Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 37

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 388-401).


CHAPITRE XXXVII.


Barbare était cette religion qui ordonnait à ses sectateurs de cesser de compatir avec des entrailles d’homme aux maux de leurs semblables. Barbare était cette religion qui défendait de sourire aux attraits magiques d’une franche et innocente gaîté : plus barbare encore lorsqu’elle brandissait en l’air la verge de fer d’un tyrannique pouvoir qu’elle osait appeler le pouvoir de Dieu.
Le Moyen Âge.


Le tribunal érigé pour le jugement de l’innocente et infortunée Rébecca occupait l’estrade, ou la partie élevée de la grande salle, c’est-à-dire la plate-forme que nous avons déjà décrite comme étant la place d’honneur, destinée, dans les anciens châteaux, aux habitants les plus distingués et aux hôtes.

Sur un siège élevé, tout-à-fait en face de l’accusée, était assis le grand-maître du Temple, couvert de ses vêtements blancs, amples et flottants, tenant en main le bâton mystique qui portait le symbole de l’ordre. À ses pieds était placée une table devant laquelle se tenaient assis deux scribes, chapelains de l’ordre, chargés de rédiger le procès-verbal de la séance. Les vêtements noirs, les têtes chauves et l’air grave de ces ecclésiastiques, formaient un contraste frappant avec la contenance belliqueuse des chevaliers qui assistaient à cette assemblée, soit comme résidents de la préceptorerie, soit comme étrangers venus pour présenter leurs hommages au grand-maître. Les précepteurs, au nombre de quatre, étaient placés sur des sièges moins élevés que celui de leur supérieur, et un peu en arrière ; plus loin, et à pareille distance des précepteurs que ceux-ci l’étaient du grand-maître, étaient assis sur des bancs encore moins élevés les chevaliers d’un rang inférieur, ayant derrière eux, mais toujours sur l’estrade, et se tenant debout, les écuyers de l’ordre, vêtus de blanc, mais d’un drap d’une qualité inférieure.

Toute l’assemblée offrait l’aspect de la gravité la plus majestueuse et la plus imposante, et dans la contenance des chevaliers on voyait les traces de la valeur militaire jointe au maintien décent et recueilli convenable à des hommes qui ont embrassé la profession religieuse : la présence du grand-maître contribuait encore à leur imposer ce recueillement solennel.

Les autres parties de la salle étaient occupées par des gardes armés de pertuisanes et par une foule de gens que la curiosité avait attirés pour voir en même temps un grand-maître et une sorcière juive. Et comme le plus grand nombre étaient des affiliés, presque tous étaient vêtus en noir, couleur distinctive de l’ordre.

Les habitants des campagnes voisines avaient également été admis ; car Beaumanoir s’était fait un devoir de donner la plus grande publicité possible à l’acte édifiant de justice qu’il allait exercer. Ses grands yeux bleus semblaient s’ouvrir encore davantage lorsqu’il promenait ses regards autour de lui, et sa physionomie paraissait animée d’une sorte d’orgueil produit par le sentiment intime de sa haute dignité et de l’importance du rôle qu’il allait jouer. Le chant d’un psaume, que lui-même accompagna d’une voix grave, sonore, et que l’âge n’avait pas dépouillée de tous ses agréments, annonça l’ouverture de la séance. Les sons religieux du Venite, exultemus Domino, si souvent chanté par les templiers avant d’en venir aux mains avec leurs ennemis, avaient paru au grand-maître les plus convenables pour célébrer par anticipation son triomphe, car c’est ainsi qu’il envisageait le meurtre d’une malheureuse juive, sur les puissances des ténèbres. Ces sons lentement prolongés, et produits par cent voix accoutumées à chanter en chœur, s’élevèrent jusqu’à la voûte de la salle, et se prolongèrent en ondes sonores le long de ses arceaux, semblables au bruit harmonieux et solennel d’une immense cataracte.

Lorsque les chants eurent cessé, le grand-maître parcourut lentement des yeux le cercle qui l’entourait, et remarqua que l’un des sièges réservés aux précepteurs était vacant. Brian de Bois-Guilbert, qui l’occupait d’abord, l’avait quitté, et se tenait debout à l’extrémité la plus reculée d’un des bancs sur lesquels étaient assis les simples chevaliers ; d’une main, il étendait son manteau comme pour cacher une partie de sa figure ; de l’autre il traçait avec la pointe de son épée, dont la poignée représentait une croix, des lignes sur le plancher de la salle.

