Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 38

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 401-410).


CHAPITRE XXXVIII.


Je jette là mon gage pour te prouver la vérité de ce que j’avance, jusqu’au dernier degré de la valeur martiale
Shakspeare, Richard II.


Lucas de Beaumanoir lui-même se sentit ému par l’air de noblesse et le maintien décent de Rébecca. Il n’était naturellement ni cruel, ni même sévère, mais son caractère froid, qui l’avait protégé contre l’ardeur des passions, uni à un sentiment élevé, quoique faux, lui faisait regarder comme la voix du devoir les impulsions d’un cœur endurci par l’effet d’une vie ascétique et par l’exercice du pouvoir suprême, non moins que par l’obligation toute particulière où il croyait être d’extirper l’hérésie et de subjuguer les infidèles. Ses traits se relâchèrent un peu de leur inflexibilité habituelle, lorsqu’il fixa ses regards sur la belle et intéressante créature qui, seule, sans amis, se défendait avec tant de dignité et de courage. Il fit deux fois le signe de la croix, ne sachant à quelle cause attribuer cet attendrissement inusité d’un cœur qui avait toujours été aussi dur que l’acier de son épée.

« Jeune fille, dit-il enfin, si la compassion que tu m’inspires est l’effet de quelque charme dû à ton art magique, ton crime est grand ; mais j’aime mieux la regarder comme produite dans mon cœur par un sentiment plus naturel, par l’affliction que me cause la pensée qu’une créature extérieurement aussi parfaite que toi n’est qu’un vase de perdition. Repens-toi, ma fille ; confesse tes crimes ; renonce à ta fausse croyance, aux sortilèges et aux enchantements ; embrasse notre sainte religion, et tu peux être encore heureuse, dans cette vie et dans l’autre. Placée dans quelque monastère de l’ordre le plus austère, tu auras encore le temps de prier et de faire pénitence ; suis mes conseils, prends cette sage résolution, et la vie te sera laissée. Qu’a fait pour toi la loi de Moïse ? qui t’oblige à lui faire le sacrifice de ton existence ?

— C’est la loi de mes pères, répondit Rébecca ; elle leur fut donnée sur le mont Sinaï, au milieu du tonnerre et des éclairs, et dans un nuage de feu ; vous le croyez vous-mêmes, si vous êtes chrétiens. Elle a été révoquée, dites-vous ? mais c’est ce que mes maîtres ne m’ont point enseigné.

— Qu’on fasse venir notre chapelain, dit Beaumanoir ; qu’il dise à cette infidèle obstinée…

— Pardonnez si je vous interromps, » dit Rébecca avec douceur, « je ne suis qu’une jeune fille, inhabile à soutenir une dispute théologique et religieuse ; mais je saurai mourir pour ma religion, si telle est la volonté de Dieu. Daignez me dire si vous m’accordez le privilège du combat judiciaire et d’un champion pour le soutenir.

— Donnez-moi son gant, dit Beaumanoir. Certes, » continua-t-il en examinant le tissu léger et les doigts effilés de ce gant, « voilà un gage bien faible et bien frêle pour un combat aussi terrible. Rébecca, regarde ce gant mince et léger, compare-le à nos lourds gantelets d’acier : ainsi en est-il de ta cause comparée à celle du Temple ; car c’est notre saint ordre que tu défies.

— Mets mon innocence de l’autre côté de la balance, répondit Rébecca, et le gant de soie l’emportera sur le gantelet de fer.

— Ainsi donc, tu persistes dans ton refus de confesser ton crime, et dans l’audacieux défi que tu as fait ?

— J’y persiste, noble seigneur.

— Soit donc fait, au nom du ciel, ainsi que tu le demandes, et que Dieu fasse triompher le bon droit !

Amen ! » répondirent les précepteurs placés près du grand-maître.

Ce mot fut répété par toute l’assemblée.

