Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 36

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 379-387).


CHAPITRE XXXVI.


Ne dis point que mon art est une imposture. Tout le monde vit par la fausseté, le déguisement, la dissimulation. C’est avec le déguisement que le mendiant demande l’aumône, et que le courtisan licencieux obtient des terres, des titres, un rang et du pouvoir. Le clergé ne le dédaigne point, et le hardi soldat en fait usage pour améliorer son service, pour monter en grade. Chacun en fait usage ; et celui qui se contente de paraître ce qu’il est n’aura pas grand crédit à l’église, dans les camps et à la cour. Ainsi va le monde.
Ancienne comédie.


Albert Malvoisin, président, ou, pour parler le langage de l’ordre, précepteur de l’établissement de Templestowe, était frère de ce Philippe Malvoisin dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et, de même que le baron, était intimement lié avec Brian de Bois-Guilbert. Parmi les hommes dissolus et dénués de tout principe qui ne se trouvaient qu’en trop grand nombre dans son ordre, Albert pouvait réclamer une des premières places. Il y avait néanmoins cette différence entre lui et Bois-Guilbert, qu’il savait couvrir ses vices et son ambition du voile de l’hypocrisie, et prendre le masque du fanatisme, quoiqu’il n’eût aucun sentiment religieux. Si l’arrivée du grand-maître n’eût pas été aussi soudaine qu’inattendue, il n’aurait rien vu à Templestowe qui pût indiquer le moindre relâchement dans la discipline. Pris au dépourvu, si l’on peut parler ainsi, Albert Malvoisin écouta avec tant de marques de respect et de contrition les réprimandes de son supérieur, et mit tant d’empressement à réparer les abus dont il se plaignait ; en un mot, il réussit tellement bien à donner un air de dévotion ascétique à une congrégation qui tout récemment encore offrait le spectacle de la licence et de la débauche la plus effrénée, que Lucas de Beaumanoir commença à prendre de la conduite du précepteur une meilleure opinion que les premières apparences ne l’avaient porté à en concevoir.

Mais ces sentiments favorables furent fortement ébranlés quand le grand-maître apprit qu’Albert avait toléré que l’on introduisît dans un établissement religieux confié à ses soins, une jeune et belle fille juive, qui, comme il y avait lieu de le craindre, était la maîtresse d’un chevalier de l’ordre. Aussi, lorsqu’il se présenta devant lui, Beaumanoir jeta sur le précepteur un regard plein de sévérité. « Il y a, dit-il, dans cette maison consacrée à Dieu, dans cette maison habitée par le saint ordre du Temple, une femme juive qu’y a amenée un de nos frères. Vous êtes de connivence avec lui, sire précepteur. »

Albert Malvoisin ne sut que répondre ; car l’infortunée Rébecca avait été enfermée dans une partie reculée du bâtiment, avec toutes les précautions imaginables pour empêcher que ce secret transpirât. Il lut dans les yeux de Beaumanoir la perte de Bois-Guilbert et la sienne, s’il ne parvenait à détourner l’orage qui les menaçait.

« Pourquoi gardez-vous le silence ? lui dit le grand-maître.

— M’est-il permis de parler ? » demanda le précepteur du ton de la plus profonde humilité, quoiqu’en faisant cette question il ne cherchât qu’à gagner du temps afin de mettre de l’ordre dans ses idées.

« Parle, nous te le permettons, répondit le grand maître ; parle, et dis-nous si tu connais le chapitre de nos saints statuts, qui a pour titre : De commilitionibus Templi in sancta Civitate, qui cum miserrimis mulieribus versantur, propter oblectationem carnis[1] ?

— Assurément, très révérend grand-maître, je ne suis pas parvenu à la haute dignité que j’occupe sans connaître une des plus importantes prohibitions de notre sainte règle.

— Comment se fait-il donc, je te le demande de nouveau, que tu aies souffert qu’un de nos frères amenât sa maîtresse, et même une sorcière juive, dans notre sainte maison, pour la profaner par sa présence impure ?

— Une sorcière juive ! répéta Malvoisin ; que les saints anges nous protègent !

— Oui, mon frère, une juive, une sorcière. Oseras-tu nier que cette Rébecca, fille de ce misérable usurier Isaac d’York, et élève de l’infâme sorcière Miriam, ne soit en ce moment (j’ai honte de le dire, et même de le penser) logée dans cette préceptorerie ?

