Jane Austen (Rague)/Conclusion

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Henri Didier (p. 197-201).


CONCLUSION


On peut se demander si l’enthousiasme que le public anglais montre actuellement pour les œuvres de Jane Austen est durable. N’y aurait-il pas là un simple engouement, en harmonie avec l’état d’esprit du temps mais passager, une vogue peut-être à son apogée et qui en dépit d’une persistance déjà remarquable serait destinée à s’évanouir bientôt ? Nous ne le croyons pas. Les personnages de Miss Austen sont des « types permanents et non accidentels » [1]. Tant qu’il y aura une classe moyenne, aussi longtemps que ses membres prendront un malicieux plaisir à retrouver tous les travers de leurs connaissances en des portraits fidèles spirituellement dessinés, le nombre des lecteurs de Mansfield Park et d’Emma ne diminuera pas. Les romans qui nous offrent des peintures à la fois si amusantes et si conformes à la réalité sont rares, et bien des années passeront avant qu’ils se multiplient au point d’étouffer la réputation de Jane Austen. La littérature de fiction d’aujourd’hui n’est point, en général, complètement à l’abri du reproche que faisait Fielding à celle du xviiie siècle : « Il est aussi difficile de rencontrer la vraie nature humaine dans les livres que le véritable jambon de Mayence ou le véritable saucisson de Bologne dans les boutiques ». La plupart de nos romanciers s’efforcent bien de mettre le plus qu’ils peuvent de cette nature humaine dans leurs ouvrages, mais souvent ils vont la chercher très loin d’eux. Le citadin veut nous introduire dans l’intimité des paysans, le petit bourgeois s’attache à nous montrer les mœurs aristocratiques, le mondain élégant et riche se plaît à sonder les vices de la populace. On croirait qu’ils ne peuvent décrire que ce qu’ils ne connaissent pas, peindre que ce qu’ils ne font qu’apercevoir. Beaucoup d’entre eux se documentent fort consciencieusement : ils se rendent sur place, ils examinent les lieux minutieusement, ils interrogent les personnes de tout sexe et de tout âge, ils écoutent chaque partie, ils réunissent un formidable dossier sur leur sujet. Et quelquefois, leurs romans nous donnent, à nous qui ignorons le milieu évoqué, l’illusion de la réalité et de l’exactitude. Mais ceux dont ils ont la prétention de tracer un portrait ressemblant ne se reconnaissent pas dans leurs livres. Malgré ses scrupuleuses enquêtes, l’auteur est resté étranger aux sentiments de ses personnages ; il n’en a qu’une idée vague, car il n’a jamais joui de leurs bonheurs ni souffert de leurs détresses. Il n’a jamais dit leurs phrases, fait leurs gestes, et il les interprète tout de travers. Il n’est point à l’unisson.

La méthode de Jane Austen est, nous l’avons vu, fort différente. Elle ne s’écarte pas du petit coin de terre où elle a toujours vécu, elle se contente de nous décrire l’étroit groupe humain dont elle a toujours partagé les joies et les douleurs, les opinions et les préjugés. Elle ne met en scène que des hommes et des femmes qui parlent le même langage qu’elle, observent les mêmes conventions, aspirent aux mêmes félicités bienséantes et calmes. Ainsi la plus petite touche du tableau est juste, significative, sentie. L’ensemble de l’œuvre paraît peut-être un peu maigre, trop uniforme, insuffisant pour donner une idée de la variété de la nature humaine. Mais comme il s’agit de personnalités appartenant à la classe moyenne, avec des qualités et des défauts moyens qui se retrouvent d’un bout à l’autre de l’échelle sociale, comme l’auteur nous expose le résultat de vingt, trente années d’observations journalières sur le même milieu, son analyse gagne en profondeur ce qu’elle perd en étendue. Et par dessus tout, les pages de ses livres ne donnent jamais l’impression d’une série de fiches soigneusement révisées et ordonnées. Il n’y a rien de tendu, rien de forcé dans son étude ; jamais la préoccupation de faire saillir le trait dominant de tel ou tel type ne vient fausser l’importance relative des événements. Situations et personnages, tout est à sa place ; ni les uns ni les autres ne sont disproportionnés ou dénaturés. De là cette attraction qu’exercent et qu’exerceront toujours Orgueil et Préventions, Mansfield Park, Emma sur ceux mêmes qui connaissent le plus intimement la société qui y est dépeinte.