« Mes frères, reprit Beaumanoir, vous n’ignorez pas que nous aurions pu refuser à cette femme le privilège du combat judiciaire ; mais, quoique juive et infidèle, elle est étrangère, elle est sans défense ; et à Dieu ne plaise que, lorsqu’elle réclame le bénéfice de nos lois protectrices, nous le lui refusions ! D’ailleurs, si nous sommes voués à l’état religieux, nous sommes aussi chevaliers et soldats, et ce serait une honte à nous de refuser le combat demandé, sous quel prétexte que ce puisse être. Voici donc l’état de la cause : Rébecca, fille d’Isaac d’York, accusée, d’après un grand nombre de faits notoires et de présomptions accablantes, du crime de sorcellerie commis sur la personne d’un noble chevalier de notre saint ordre, réclame le privilège du combat pour prouver son innocence. À qui pensez-vous, révérends frères, que nous devons remettre ce gage en le nommant notre champion ?

— À Brian de Bois-Guilbert, dit le précepteur Goodalricke. Il est plus que personne intéressé dans cette affaire, et il sait aussi mieux que personne de quel côté est la vérité et la justice.

— Mais, dit le grand-maître, si notre fière Brian est sous l’influence d’un sortilège ? Au reste, je ne parle ainsi que par prudence ; car il n’est pas dans tout notre ordre un bras auquel je confierais plus volontiers la défense de cette cause, ou de toute autre plus importante encore.

— Éminentissime père, répondit le précepteur Goodalricke, vous n’ignorez pas qu’aucun sortilège ne peut avoir d’influence sur le champion qui se présente au combat pour le jugement de Dieu.

— Cela est vrai, mon frère, répondit le grand-maître. Albert Malvoisin, remets ce gage de bataille à Brian de Bois-Guilbert. Frère, » continua-t-il en s’adressant à ce dernier, « nous n’avons d’autre recommandation à te faire que de combattre vigoureusement et en homme de courage, et de ne pas douter du triomphe de la bonne cause… Quant à toi, Rébecca, nous t’accordons trois jours, à compter de celui-ci, pour trouver un champion. Passé ce délai…

— C’est un délai bien court pour qu’une étrangère, une femme d’une autre religion que la vôtre, trouve un homme qui consente à combattre et à exposer pour elle sa vie et son honneur, interrompit Rébecca.

— Nous ne pouvons le prolonger, lui répondit le grand-maître. Le combat doit avoir lieu en notre présence, et de puissants motifs nous appellent ailleurs le quatrième jour.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit Rébecca. Je mets ma confiance en celui qui, en un instant, peut me sauver aussi efficacement que par une longue suite de siècles.

— Tu as bien parlé, jeune fille, lui répondit Beaumanoir ; mais nous savons quel est celui qui peut se couvrir d’une armure terrestre ou emprunter la ressemblance d’un ange de lumière. Il ne reste plus qu’à désigner le lieu du combat, qui, s’il y a lieu, deviendra celui de l’exécution. Où est le précepteur Malvoisin ? »

Albert Malvoisin, tenant encore le gant de Rébecca, était en ce moment près de Bois-Guilbert, à qui il parlait d’un air animé, mais à voix basse.

« Quoi ! dit le grand-maitre, refuse-t-il de recevoir le gage de bataille ?

— Il le recevra, il le reçoit, éminentissime père, » répondit Malvoisin en cachant le gant sous son manteau. « Quant au lieu du combat, je pense qu’il n’en est pas de plus convenable que le clos de Saint-George, qui dépend de cette préceptorerie, et où nous faisons ordinairement nos exercices militaires.