— Votre sagesse, éminentissime père, vient de dissiper les ténèbres qui obscurcissaient mon entendement. Je ne pouvais, en effet, revenir de mon étonnement en voyant un digne chevalier tel que Brian de Bois-Guilbert si passionnément épris des charmes de cette fille, que je n’ai reçue dans cette maison que pour opposer une barrière aux progrès de leur intimité, qui menaçait d’être cimentée par la perte de l’âme de notre vaillant et vertueux frère.

— Bois-Guilbert n’a donc point encore contrevenu à son vœu ? Pourriez-vous l’affirmer ?

— Sous ce toit ? » répondit le précepteur en faisant un signe de croix : « sainte Madeleine et les onze mille Vierges nous en préservent ! Non, si j’ai commis une faute en la recevant ici, cette faute, je l’ai commise dans la pensée que c’était le seul moyen d’arracher du cœur de notre frère l’attachement insensé qu’il a conçu pour cette juive ; car cet attachement me parut tellement extraordinaire, si peu naturel, que je ne pouvais l’attribuer qu’à un accès de démence plutôt digne de pitié que de reproches. Mais, puisque votre haute sagesse a découvert que cette juive est une sorcière, la cause de cet inconcevable égarement est expliquée.

— Oui, sans aucun doute, elle est expliquée, s’écria Beaumanoir. Tu vois, Conrad, le danger de céder aux premières tentations, aux séductions de Satan ! Nous portons nos regards sur une femme, uniquement pour satisfaire le plaisir des yeux, pour contempler ce qu’on appelle la beauté ; et le vieil ennemi, qui sans cesse rôde autour de nous, complète par les talismans et les sortilèges l’œuvre de notre perte, commencée par l’oisiveté et l’imprudence. Peut-être notre frère Bois-Guilbert mérite-t-il en cette occasion la pitié plutôt qu’un châtiment sévère, peut-être sera-t-il plus juste de lui offrir l’appui du bâton pastoral, que de le châtier avec la verge ; peut-être enfin nos avis et nos prières suffiront-ils pour le guérir de sa folie et pour le rendre à ses frères.

— Ce serait une calamité pour notre ordre, dit Conrad Montfichet, s’il venait à perdre une de ses meilleures lances dans un temps où il a besoin du secours de tous ses enfants. Brian de Bois-Guilbert a tué de sa propre main au moins trois cents Sarrasins.

— Le sang de ces chiens maudits, dit le grand-maître, sera une offrande agréable aux saints et aux anges qu’ils méprisent et qu’ils blasphèment ; et, avec leur aide, nous empêcherons l’effet des sortilèges et des enchantements que l’on a jetés, comme un filet, sur notre frère. Il rompra les liens de cette Dalila, comme Samson rompit les deux cordes neuves dont les Philistins l’avaient lié, et il immolera encore des monceaux d’infidèles. Quant à cette misérable sorcière qui a choisi un soldat du saint Temple pour exercer sur lui son art infernal, elle mourra.

— Mais les lois d’Angleterre… » dit le précepteur, qui, bien qu’il vît avec plaisir que le ressentiment du grand-maître ne se portait plus sur lui ni sur Bois-Guilbert, et prenait une autre direction, commençait à craindre qu’il ne le portât trop loin.

« Les lois d’Angleterre, répondit Beaumanoir, permettent et enjoignent à chaque juge de faire exécuter ses jugements dans sa juridiction. Eh quoi ! le plus mince baron peut faire arrêter, peut juger et condamner une sorcière qui serait trouvée dans ses domaines, et le même pouvoir serait refusé au grand-maître du Temple, dans une préceptorerie de son ordre ! Non, nous la jugerons, nous la condamnerons. La sorcière disparaîtra de la surface de la terre, et les fautes qu’elle a fait commettre seront oubliées. Faites préparer la grande salle du château pour le jugement. »

Albert Malvoisin fit un salut respectueux, et se retira, non pour faire préparer la grande salle, mais pour chercher Brian de Bois-Guilbert, et l’instruire de ce qui se passait. Il le trouva bientôt, mais transporté de fureur à la suite d’un nouveau refus que Rébecca venait de lui faire essuyer.

« L’ingrate ! s’écriait-il, mépriser celui qui, au milieu des flammes et du carnage, lui a sauvé la vie au risque de la sienne ! De par le ciel, Malvoisin, pour la sauver j’ai parcouru le château de Front-de-Bœuf dans un moment où les planchers et la toiture s’écroulaient avec un fracas épouvantable. J’étais le but vers lequel se dirigeaient cent flèches qui retentissaient sur mon armure avec un bruit semblable à celui de la grêle sur un treillis, et, m’oubliant moi-même, je n’ai fait usage de mon bouclier que pour la garantir de tout danger. Voilà ce que j’ai fait pour elle, et maintenant l’ingrate, la cruelle, me reproche de ne pas l’avoir laissée périr ! Elle me refuse non seulement la plus légère preuve de reconnaissance, mais même le plus petit espoir que jamais elle veuille m’en accorder. Le diable, qui inspire tant d’obstination à sa race, semble lui en avoir donné plus qu’à personne.