« L’infortuné ! » dit le grand-maître en jetant sur lui un regard de compassion ; « tu vois, Conrad, quel trouble produit dans son âme l’œuvre pieuse qui nous rassemble. À quoi l’œil impudique d’une femme, aidé par le prince des puissances de l’enfer, ne peut-il pas porter un digne et vaillant chevalier ? Vois, il n’ose lever les yeux ni sur nous ni sur elle. Et qui sait si ce n’est pas par l’impulsion du démon qui le tourmente que sa main trace sur le plancher ces lignes cabalistiques ? Notre vie, notre sûreté, sont menacées peut-être par ces caractères ; mais qu’importe ? nous bravons les ruses de l’esprit impur : Semper leo percatiatur.

Le grand-maître parlait ainsi à voix basse à son confident, qui était assis à sa droite ; après quoi il s’adressa en ces termes à l’assemblée :

« Révérends et vaillants commandeurs, précepteurs, chevaliers du saint ordre du Temple, vous mes compagnons, mes frères et mes enfants ! vous aussi, dignes et pieux écuyers qui aspirez à porter cette sainte croix ! et vous aussi, chrétiens de tous les rangs et de toutes les classes ! apprenez que ce n’est pas faute d’avoir trouvé en nous un pouvoir suffisant, que nous avons convoqué cette assemblée ; car, quelque indigne que nous en soyons, en recevant ce bâton de commandement, nous avons été investi du pouvoir plein et entier de poursuivre et juger dans tout ce qui se rattache au bien et aux intérêts de notre saint ordre. Le bienheureux saint Bernard, au cinquante-neuvième chapitre des statuts qu’il a dressés pour notre ordre, tout à la fois militaire et religieux, a dit que les frères ne pourraient se réunir en conseil que par l’ordre ou sous le bon plaisir du grand-maître ; lui laissant la libre faculté de déterminer et de juger, comme l’ont toujours fait les dignes et vénérables pères qui nous ont précédé dans cette haute dignité, de l’objet, de l’époque et du lieu où l’ordre devait être convoqué en chapitre, soit général, soit partiel. Dans ces chapitres, disent encore les statuts, il est de notre devoir d’écouter les avis de nos frères, et d’agir ensuite suivant nos lumières particulières. Mais quand le loup furieux, fondant sur le troupeau, en emporte une brebis, il est du devoir du bon pasteur de rassembler tous ses compagnons afin de repousser l’ennemi avec l’arc et la fronde, d’après ce précepte bien connu, qu’il faut frapper sans cesse le lion rugissant.

« C’est pourquoi nous avons fait comparaître en notre présence une juive, nommée Rébecca, fille d’Isaac d’York, femme honteusement célèbre par les sortilèges et les enchantements qui lui sont familiers, et à l’aide desquels elle a corrompu le cœur et égaré l’esprit, non d’un serf, mais d’un chevalier ; non d’un chevalier séculier, mais d’un chevalier dévoué au service du saint Temple ; non d’un chevalier compagnon, mais d’un précepteur de notre ordre, également distingué et par la gloire qu’il a acquise et par le rang qu’il occupe. Notre frère Brian de Bois-Guilbert est bien connu de nous et de tous ceux qui m’écoutent en ce moment, comme un vrai et zélé champion de la Croix, dont le bras a fait des prodiges de valeur dans la Terre-Sainte, et a purifié les saints lieux par le sang des infidèles qui les avaient souillés ; il était aussi recommandable par sa sagacité et sa prudence que par sa valeur et ses talents militaires, tellement que, soit dans l’Orient, soit dans l’Occident, nos chevaliers regardaient Bois-Guilbert comme le plus digne de nous succéder et de prendre en main ce bâton, lorsqu’il plaira à Dieu de nous délivrer de ce fardeau.

« Si l’on nous disait qu’un tel homme, aussi honoré et aussi honorable, oubliant tout-à-coup ce qu’il doit à son rang, à son caractère, à ses vœux, à ses frères, à ses espérances, a fait société avec une fille juive, et erré avec elle dans des lieux solitaires, a négligé sa propre défense pour ne s’occuper que de celle de sa compagne, et enfin a poussé l’aveuglement et la démence jusqu’à l’amener dans une de nos préceptoreries, que devrions-nous penser, sinon que le noble chevalier était possédé du malin esprit, ou se trouvait sous l’influence de quelque maléfice. Si nous pouvions soupçonner qu’il en fût autrement, croyez que ni son rang, ni sa valeur, ni sa haute réputation, ni aucune autre considération humaine, ne nous empêcheraient de lui infliger un juste châtiment, afin d’enlever l’iniquité du milieu de nous, ainsi qu’il est dit dans le texte de l’Écriture : Auferte malum a vobis.