— C’est bien, dit le grand-maître… Rébecca, c’est dans cette lice que tu devras présenter ton champion ; et s’il ne s’en présente aucun, ou si celui qui se sera présenté succombe, tu mourras de la mort des sorcières : telle est notre sentence. Que ce jugement soit consigné dans nos registres, et qu’on en fasse lecture à haute voix, afin que personne n’en prétende cause d’ignorance. »

L’un des chapelains qui remplissaient les fonctions de greffier inscrivit ce jugement sur un énorme registre qui contenait les procès-verbaux des séances solennelles des chevaliers du Temple, et lorsqu’il eut fini, l’autre lut à haute voix la sentence du grand-maître, rédigée en ces termes ;

« Rébecca, juive, fille d’Isaac d’York, atteinte et convaincue de sorcellerie, de séduction et autres pratiques infernales exercées contre un chevalier du très saint ordre du temple de Sion, nie cette accusation, et dit que le témoignage porté contre elle est faux, méchant et déloyal et que par légitime essoine[1] de son corps, comme ne pouvant combattre elle-même, elle offre de faire soutenir sa cause par un noble chevalier qui fera loyalement son devoir, avec telles armes qu’il appartient, et ce à ses risques et périls, pourquoi elle a jeté son gage ; et ce gage ayant été remis ès-mains de noble sire et chevalier Brian de Bois-Guilbert, du saint ordre du temple de Sion, il a été désigné pour soutenir le combat au nom de son ordre et de lui-même, comme partie offensée et comme victime des criminelles pratiques de l’accusée. C’est pourquoi l’éminentissime père et puissant seigneur Lucas, marquis de Beaumanoir, ayant octroyé permission de faire ledit défi, et accordé ledit essoine et privilége du corps de l’appelante, a désigné le troisième jour pour ledit combat, le lieu étant l’enclos dit la lice de Saint-George, près la préceptorerie de Templestowe ; et le grand-maître somme l’appelante de comparaître audit lieu en la personne de son champion, sous peine de subir sa sentence comme convaincue de sorcellerie et de séduction, et aussi comme le défendeur d’y comparaître, sous peine d’être tenu pour lâche, et déclaré tel comme défaillant ; et le noble seigneur et éminentissime père susnommé ordonne que ledit combat ait lieu en sa présence, le tout suivant les us et coutumes en pareil cas établis et déterminés. Et Dieu protège la bonne cause !

Amen ! dit le grand-maitre ; amen, » répétèrent tous les assistants.

Rébecca ne prononça pas une parole ; mais, levant les yeux au ciel en joignant les mains, elle resta une minute dans cette attitude. Ensuite, s’adressant au grand-maître avec sa douceur et sa modestie habituelle, elle lui fit observer qu’on devait lui permettre de mettre à profit le court délai qui lui était accordé pour communiquer librement avec ses amis, et leur faire connaître sa position, afin que, s’il était possible, ils lui trouvassent un champion qui se chargerait de défendre sa cause.

« Cela est juste et légitime, dit le grand-maître ; choisis tel messager que tu croiras digne de ta confiance, et il aura libre communication avec toi dans ta prison.

— Y a-t-il ici quelqu’un, dit Rébecca, qui, par amour de la justice, ou pour un riche salaire, veuille rendre ce service à une malheureuse fille pour la sauver d’une mort aussi injuste que cruelle ? »

Chacun garda le silence, car personne n’osait, en présence du grand-maître, montrer le plus léger intérêt à une juive qui venait d’être condamnée, de crainte de se rendre suspect de favoriser le judaïsme : céder à l’espoir d’une récompense paraissait à tous non moins dangereux que de laisser paraître un sentiment de compassion désintéressée. Rébecca resta quelques instants dans un état d’anxiété qu’il serait impossible de décrire. « Pourra-t-on croire, s’écria-t-elle, pourra-t-on croire que c’est en Angleterre que je me trouve privée de la seule espérance de salut qui me reste, faute d’un acte de charité qu’on ne refuserait pas au dernier des criminels !

— Je ne suis qu’un pauvre infirme, » s’écria alors Higg, fils de Snell ; « mais si je remue les jambes, si je me traîne un peu, c’est à elle que je le dois… Je ferai ta commission, ajouta-t-il, aussi vite qu’il me sera possible de marcher ; et plût à Dieu que la légèreté de mes pieds pût réparer le mal qu’a fait la légèreté de ma langue ! Hélas ! lorsque je portais témoignage en faveur de ta charité, j’étais loin de croire que je mettais ta vie en danger.