— Je crois, dit le précepteur, que vous êtes tous deux possédés du diable. Combien de fois ne t’ai-je pas prêché, sinon la continence, du moins la prudence ? Ne vous ai je pas dit que vous trouveriez ici bon nombre de filles chrétiennes qui s’imputeraient à crime de refuser à un si brave chevalier le don d’amoureuse merci ; et il faut que vous vous entêtiez d’une juive opiniâtre qui ne veut faire que sa volonté : En vérité, je crois que le vieux Lucas de Beaumanoir a deviné juste en disant qu’elle a jeté un sort sur vous.

— Lucas de Beaumanoir ! s’écria Bois-Guilbert. Sont-ce là vos précautions, Malvoisin ? Tu as souffert que ce vieux radoteur apprît que Rébecca est dans la préceptorerie ?

— Comment pouvais-je l’empêcher ? Je n’ai rien négligé pour lui cacher ce secret ; mais il est trahi ; et si c’est par le diable ou par un homme, il n’y a que le diable qui le sache. J’ai cependant arrangé les choses aussi bien que j’ai pu. Vous n’avez rien à craindre si vous renoncez à Rébecca. On vous plaint, on vous regarde comme une victime de la sorcellerie. Quant à Rébecca, c’est une sorcière, et elle périra comme telle.

— Elle ne périra pas, de par le ciel ! s’écria Bois-Guilbert.

— De par le ciel, il faut qu’elle périsse, et elle périra ! répliqua Malvoisin ; ni vous, ni qui que ce soit ne la sauvera. Lucas de Beaumanoir est fermement persuadé que la mort de la juive sera une offrande suffisante pour expier toutes les peccadilles amoureuses des chevaliers du Temple ; et tu sais que s’il se met dans la tête un dessein aussi raisonnable et aussi pieux, il aura aussi le pouvoir de l’exécuter.

— Les siècles futurs pourront-ils croire qu’un fanatisme aussi stupide ait jamais existé ? » s’écria Bois-Guilbert en se promenant à grands pas dans l’appartement.

« Je ne sais ce que croiront les siècles futurs, » dit Malvoisin d’un ton calme ; « mais je sais bien que dans celui-ci, sur cent individus, soit clercs, soit laïques, il s’en trouvera quatre-vingt-dix-neuf qui crieront amen à la sentence du grand-maître.

— J’y suis ! dit Bois-Guilbert. Albert, tu es mon ami. Il faut que tu favorises l’évasion de Rébecca, et je la ferai transporter dans un endroit plus sûr et plus secret.

— Quand je le voudrais, je ne le pourrais pas. La maison est remplie des gens de la suite du grand-maître, et tous lui sont dévoués ; tous ont l’œil ouvert sur nous ; c’est à eux qu’il a confié la garde de la porte et des murailles. D’ailleurs, à vous parler franchement, mon camarade, je ne suis nullement disposé à m’embarquer avec vous dans cette affaire, quand même je pourrais espérer de conduire ma barque heureusement au port. J’ai déjà couru assez de risques pour l’amour de vous ; je n’ai pas envie de courir encore celui de la dégradation, ou de la perte de ma préceptorerie, pour les beaux yeux d’une juive, quelque beaux qu’ils soient. Quant à vous, si vous voulez suivre mon avis, renoncez à votre vaine poursuite, et lancez vos chiens sur quelque autre gibier. Songes-y bien, Bois-Guilbert : le rang que tu occupes, les honneurs auxquels tu peux prétendre, tout dépend de ta conduite dans cette affaire. Si tu t’obstines à conserver ta folle passion pour cette Rébecca, tu fourniras à Beaumanoir l’occasion de t’expulser, et il ne la négligera pas. Il est jaloux de son autorité, et il n’ignore pas que lorsque le bâton de commandement, qu’il ne tient plus que d’une main tremblante, lui échappera, la tienne est prête à le saisir. Ne doute pas qu’il ne cherche à te perdre, si tu lui en offres un prétexte si plausible en prenant sous ta protection une sorcière juive. Laisse-lui le champ libre dans cette affaire, puisque tu ne saurais t’y opposer. Lorsque tu seras investi du commandement suprême, lorsque tu tiendras d’une main ferme le bâton, symbole de ta dignité, alors tu pourras partager ta couche avec les filles de Juda, ou les faire brûler, comme bon te semblera.