« Nombreuses et détestables sont les infractions aux statuts de notre saint ordre, dans cette lamentable histoire. Premièrement, il a marché selon sa propre volonté, ce qui est contraire à l’article 33 : Quod nullus juxta propriam voluntatem incedat ; secondement, il a eu communication avec une excommuniée, ce qui est également contraire à l’art. 57 : Ut fratres non participent cum excommunicatis : aussi a-t-il encouru une partie de l’anathema maranatha ; troisièmement, il a conversé avec des femmes étrangères, en contravention à l’article : Ut fratres non conversentur extraneis mulieribus ; quatrièmement, il n’a pas évité ; que dis-je ? il est à craindre qu’il n’ait sollicité les caresses de la femme, par le moyen desquelles, dit la dernière règle de notre saint ordre, Ut fugiantur oscilla, les soldats de la Croix sont entraînés dans le piège.

« En punition de ces contraventions, aussi odieuses que multipliées, Brian de Bois-Guilbert serait retranché et expulsé de notre congrégation, quand même il en serait le bras droit et l’œil droit. »

Beaumanoir s’arrêta un instant. Un murmure sourd s’éleva dans l’assemblée : quelques uns des plus jeunes chevaliers, qui avaient paru très disposés à rire du statut De osculis fugiendis, prirent tout-à-coup un air de gravité, et attendirent avec anxiété ce qu’allait ajouter le grand-maître.

« Tel serait, reprit-il, et tel devrait être le châtiment d’un chevalier du Temple qui aurait volontairement et sciemment contrevenu à des articles aussi formels de nos statuts. Mais si, par le moyen de charmes et sortilèges, Satan était parvenu à s’emparer de l’esprit de ce chevalier, sans doute parce qu’il avait porté des regards trop imprudents sur la beauté de cette fille, nous devons plutôt déplorer que punir un pareil écart, et nous borner à lui imposer une pénitence proportionnée à sa faute, une pénitence qui puisse le purifier de son iniquité, et tourner le glaive de son indignation contre l’agent maudit qui a failli occasioner sa perte. Levez-vous donc, et venez rendre témoignage, vous tous qui avez connaissance de ces faits déplorables, afin que nous connaissions le nombre et l’importance des preuves, et que nous nous assurions si notre justice peut être satisfaite par le châtiment de cette infidèle, ou si nous devons, quoique notre cœur saigne d’y penser, procéder avec plus de rigueur contre notre frère. »

On appela plusieurs témoins qui rendirent compte des dangers auxquels Bois-Guilbert s’était exposé pour sauver Rébecca au milieu de l’incendie du château, et de la sollicitude avec laquelle, oubliant sa propre défense, il la couvrait de son bouclier. Ils donnèrent ces détails avec l’exagération dans laquelle tombe le commun des hommes lorsque leur esprit est frappé par quelque événement remarquable ; d’ailleurs ce penchant naturel pour le merveilleux recevait une force nouvelle de la satisfaction manifeste avec laquelle l’éminent personnage devant lequel ils étaient appelés prêtait l’oreille à leurs récits exagérés. Ainsi les périls que Bois-Guilbert avait surmontés, déjà assez grands en eux-mêmes, passèrent pour des prodiges ; et le dévouement avec lequel il avait compromis sa vie pour protéger les jours de Rébecca fut représenté comme un zèle chevaleresque qui dépassait les bornes du possible ; enfin sa déférence à tout ce qu’elle disait, quoique son langage fût souvent sévère et ses paroles pleines d’amertume et de reproches, fut représentée comme poussée à un point qui, dans un homme d’un caractère si fougueux et si hautain, semblait tout-à-fait surnaturel.