— Dieu dispose de tout ici-bas, dit Rébecca. Il peut se servir du plus faible instrument pour délivrer Juda des fers de la captivité ! Pour porter ses ordres, le limaçon est un messager aussi sûr que le faucon. » Alors un chapelain, par l’ordre du grand-maître, lui ayant donné un morceau de parchemin, elle y écrivit à la hâte quelques mots en hébreu, et le présentant à Higg, elle lui dit : « Cherche Isaac d’York ; voici de quoi payer tes frais de voyage et la location d’un cheval. Remets-lui ce billet. Je ne sais si c’est du ciel que me vient cet espoir, mais j’ai un pressentiment que j’échapperai à la mort que l’on me destine ici : oui, Dieu me suscitera un défenseur… Adieu ! n’oublie pas que mon sort dépend de ta diligence. »

Plusieurs des assistants voulaient dissuader Higg de toucher à un objet aussi suspect que ce billet écrit par une sorcière juive, mais il était résolu à servir sa bienfaitrice. « Elle a guéri mon corps, leur répondait-il, et je ne peux croire qu’elle ait le dessein de mettre mon âme en péril… Je vais, » se dit-il en sortant de la salle, « emprunter le bon cheval de mon voisin Buthan, et je serai à York en aussi peu de temps qu’il sera possible à une pareille monture. »

Mais, par un heureux hasard, il fut dispensé d’aller si loin : à environ un quart de mille de la préceptorerie, il rencontra deux cavaliers qu’à leur costume et à leurs gros bonnets jaunes il reconnut pour des juifs ; et lorsqu’il s’en fut approché, il vit que l’un d’eux était Isaac d’York pour qui il avait autrefois travaillé ; l’autre le rabbin Ben-Samuel. Tous deux étaient venus aussi près de la préceptorerie qu’ils l’avaient osé, car le bruit que le grand-maître avait convoqué les chevaliers en chapitre pour faire le procès à une sorcière, était parvenu jusqu’à eux.

« Frère Ben-Samuel, disait Isaac, le trouble est dans mon âme, et c’est avec raison. Cette accusation de sorcellerie n’est que trop souvent un prétexte sous lequel on cache de mauvais desseins contre notre peuple.

— Tranquillise-toi, fière, répondit le médecin ; tu peux entrer en accommodement avec ces Nazaréens, car tu possèdes le mammon de l’iniquité qui te met en état d’obtenir d’eux toute espèce d’immunité. L’or a sur les esprits féroces de ces hommes abandonnés de Dieu le même pouvoir que l’anneau du puissant roi Salomon avait pour commander aux mauvais génies. Mais quel est ce pauvre malheureux qui s’avance vers nous, appuyé sur des béquilles ? Je crois qu’il désire nous parler… Ami, » dit-il à Higg, « je ne te refuse pas le secours de mon art, si tu viens l’implorer ; mais je ne donnerais pas même un aspre à un homme qui demande l’aumône sur le grand chemin. Fi ! n’as-tu pas de honte ? Tu es paralysé des jambes ; en bien, travaille des mains pour gagner ta vie ; car, si tu ne peux être ni courrier, ni soldat, ni berger, si tu ne peux te mettre au service d’un maître impatient, il y a d’autres occupations… Eh bien, frère, qu’avez-vous donc ? » dit-il en se tournant tout-à-coup vers Isaac. Isaac, pendant que Ben-Samuel parlait, avait reçu le billet que Higg devait lui remettre ; à peine y eut-il jeté les yeux qu’il pâlit, poussa un gémissement, et tomba à terre plus mort que vif : il y resta quelques instants comme un homme privé de tout sentiment.