— Malvoisin, dit Bois-Guilbert, ton sang-froid me prouve que tu es un…

— Un ami, » reprit le précepteur, se hâtant de mettre ce mot à la place de celui que Bois-Guilbert se disposait à prononcer, et qui probablement n’aurait pas été aussi agréable. « Oui, j’ai le sang-froid d’un ami, et je suis d’autant plus en état de donner un conseil. Je te dis encore une fois que tu ne peux sauver Rébecca ; je te répète que tu ne pourrais que périr avec elle. Va, cours trouver le grand-maître ; tombe à ses pieds, et dis-lui…

— Tomber à ses pieds ! Non ! non ! de par le ciel ! Mais je lui dirai à sa barbe, à la barbe de ce vieux radoteur, que…

— Tu as raison, » dit Malvoisin du ton le plus calme ; « oui, dis-lui à sa barbe que tu aimes ta juive jusqu’à la folie ; et plus tu lui feras connaître la violence de ta passion, plus il mettra d’empressement à détruire le charme en mettant à mort la belle enchanteresse. Et toi, convaincu par tes propres paroles d’avoir violé ton vœu, tu seras chassé de l’ordre. N’attends aucun secours de la part de nos frères ; tu verras s’évanouir, comme un vain rêve, la brillante perspective de puissance et de gloire qui s’ouvre devant toi, et tu n’auras d’autre ressource que d’aller lever ta lance mercenaire dans quelque misérable querelle entre la Flandre et la Bourgogne.

— Tu as raison, Malvoisin, » dit Brian de Bois-Guilbert après un moment de réflexion ? « je ne donnerai pas à ce vieux fanatique un tel avantage sur moi. Quant à Rébecca, elle ne mérite pas que je mette en péril, pour l’amour d’elle, mon rang actuel et les honneurs auxquels j’aspire. Oui, je la repousserai loin de moi, je l’abandonnerai à son sort, à moins que…

— Pas de restriction à une résolution si sage et si nécessaire, interrompit Malvoisin. Les femmes ne doivent être pour nous que des jouets destinés à égayer quelques heures de notre vie ; l’ambition est la seule affaire qu’il faille traiter sérieusement. Périssent mille fragiles jouets comme ta juive, plutôt que de te trouver arrêté au milieu de la brillante carrière qui s’ouvre devant toi ! Maintenant il faut nous séparer, car je craindrais même que l’on nous vît converser ensemble. D’ailleurs, j’ai reçu l’ordre de faire préparer la grande salle pour le jugement.

— Quoi ! si tôt ? demanda Bois-Guilbert.

— Oh ! » répondit le précepteur en le quittant, « un procès est bientôt terminé, lorsque le juge a prononcé d’avance la sentence.

— Rébecca, » dit Bois-Guilbert quand il fut seul, « il est probable que tu vas me coûter bien cher ! Que ne puis-je t’abandonner à ton sort, comme cet hypocrite me le conseille avec un cruel sang-froid ! Je veux faire encore un effort pour te sauver ; mais si tu me paies encore d’ingratitude, si tu me fais éprouver un nouveau refus, ma vengeance égalera mon amour. Bois-Guilbert ne doit pas hasarder sa vie et son honneur, et n’obtenir pour récompense que les reproches et le mépris. »

Le précepteur avait à peine donné les ordres nécessaires pour faire préparer la salle, que Conrad Montfichet vint lui annoncer que le grand-maître avait pris la résolution de procéder à l’instant au jugement de la Juive.

« Tout ceci me paraît un songe, dit le précepteur ; car enfin il y a beaucoup de juifs qui sont médecins ; et quoiqu’ils opèrent des cures merveilleuses, nous ne les accusons pas d’être sorciers.

— Le grand-maître pense différemment, dit Montfichet. Mais, il faut en convenir, Albert, il vaut mieux que cette misérable fille périsse que de voir Brian de Bois-Guilbert perdu pour notre ordre, ou notre ordre déchiré par des dissensions intestines. Tu connais la réputation, si bien méritée, qu’il s’est acquise dans les armes ; tu connais l’estime et l’affection que lui portent plusieurs de nos frères ; mais tout cela ne lui servira de rien auprès de notre grand maître, s’il vient à le croire le complice et non la victime de cette juive. Les âmes des douze tribus fussent-elles toutes renfermées dans son seul corps, il vaut mieux qu’elle périsse seule, que d’entraîner Bois-Guilbert dans sa ruine.