Le précepteur de Templestowe fut ensuite appelé pour décrire la manière dont Bois-Guilbert et la juive étaient arrivés à la préceptorerie. Sa déposition fut faite avec beaucoup de prudence et d’adresse. Tout en cherchant à ménager le caractère et la susceptibilité de Bois-Guilbert, il entremêla son discours de quelques expressions qui donnaient presque à entendre qu’il était en proie à une aliénation temporaire d’esprit, tant il paraissait épris de la juive qu’il amenait. Malvoisin, avec de profonds soupirs de contrition, témoigna tout le regret qu’il éprouvait d’avoir reçu Rébecca et son amant dans la préceptorerie. « Mais, » dit-il en finissant, « ma défense est dans les aveux que j’ai faits à notre éminentissime père, le grand-maître ; il sait que mes motifs n’étaient point criminels, quoique ma conduite puisse avoir été irrégulière.

— Tu as très bien parlé, frère Albert, dit Beaumanoir ; tes motifs étaient purs, puisque tu pensais qu’il fallait arrêter ton frère dans la carrière d’erreur et de folie où il se précipitait. Cependant ta conduite a été blâmable ; tu as agi avec la même imprudence que celui qui, voulant arrêter un cheval dans sa course fougueuse, saisirait l’étrier, au lieu de le prendre par la bride, et se nuirait ainsi à lui-même sans parvenir à son but. Notre pieux fondateur nous a ordonné de réciter treize Pater noster après matines, et neuf après vêpres, tu en réciteras le double ; il est permis aux templiers de manger de la viande trois fois la semaine, tu t’en abstiendras pendant sept jours. Cette pénitence que je t’impose durera six semaines. »

Affectant la plus profonde soumission, le précepteur s’inclina jusqu’à terre et retourna à sa place.

« Ne serait-il pas à propos, mes frères, dit le grand-maître, que nous prissions quelques informations sur la vie antérieure de cette femme, principalement afin de découvrir si, comme je l’ai entendu dire, elle se livre à la magie et fait usage de talismans, puisque les dépositions des témoins entendus peuvent nous porter à croire que, dans cette malheureuse affaire, notre malheureux frère a agi sous l’influence de quelque enchantement ou de quelque prestige infernal ? »

Herman de Goodalricke était un des quatre précepteurs présents à la séance ; les autres trois étaient Conrad, Malvoisin et Bois-Guilbert lui-même. Herman était un vieux guerrier couvert de cicatrices que lui avait faites le cimeterre des Musulmans, et il jouissait d’une haute estime et d’une grande considération parmi ses frères ; Il se leva, fit un profond salut au grand-maître, qui sur-le-champ lui accorda la permission de parler.

« Éminentissime père, dit-il, je désirerais savoir de notre vaillant frère Brian de Bois-Guilbert ce qu’il a à répondre à ces étonnantes accusations, et de quel œil il regarde lui-même en ce moment sa malheureuse liaison avec cette fille juive.

— Brian de Bois-Guilbert, dit le grand-maître, tu entends la question de notre frère de Goodalricke. Je t’ordonne d’y répondre. »

Bois-Guilbert tourna la tête du côté du grand-maître et garda le silence.

« Il est possédé d’un démon muet, dit Beaumanoir. Retire-toi ; Satan ! Parle, Brian de Bois-Guilbert, je t’en conjure par ce symbole de notre saint ordre. »

Bois-Guilbert fit un effort sur lui-même pour cacher le mépris et l’indignation dont il se sentait pénétré, et dont il savait que la manifestation ne lui aurait été d’aucun secours. « Éminentissime père ; répondit-il, Brian de Bois-Guilbert ne répond point à des questions aussi futiles et aussi vagues. Si son honneur est attaqué, il le défendra au risque de sa vie et à l’aide de son épée qui a si souvent combattu pour sa sainte religion.

— Nous te pardonnons, frère Brian, dit le grand-maître. Te glorifier ainsi de tes exploits en notre présence, c’est t’élever un autel à toi-même ; nouvelle faute à laquelle te porte l’éternel ennemi de notre salut. Nous te la pardonnons, parce que, personne n’en peut douter, tu parles moins d’après tes propres sentiments que d’après les suggestions de celui que, avec l’assistance du ciel, après l’avoir terrassé, nous forcerons à fuir de cette assemblée. »

L’œil noir et farouche de Bois-Guilbert lança un regard de dédain sur le grand-maître, mais il garda le silence.

« Maintenant, poursuivit le grand-maître, puisque la question de notre frère Goodalricke a reçu une réponse, bien peu satisfaisante, il est vrai, nous allons, mes frères, continuer notre enquête, et avec l’aide de notre saint patron entrer dans les profondeurs de ce mystère d’iniquité. Que ceux qui pourraient nous donner quelques renseignements sur la vie et la conduite de cette juive se présentent devant nous. »

Il s’éleva en ce moment un léger tumulte dans la partie de la salle réservée au public, et le grand-maître en ayant demandé la cause, on lui répondit qu’il se trouvait là un paralytique auquel, par le moyen d’un baume merveilleux, la juive avait rendu l’usage de ses membres.