Le rabbin alarmé descendit de cheval, et employa tous les remèdes que son art lui suggérait pour rappeler son compagnon à la vie. Il avait même tiré de sa poche une boîte à ventouses, et se préparait à en faire usage, lorsque l’objet de ses inquiétudes reprit tout-à-coup ses sens ; mais ce fut pour jeter son bonnet loin de lui et se couvrir la tête de poussière. Le médecin crut d’abord devoir attribuer cette subite et violente émotion à un accès de démence ; et, persistant dans sa première intention, il reprit en main ses instruments. Cependant Isaac le convainquit bientôt de son erreur.

« Enfant de ma douleur, s’écria-t-il, on aurait dû te nommer Benoni au lieu de Rébecca ! Faut-il que ta mort conduise mes cheveux blancs au tombeau ! faut-il que, dans l’amertume de mon âme, je maudisse Dieu et que je meure !

— Frère, » dit le rabbin saisi de surprise, « tu es père en Israël, et tu oses prononcer de telles paroles ! J’espère que l’enfant de ta maison vit encore.

— Elle vit, répondit Isaac, mais comme Daniel dans la fosse aux lions où l’avait fait jeter le cruel Balthasar. Elle est captive chez les enfants de Bélial, et, sans pitié pour sa jeunesse et sa beauté, ils s’apprêtent à exercer leur cruauté sur elle. Oh ! elle était comme une couronne de palmes verdoyantes sur mes cheveux blancs ! et elle se flétrira en une nuit comme la courge de Jonas ! Enfant de mon amour ! ô Rébecca, fille de Rachel, les ténèbres de la mort t’environnent déjà.

— Tu n’as pas lu entièrement ce billet ; il nous indiquera peut-être ce que nous devons faire pour sa délivrance.

— Lis, mon frère, lis toi-même, car mes yeux sont inondés de larmes. »

Le médecin le prit et lut ce qui suit :

« À Isaac, fils d’Adonikam, que les gentils appellent Isaac d’York. Que la paix et la bénédiction de la promesse se multiplient sur toi !

« Mon père, je suis condamnée à mort pour un crime qui n’est jamais entré dans mon âme, pour le crime de sorcellerie. Si l’on peut trouver un homme vaillant qui consente à combattre pour ma défense, avec l’épée et la lance, suivant l’usage des Nazaréens, et cela dans la lice de Saint-George, sous trois jours à compter de celui-ci, le Dieu de nos pères lui donnera peut-être assez de force pour faire triompher l’innocence de celle qui ne sait où trouver aucun secours. Mais si un tel homme ne se trouve, les vierges de notre peuple peuvent dès à présent pleurer sur moi comme sur une malheureuse fille que Dieu a rejetée loin de lui, comme sur la biche qui a été frappée par le chasseur, ou comme sur la fleur qui a été coupée par la faux du moissonneur. C’est pourquoi vois ce que tu peux faire, et s’il t’est possible de me trouver un libérateur. Il y a un guerrier nazaréen qui consentirait peut-être à prendre les armes pour ma défense ; c’est Wilfrid, fils de Cedric, que les gentils appellent Ivanhoe ; mais il ne doit pas encore être en état de soutenir le poids de son armure. Néanmoins, mon père, fais-lui connaître ma position ; car il jouit d’une grande considération auprès des hommes puissants de son peuple ; et comme il a été notre compagnon dans la maison de servitude, il est possible qu’il détermine quelqu’un d’entre eux à venir combattre pour moi. Et dis-lui, dis à Wilfrid, fils de Cedric, que Rébecca, soit qu’elle vive, soit qu’elle meure, vivra et mourra tout-à-fait innocente du crime dont on l’accuse. Mon père, si c’est la volonté de Dieu que tu sois privé de ta fille, ne demeure pas long-temps sur cette terre de sang et de cruauté, mais retire-toi à Cordoue, pour y passer le reste de tes jours auprès de ton frère : il y vit en sûreté, à l’ombre du trône de Boabdil, ce redoutable Sarrasin ; car moins affreuses sont les cruautés des Maures envers la race de Jacob, que celles des Nazaréens d’Angleterre. »

Isaac écouta assez tranquillement la lecture de cette lettre ; mais, lorsque Ben-Samuel l’eut terminée, il recommença ses cris et ses démonstrations de douleur à la manière orientale, déchirant ses vêtements, couvrant sa tête de poussière, et s’écriant :

« Ma fille ! ma fille ! la chair de ma chair ! les os de mes os !