— Je viens à l’instant même, dit Malvoisin, de faire tous mes efforts pour l’engager à l’abandonner. Mais encore faut-il des motifs suffisants pour condamner Rébecca comme sorcière, et peut-être le grand-maître changera-t-il d’avis lorsqu’il verra que les preuves sont si faibles.

— Il faut les corroborer, Albert, dit Conrad ; il faut les corroborer : me comprends-tu bien ?

— Parfaitement, et je suis disposé à tout entreprendre pour l’intérêt de l’ordre ; mais le délai est bien court pour trouver des instruments convenables.

— Il faut en trouver, Malvoisin ; il le faut pour l’avantage de l’ordre et pour le tien. La préceptorerie de Templestowe est peu de chose ; celle de Maison-Dieu vaut le double ; tu connais mon crédit auprès de notre vieux chef ; trouve des gens qui puissent conduire cette affaire à bien, et te voilà précepteur de Maison-Dieu, dans le fertile comté de Kent. Qu’en dis-tu ?

— Parmi les hommes d’armes qui sont venus ici avec Bois-Guilbert, il y en a deux que je connais de longue main. Ils étaient au service de mon frère, Philippe de Malvoisin, d’où ils ont passé à celui de Front-de-Bœuf. Il est possible qu’ils sachent quelque chose des sorcelleries de cette fille.

— Va promptement les chercher… Mais, un instant, écoute : s’il faut un besant ou deux pour leur rafraîchir la mémoire, n’en sois pas avare.

— Pour un sequin, ils jureraient que la mère qui les a enfantés était une sorcière.

— Va donc les trouver ; car à midi le procès sera entamé. Je n’ai jamais vu notre vieux chef déployer une telle ardeur, depuis le jour où il condamna au feu Hamet Alfagi, qui, après s’être converti, avait de nouveau embrassé la religion de Mahomet. »

La grosse cloche du château venait de sonner midi, quand Rébecca entendit que l’on montait l’escalier dérobé qui conduisait à la chambre dans laquelle on la tenait enfermée. Le bruit des pas annonçait l’arrivée de plusieurs personnes, et cette circonstance lui fit plaisir, car, de tous les maux qui pouvaient fondre sur elle, ce qu’elle redoutait le plus, c’étaient les visites solitaires du fougueux Bois-Guilbert. La porte de la chambre s’ouvrit, et elle vit entrer Conrad Montfichet et Albert de Malvoisin, suivis de quatre gardes vêtus de robes noires et portant des hallebardes.

« Fille d’une race maudite, lui dit le précepteur, lève-toi et suis-nous.

— Un quel lieu et à quel dessein ? demanda-t-elle.

— Jeune fille, dit Conrad, cesse de nous interroger, et hâte-toi d’obéir. Cependant, je dois te le dire, tu vas être traduite devant le tribunal du grand-maître de notre saint ordre, pour y être jugée.

— Que le Dieu d’Abraham soit loué ! » s’écria Rébecca en joignant ses mains comme pour remercier le ciel. « Le nom de mon juge, bien qu’il soit celui d’un ennemi de mon peuple, est pour moi le nom d’un protecteur. Je vous suivrai très volontiers ; permettez-moi seulement de me couvrir de mon voile. »

Ils descendirent l’escalier d’un pas lent et solennel ; et, après avoir traversé une galerie, ils entrèrent par une porte à deux battants dans la salle où le grand-maître avait établi son tribunal. Elle était divisée en deux parties inégales par une balustrade, et, du côté par où ils entraient, elle était remplie d’écuyers et d’hommes d’armes, au milieu desquels Conrad et Malvoisin qui accompagnaient Rébecca, ainsi que les quatre hommes d’armes qui marchaient derrière eux, ne parvinrent qu’à grand’peine à se frayer un passage jusqu’à la place réservée pour la malheureuse jeune fille. Pendant qu’elle traversait la foule, les bras croisés et la tête penchée, quelqu’un lui glissa dans la main un morceau de papier, qu’elle reçut machinalement pour ainsi dire, et qu’elle conserva quoiqu’il lui fût impossible alors d’en lire le contenu. Néanmoins concevant une secrète assurance qu’elle avait au moins un ami dans cette redoutable assemblée, elle eut le courage de jeter ses regards autour d’elle, et d’examiner en présence de qui elle se trouvait.

Nous essaierons de décrire dans le chapitre suivant la scène qui s’offrit à ses yeux.



  1. Des chevaliers du Temple qui, au sein de la Cité sainte, entretiennent des liaisons charnelles avec des femmes avilies. a. m.