Ce pauvre paysan, Saxon de naissance, fut traîné presque malgré lui jusqu’à la barre du tribunal : il tremblait que, lui faisant un crime d’avoir été guéri par une juive, on ne lui infligeât un châtiment sévère. Dire qu’il était parfaitement guéri, c’était une exagération, car il se servait de béquilles. Ce fut avec beaucoup de répugnance qu’il balbutia sa déclaration, et il l’accompagna d’une grande abondance de larmes. Enfin il convint que demeurant à York, il y avait deux ans de cela, il fut subitement frappé de paralysie, un jour qu’il travaillait en qualité de menuisier pour Isaac, le riche juif ; qu’il était menacé de ne pouvoir jamais sortir de son lit, mais que certains remèdes, employés sous la direction de Rébecca, et particulièrement un baume réchauffant et odoriférant, lui avaient rendu en partie l’usage de ses membres ; que de plus, elle lui avait donné un pot de ce précieux onguent, et remis une pièce d’or pour retourner chez son père, qui demeurait près de Templestowe. « Et, n’en déplaise à votre Gracieuse Révérence, ajouta-t-il, quoiqu’elle ait le malheur d’être juive, je ne puis croire que la damoiselle ait eu aucun dessein de me nuire ; car, chaque fois que j’ai fait usage de son remède, j’ai dit le Pater et le Credo, et il n’en a pas opéré moins efficacement.

— Tais-toi, esclave, tais-toi. Il convient assez à des rustres de ton espèce, qui travaillent pour une race maudite, d’avoir recours à sa prétendue science en médecine, et de vanter des cures opérées par le secours de l’enfer. Je te dis que le démon peut envoyer des maladies afin de les guérir lui-même et de mettre en crédit quelque pratique infernale. As-tu sur toi le baume dont tu parles ? »

Le paysan fouillant dans son sein d’une main tremblante, en tira une petite boîte sur le couvercle de laquelle étaient tracés quelques caractères hébraïques, ce qui, pour le plus grand nombre des assistants, fut considéré comme une preuve certaine qu’elle sortait de la pharmacie du diable. Beaumanoir, après avoir fait un signe de croix, prit la boîte ; et comme il connaissait la plupart des langues orientales, il lut facilement cette inscription : Le lion de la tribu de Juda a vaincu. « Étrange pouvoir de Satan ! dit-il, qui peut transformer les saintes Écritures en blasphème et convertir en poison notre nourriture journalière ! N’y a-t-il pas ici quelque médecin qui puisse nous dire quels sont les ingrédients qui entrent dans la composition de cet onguent mystique.

Deux soi-disant médecins, l’un moine et l’autre barbier, s’avancèrent et déclarèrent qu’ils ne connaissaient pas les drogues qui entraient dans la composition de ce remède, mais qu’ils y trouvaient une odeur de myrrhe et de camphre, qui, disaient-ils, sont des herbes orientales. Mais, avec cette haine que les gens de leur profession montrent souvent contre celui qui, sans y être autorisé, obtient des succès dans l’exercice de leur art, ils insinuèrent que puisque la composition de ce remède leur était inconnue, il ne pouvait sortir que d’une pharmacie satanique ; car eux-mêmes, qui n’étaient nullement sorciers, connaissaient parfaitement toutes les branches de leur art, en tant qu’elles étaient compatibles avec la croyance d’un chrétien. Lorsque cette enquête médicale fut terminée, le paysan saxon demanda humblement qu’on lui rendît le remède qu’il avait trouvé si salutaire ; mais le grand-maître, fronçant le sourcil et le regardant d’un air sévère, lui dit : « Misérable ! quel est ton nom ?

— Higg, fils de Snell, répondit le paysan.

— Eh bien ! Higg, fils de Snell, sache qu’il vaut mieux être paralytique que de devoir sa guérison aux remèdes des infidèles, à qui le démon a donné le pouvoir de dire aussi : Lève-toi et marche ; qu’il vaut mieux dépouiller de vive force les infidèles de leurs trésors, que d’accepter les dons de leur bienveillance ou de se mettre à leur service pour des gages. Va, et profite de cette leçon.