— Cependant, dit le rabbin, il faut prendre courage, car le chagrin ne remédie à rien. Ceins tes reins, et va à la recherche de ce Wilfrid, fils de Cedric. Peut-être t’aidera-t-il de ses conseils ; peut-être même trouvera-t-il du secours, car ce jeune homme est en grande faveur auprès de Richard surnommé par les Nazaréens Cœur-de-Lion, qui, nous en sommes assurés, est de retour en ce pays. Il peut se faire qu’il obtienne du roi des lettres scellées de son sceau, défendant à ces hommes de sang, qui déshonorent le Temple, d’où ils ont tiré leur nom, de donner suite à leurs iniques procédures.

— J’irai à sa recherche, dit Isaac, car c’est un brave jeune homme, qui a eu compassion de l’exilé de la terre de Jacob. Mais il ne peut encore se revêtir de son armure, et quel autre chrétien voudra combattre pour la fille opprimée de Sion ?

— Frère, tu parles comme un homme qui ne connaît point les gentils ; avec de l’or tu achèteras leur valeur, comme avec de l’or tu achèteras ta sûreté. Prends courage, et hâte-toi de chercher ce Wilfrid d’Ivanhoe. Moi aussi, je vais me mettre en route et travailler pour toi, car ce serait un grand crime que de te laisser seul sous le poids d’une telle calamité. Je vais me rendre à York ; un grand nombre de vaillants guerriers y sont assemblés, et je ne doute pas que parmi eux je n’en trouve quelqu’un qui consentira à combattre pour ta fille ; car l’or est leur Dieu, et pour de l’or ils engageraient leur vie aussi facilement qu’ils engagent leurs terres. Tu ratifieras, tu accompliras toutes les promesses que je pourrai faire en ton nom, mon frère ?

— N’en doute pas ; et je bénis le ciel, qui dans ma misère m’a envoyé un tel consolateur… Cependant garde-toi de leur accorder trop promptement ce qu’ils te demanderont ; car c’est le propre de cette race maudite de demander des marcs pour obtenir des onces. Au surplus, fais comme tu jugeras convenable, car je suis au désespoir : à quoi me servirait tout mon or, si l’enfant de mon amour venait à périr ?

— Adieu donc, dit Nathan, et puisse-t-il t’arriver selon tes désirs ! »

Ils s’embrassèrent et partirent chacun par une route différente. Higg les regarda s’éloigner.

« Ces chiens de juifs ! » dit-il au bout de quelques instants, « ne pas faire plus d’attention à un membre libre d’une corporation, que si j’étais un esclave ou un Israélite circoncis comme eux ! Ils auraient bien pu, il me semble, me jeter un ou deux sequins. Rien ne m’obligeait à leur apporter ce maudit griffonnage, au risque d’être ensorcelé, comme bien des gens m’en ont averti. Je me soucie bien du morceau d’or que la jeune fille m’a donné, si, à Pâques prochain, lorsque j’irai à confesse, je dois être blâmé par le prêtre, et obligé de lui donner le double pour me réconcilier avec l’Église, et peut-être encore, par dessus le marché, recevrai-je le nom de messager boiteux des juifs ? Je crois, en vérité, que cette fille m’a ensorcelé pendant que je me tenais dans la salle. Mais il a en toujours été de même ; juif ou gentil, toutes les fois que, dans sa maison, il y avait une commission à faire, personne ne pouvait rester en place ; et, ma foi ! moi-même, quand j’y pense, je donnerais outils, boutique, enfin tout ce que je possède, pour lui sauver la vie. »



  1. Ce vieux mot signifie excuse par impossibilité de comparaître en justice. Il se rapporte ici au privilège qu’avait l’accusée de fournir un champion, son sexe ne lui permettant pas de combattre en personne. a. m.