Mais si ce naturel parfait doit conserver longtemps aux livres de Jane Austen une clientèle raffinée, il ne leur attirera probablement jamais les sympathies populaires. Cette accumulation de petites scènes de la vie bourgeoise ordinaire ne va pas sans quelque monotonie ; et beaucoup de gens préfèrent à ces romans où il ne se passe que des faits insignifiants les histoires de galants spadassins, de policiers et de cambrioleurs chevaleresques, les récits mélodramatiques qui font frémir et pleurer. Évidemment, lorsque le lecteur des Alexandre Dumas, des Conan Doyle, des Eugène Sue et de leurs émules, gorgé d’exploits fantastiquement héroïques et d’amours sublimes, ouvre un livre de Jane Austen, il trouve ses personnages bien plats et leurs aventures bien communes. Cela ressemble à sa propre vie, et sa propre vie il la connaît trop ou du moins il croit trop la connaître, pour y apercevoir quelque chose d’intéressant. Elle est pour lui comme les sites du pays natal dont il ne saisit pas les beautés trop familières, dont il ne sait discerner ni la délicatesse des lignes ni la finesse des teintes, tandis qu’il s’extasie sur le pittoresque

extravagant et les couleurs voyantes des cartes postales venues de loin. De même qu’il faut une certaine éducation de l’œil et de la sensibilité pour comprendre le charme d’un coin de campagne aux reliefs discrets, de même il faut un certain raffinement d’esprit pour se plaire aux simples histoires de Jane Austen, à son style sobre et limpide ; et suivant l’expression de George Eliot « seules les intelligences cultivées savent apprécier son art exquis » [2].

Les livres de Miss Austen ne sont point pour ses admirateurs d’honnêtes romans que les mères peuvent mettre entre les mains de leurs tilles afin de satisfaire leur sentimentalité sans craindre d’enflammer leur imagination. Ils y cherchent autre chose que des épisodes émouvants et ne courent pas à la dernière page pour connaître plus tôt le dénouement. Seuls les détails leur importent. Il faut se rappeler, en abordant ces volumes pleins d’une saveur subtile, le conseil de Bacon : « Quelques livres doivent être goûtés, d’autres doivent être avalés et un très petit nombre doivent être mâchés et digérés ; c’est-à-dire quelques livres ne doivent être lus qu’en partie, quelques autres sans grande attention, et un très petit nombre entièrement, avec soin et réflexion. » Les livres de Jane Austen sont du très petit nombre qui doivent être mâchés et digérés. C’est à cette condition qu’ils nous procurent toute la délicate joie intellectuelle qu’ils sont susceptibles de donner. Et, si quelques personnes graves ont peur de compromettre leur respectabilité, en s’appesantissant ainsi sur de fraîches histoires où il n’est question que de raisonnables amours de jeunes gens bien élevés, elles n’ont, pour calmer leurs scrupules, qu’à se rappeler qu’un éminent homme d’État, Disraëli, se vantait d’avoir lu dix-sept fois Orgueil et Préventions.

On ne se repent jamais de relire ces charmants ouvrages, et on les aime de plus en plus à mesure qu’on les pratique. À chaque nouvelle lecture comme à chaque nouvelle audition d’un opéra favori, on y découvre de nouvelles beautés passées d’abord inaperçues, on saisit des traits d’esprit, des nuances de caractère, des ironies voilées qu’on avait négligées. En même temps qu’ils nous divertissent, ces livres sans prétention nous habituent à mieux observer ce qui se passe sous nos yeux et nous rendent notre entourage plus intéressant. Ils nous montrent que l’existence la plus modeste offre les mêmes contrastes et les mêmes émotions que la vie la plus agitée, pour qui sait goûter l’humour de ses petites péripéties et sentir la poésie de ses menus événements. Ils nous enseignent une indulgence aimable et ironique, nous accoutument à sourire doucement des méchancetés et des ridicules, au lieu de nous en indigner.

Si nos compatriotes se décident à faire connaissance avec la spirituelle petite bourgeoise du Hampshire, ils ne se trouveront point dépaysés en sa compagnie. Elle ne les introduira pas, comme tant de romanciers étrangers, dans un monde effarant de révoltés à l’idéal nuageux, de déséquilibrés qui parlent un langage aussi obscur que celui des anciens augures, et ils n’auront point à se torturer l’esprit pour deviner la signification d’un symbolisme mystérieux. En leur faisant les honneurs de la société de Meryton, Jane Austen ne leur présentera que de bons bourgeois aux idées positives et claires, dont les phrases n’ont rien de sibyllin, qui agissent toujours dans un but réel, visible et précis. Elle tire de leurs aventures une morale toute pratique, pleine de bon sens, agrémentée d’une pointe de scepticisme narquois, la morale des fables de La Fontaine. N’est-ce point là des livres susceptibles de plaire au public français ?


  1. A. Birrell. C. Brontë.
  2. H. Bonnell. C.Brontë, G. Eliot, J. Austen.