— Hélas ! dit le paysan, n’en déplaise à Votre Révérence, cette leçon vient trop tard pour moi, car je suis incapable de rien faire ; mais je dirai à mes deux frères, qui sont au service du riche rabbin Nathan-Ben-Samuel, que Votre Grand’maîtrise dit qu’il est plus légitime de le voler que de le servir fidèlement.

— Qu’on fasse retirer ce misérable bavard ! » s’écria Beaumanoir qui ne s’attendait nullement à cette application pratique de sa maxime générale.

Higg, fils de Snell, à l’aide de ses béquilles, rentra dans la foule ; mais s’intéressant au sort de sa bienfaitrice, il resta dans la salle pour voir ce qui allait se passer, au risque de rencontrer de nouveau les regards de ce juge sévère, qui lui inspirait une si grande terreur que tout son corps en frissonnait.

Le grand-maître ordonna à Rébecca d’ôter son voile. Ouvrant la bouche pour la première fois, elle répondit d’un ton timide, mais avec dignité, que ce n’était pas la coutume parmi les filles de son peuple de se découvrir le visage au milieu d’une assemblée. Le doux son de sa voix et la modestie de sa réponse firent naître dans l’auditoire un sentiment de pitié et de sympathie ; mais Beaumanoir, qui aurait cru manquer à sa conscience s’il n’eût réprimé tout sentiment d’humanité capable de l’empêcher d’accomplir ce qu’il regardait comme un rigoureux devoir, réitéra son ordre ; et plusieurs gardes se disposaient à enlever son voile à la victime, lorsque Rébecca, se levant de son siège, parla en ces termes au grand-maître et aux chevaliers qui composaient le tribunal : « Pour l’amour de vos filles !… Mais, hélas ! j’oublie que vous n’avez point de filles, » ajouta-t-elle après une courte pause : « mais par le souvenir que vous gardez de vos mères, par l’affection que vous devez avoir pour vos sœurs, enfin au nom du respect que mérite mon sexe, ne souffrez pas qu’en votre présence ces hommes grossiers arrachent son voile à une jeune fille. Je vous obéirai, » ajouta-t-elle avec une expression de douleur et de résignation qui attendrit presque le cœur de Beaumanoir lui-même ; « vous êtes les anciens de votre peuple, je vous obéirai, et vous montrerai les traits d’une infortunée. »

En parlant ainsi elle leva son voile et découvrit un visage sur lequel on apercevait autant de modestie que de noblesse. Sa beauté excita un murmure de surprise, et les jeunes chevaliers, se regardant les uns les autres, se dirent des yeux que la meilleure excuse de Brian était dans le pouvoir de ces attraits plutôt que dans celui de sortilèges imaginaires. Mais Higg, fils de Snell, fut celui que la vue du visage de sa bienfaitrice affecta le plus douloureusement.

« Laissez-moi sortir, » dit-il à ceux qui gardaient la porte de la salle, « laissez-moi sortir : la regarder est un supplice pour moi… j’aurai la douleur d’être la cause de sa mort !

— Paix ! brave homme, » dit Rébecca, qui avait entendu cette exclamation, « tu ne m’as fait aucun mal en disant la vérité ; tes plaintes et tes lamentations ne pourraient me faire aucun bien. Garde donc le silence, je t’en prie ; retire-toi, et que Dieu te protège ! »

Les gardes, tout en sympathisant avec Higg, se disposaient à le mettre à la porte, de crainte qu’une nouvelle interruption de sa part ne leur attirât des reproches ; mais il leur promit de se taire, et ils lui permirent de rester.

