, à lire dans les états mentaux d’une personne, et à se représenter ces états comme si on les éprouvait personnellement ; or, faire l’étude de phénomènes de cette nature, c’est faire de l’introspection, et par conséquent de la psychologie.

Mais après avoir fait sentir le caractère commun de toutes les recherches différentes que nous venons d’énumérer, il importe de dire que les circonstances dans lesquelles se fait l’introspection ont une influence capitale sur la valeur de cette méthode. Ces circonstances appartiennent à deux genres ; dans certains cas on fait de l’observation, dans d’autres cas on expérimente, et l’introspection présente des caractères différents suivant qu’elle prend la forme de l’observation, ou la forme d’une expérience véritable.

Les physiologistes qui, comme Claude Bernard, se piquent de philosophie, ont pris le soin de distinguer l’observation et l’expérience ; et ils sont arrivés à cette conclusion que l’expérience ne diffère pas sensiblement de l’observation, car elle ne serait autre chose qu’une observation provoquée ; définition qui, on doit le reconnaître, s’applique assez exactement aux recherches physiologiques ; la vivisection est une expérience parce qu’elle consiste dans une certaine opération chirurgicale qui prépare et provoque l’observation.

Cette définition ne serait pas suffisante en psychologie, et il faut la remplacer par une autre. Avec les philosophes, nous donnerons le nom d’observation à l’acte qui consiste à saisir un phénomène psychologique tel qu’il est, tel qu’il se présente, avec les caractères qu’il possède naturellement, et les conditions qui l’entourent ; on fait de l’observation quand on étudie en soi-même, par le souvenir, les signes de la colère ; de l’observation encore, quand on interroge méthodiquement un malade, jour par jour, sur ses idées fixes et sur son état mental en général. L’expérimentation est d’un tout autre ordre ; elle suppose qu’on a constaté une liaison, une relation entre le phénomène psychologique et un autre phénomène sur lequel on a prise ; l’expérimentation consiste à exploiter cette liaison de phénomènes, en cherchant à modifier l’un des deux termes pour connaître les effets de cette modification sur l’autre. L’exemple type est l’étude psychologique sur les sensations ; au moyen d’une certaine excitation, poids, lumière, odeur, peu importe, on agit sur la conscience d’un sujet, on la modifie d’une certaine manière ; le sujet, interrogé, fait part de son introspection, il décrit ce qu’il ressent ; puis, on modifie l’excitation, on modifie sa nature, son degré, son siège, ses concomitants, et on recherche quel est le nouvel état de sensation qui résulte de cette modification.

En adoptant cette distinction fondamentale, nous diviserons ce livre en deux parties ; la première sera consacrée aux méthodes d’expérimentation, la seconde aux méthodes d’observation.

Dans la première partie, nous réunirons les études sur la sensation, le mouvement, la mémoire et la psychométrie. Dans la seconde partie, nous traiterons spécialement des enquêtes de psychologie qui se font par questionnaires.

En entrant dans le détail des méthodes et des expériences, on s’apercevra qu’en général les études sont d’autant plus précises et plus satisfaisantes qu’elles s’appliquent à des points plus limités, et qu’au contraire les investigations qui portent sur de vastes ensembles et donnent une idée synthétique de l’esprit ont le tort de produire des résultats vagues et invérifiables. Ainsi l’étude sur les sensations, telle qu’on peut la concevoir aujourd’hui, est une des parties les plus achevées de la psychologie ; on y atteint le degré désirable de rigueur ; mais en général l’expérimentation ne porte que sur un détail qui, aux yeux des profanes, paraît tellement infime et insignifiant, qu’il ne mériterait nullement les longues et patientes études dont il est l’objet : lorsqu’on voit par exemple ce qu’il a fallu de recherches pour se rendre compte de petits faits relatifs à l’influence de l’intensité de l’excitation sur la sensation, l’esprit impatient de plus d’un psychologue s’insurge contre ces recherches fastidieuses qui n’ont, semble-t-il, qu’une portée limitée et on préfère volontiers des généralisations mêmes hâtives sur la nature de l’esprit et le caractère de ses tendances.

Il est de fait qu’on publie en moyenne un seul recueil d’observations pour dix ouvrages de grandes théories.