On appela alors les deux hommes d’armes à qui Malvoisin avait dicté la déposition qu’ils devaient faire. Quoique ce fussent des scélérats endurcis et entièrement étrangers à la pitié, la vue de l’accusée, sa beauté, son maintien noble et réservé, parurent les ébranler un instant ; mais un coup d’œil expressif du précepteur de Templestowe leur eut bientôt rendu leur horrible sang-froid. Avec une précision qui aurait paru suspecte à des juges moins prévenus, ils firent une déposition remplie de détails, les uns totalement faux, les autres tout-à-fait insignifiants, mais qui, par l’exagération et les commentaires dont ils les accompagnaient, revêtaient une apparence surnaturelle et pouvaient éveiller le soupçon. Dans des temps modernes une telle déposition aurait été divisée en deux parties : l’une contenant des faits insignifiants ; l’autre des faits totalement faux, et d’ailleurs physiquement impossibles ; mais, dans ces temps d’ignorance et de superstition, les uns et les autres étaient admis comme preuves de culpabilité. On eût rangé dans la première partie des allégations telles que celles-ci : qu’on avait entendu Rébecca se parler à elle-même dans une langue inconnue ; qu’elle chantait des chansons qui, bien qu’inintelligibles pour ceux qui les entendaient, captivaient l’oreille et faisaient tressaillir le cœur ; qu’en se parlant à elle-même, elle levait quelquefois les yeux au ciel et semblait attendre une réponse ; que ses vêtements étaient d’une forme étrange et mystique, et différaient de ceux que portaient les femmes de bon renom ; qu’elle avait des bagues sur lesquelles étaient gravées des devises cabalistiques ; enfin, que des caractères inconnus étaient brodés sur son voile.

Toutes ces circonstances, si naturelles, si triviales, furent écoutées gravement comme des preuves, ou du moins comme de fortes présomptions, que Rébecca entretenait une correspondance coupable avec des puissances invisibles.

Mais un de ces gardes fit une déposition moins équivoque et qui produisit plus d’effet encore sur l’esprit de l’assemblée, quelque incroyable qu’elle fût. Il avait vu, dit-il, Rébecca opérer une cure sur un homme blessé dans l’attaque du château de Torquilstone : elle avait fait certains signes sur sa blessure, et prononcé certains mots mystérieux, que, grâce au ciel, il n’avait pas compris, et aussitôt le fer d’un carreau d’arbalète s’en était dégagé, le sang s’était arrêté, la blessure s’était refermée, et, un quart d’heure après, le blessé était sur les remparts, aidant le témoin à charger et à diriger la machine destinée à lancer des pierres. Cette fable était probablement fondée sur le fait véritable que Rébecca avait donné des soins à Ivanhoe dans le château de Torquilstone ; mais il était d’autant plus difficile de révoquer en doute la véracité du témoin, que, pour donner une preuve matérielle à l’appui de son témoignage, il tira de sa poche le fer qui, affirmait-il encore, avait été miraculeusement extrait de la blessure. Et comme ce fer pesait exactement une once, cette circonstance confirmait pleinement sa déposition, quelque merveilleuse qu’elle dût paraître.

Son camarade avait vu, du haut d’une tour voisine, la scène qui s’était passée entre Rébecca et Bois-Guilbert, lorsque la juive était sur le point de se précipiter du haut de la plate-forme sur laquelle elle s’était réfugiée : ne voulant pas rester en arrière de son compagnon, il déclara avoir vu Rébecca s’avancer sur cette plate-forme ; là, se changer en cygne d’une merveilleuse blancheur, voler trois fois autour du château de Torquilstone, puis revenir se percher sur la fenêtre, et y reprendre sa première forme.

Il n’eût pas fallu un grand nombre de preuves aussi imposantes pour convaincre de sorcellerie toute femme vieille, pauvre et laide, quand même elle n’aurait pas été juive ; mais, réunies à cette dernière et fatale circonstance, elles devenaient trop évidentes pour que la jeunesse, la beauté, en un mot toutes les vertus de Rébecca, pussent les contre-balancer.

Le grand-maître, après avoir recueilli les suffrages, demanda d’un ton grave à Rébecca si elle avait quelque chose à alléguer contre la sentence de condamnation qu’il allait prononcer. « Invoquer votre pitié, » répondit l’infortunée juive d’une voix tremblante, « serait, j’ai tout lieu de le craindre, tout-à-fait superflu, d’ailleurs ce serait une bassesse à mes yeux ; vous dire que soulager les malades et les blessés d’une autre religion que la mienne ne peut déplaire au fondateur reconnu de nos deux religions, ne me servirait également de rien ; vous assurer que la plupart des choses dont ces hommes (Dieu veuille leur pardonner !) m’ont accusée, sont impossibles, ne serait pas améliorer ma cause, puisque vous croyez à leur Possibilité ; et à quoi me servirait de vous dire que mes vêtements, mon langage, mes mœurs sont ceux de mon peuple ?… j’allais dire de ma patrie ; mais, hélas ! nous n’en avons plus. Je ne chercherai même pas à me justifier aux dépens de mon oppresseur, qui est là et qui écoute les fictions et les présomptions qui semblent faire du tyran une victime. Que Dieu soit juge entre lui et moi ! Mais plutôt souffrir dix fois la mort à laquelle vous allez me faire conduire, que d’écouter les propositions que cet homme de Bélial a osé me faire tandis que j’étais sans amis, sans défense, et sa prisonnière ! Mais il est de votre foi ; et ce titre suffit pour que le moindre mot qu’il prononcera pour se justifier, ou pour m’accuser, ait beaucoup plus de poids auprès de vous que les protestations les plus solennelles d’une malheureuse juive. Je ne rétorquerai donc pas contre lui l’accusation portée contre moi ; mais c’est à lui… oui, Brian de Bois-Guilbert, c’est à toi que j’en appelle, c’est toi que j’interpelle de dire si ces accusations ne sont pas fausses, si elles ne sont pas aussi monstrueuses, aussi calomnieuses que cruelles et peu méritées. »

Elle s’arrêta un moment. Tous les yeux se tournèrent vers Bois-Guilbert ; mais il garda le silence. « Parle, reprit-elle ; si tu es homme, si tu es chrétien, parle ! je t’en conjure par l’habit que tu portes, par le nom que tu tiens de tes ancêtres, par l’ordre de la chevalerie dont tu te fais gloire, par l’honneur de ta mère, par le tombeau et par les ossements de ton père ! oui, je te somme de déclarer si tout ce qu’on a dit contre moi est vrai.

— Réponds-lui, mon frère, dit le grand-maître, si toutefois l’ennemi contre lequel je te vois lutter t’en laisse le pouvoir. »

En effet, Bois-Guilbert était en proie à mille passions diverses, qui, se combattant dans son cœur, paraissaient autant de démons qui donnaient à son visage une expression convulsive ; enfin, se tournant vers Rébecca comme s’il eût cédé à une puissance invisible, il s’écria d’une voix sombre : « Le papier ! le papier !

— Vous l’entendez ! s’écria Beaumanoir ; n’est-ce pas là une preuve irréfragable ? La victime des sortilèges de cette misérable juive ne peut que prononcer ces mots : « Le papier ! » sans doute le fatal papier, le talisman au moyen duquel notre frère est condamné au silence. »

Mais Rébecca interpréta différemment les paroles pour ainsi dire arrachées à Bois-Guilbert ; et jetant un coup d’œil rapide sur le papier qui lui avait été remis furtivement au moment où elle entrait dans la salle, et qu’elle tenait encore à la main, elle y lut ces mots tracés en caractères arabes : « Demande le combat et un champion. » Le murmure qui, à la suite de l’étrange réponse de Bois-Guilbert, s’était élevé dans l’assemblée, car chacun communiquait à son voisin son opinion particulière sur le sens qu’il fallait y donner, permit à Rébecca de lire ce billet, et de le déchirer aussitôt, sans qu’on s’en aperçût. Lorsque le silence fut rétabli, le grand-maître reprit la parole.

« Rébecca, dit-il, tu ne peux tirer aucun avantage des paroles qui ont échappé malgré lui à ce malheureux chevalier, contre qui, nous le voyons, l’ennemi est trop puissant. As-tu quelque autre chose à dire ?

— Vos lois barbares m’offrent une dernière chance pour sauver ma vie, répondit Rébecca. Cette vie a été misérable, bien misérable, du moins dans ces derniers temps ; mais je ne laisserai pas périr un don que j’ai reçu de la main de Dieu, tant qu’il me restera quelque moyen de le défendre. Je suis innocente ; je repousse de toutes mes forces l’accusation calomnieuse portée contre moi, et je réclame le privilège du combat en champ clos, où un champion comparaîtra pour moi.

— Et qui voudra, reprit le grand-maître, lever la lance pour une sorcière ? Qui osera se présenter comme le champion d’une juive ?

— Dieu me suscitera un défenseur, répondit Rébecca. Il est impossible que dans l’heureuse Angleterre, sur cette terre hospitalière, chez cette nation généreuse et libre, où l’on trouve un si grand nombre de chevaliers toujours prêts à hasarder leur vie pour un stérile honneur, il ne s’en trouve un, un seul, qui veuille combattre pour la justice. Mais il suffit que je réclame le privilège du combat, et voici mon gage. »

À ces mots elle ôta un de ses gants, qui étaient élégamment brodés, et le jeta devant le grand-maître avec un air de modestie et de dignité qui excita une surprise et une admiration générale.