Aller au contenu

Jean Chrysostome/Sur la porte est étroite

La bibliothèque libre.


HOMÉLIE[modifier]

SUR LA NÉCESSITÉ DE RÉGLER SA VIE SELON DIEU. SUR LE TEXTE : LA PORTE EST ÉTROITE.[modifier]

Explication de l’Oraison Dominicale.[modifier]

AVERTISSEMENT et ANALYSE.[modifier]


1o et 2o Dans cette homélie, l’orateur, après avoir montré combien les fidèles doivent être attentifs aux oracles de l’Évangile ; après avoir fait voir, en citant ces passages : La porte de la vie est étroite…… La porte de la perdition est large……, combien peu de chrétiens sont occupés de leur âme et des objets célestes, combien au contraire sont livrés aux soins du corps et aux objets terrestres ; l’orateur, dis-je, après ces réflexions préliminaires, passe à la prière, comme au sujet qu’il veut traiter. Il reproche à la plupart des hommes de demander à Dieu des biens fragiles et périssables, la beauté, les richesses, les honneurs, et de ne pas s’en rapporter à lui pour les biens qui leur sont vraiment utiles ; il s’élève contre ces âmes vindicatives qui prétendent intéresser dans leur vengeance, le Ciel même qui condamne la vengeance. — 3o 4o et 5o Jésus-Christ nous apprend comment nous devons prier. Un éloge de l’Oraison Dominicale est suivi de l’explication de cette excellente prière, dont tous les articles sont expliqués et enchaînés avec beaucoup d’art et de naturel.

On ne peut pas fixer la date de cette homélie. Quelques savants doutent qu’elle soit de saint Jean Chrysostome. L’éditeur bénédictin pense le contraire ; il juge avec raison qu’elle est vraiment digne de cet orateur, soit pour le fond des choses, soit pour la beauté du style.

1. La lecture de l’Écriture sainte est toujours pour ceux qui la font avec attention une leçon de vertu ; mais les Évangiles surtout renferment, dans leur texte vénéré, la doctrine la plus sublime ; les paroles qu’ils contiennent sont les oracles mêmes du grand Roi. Aussi menace-t-il d’un châtiment terrible ceux qui ne mettent pas tous leurs soins à garder ses commandements. Si, pour enfreindre les ordres d’un prince de la terre, on encourt une punition inévitable, combien plus des tourments intolérables accableront-ils celui qui aura violé les ordres du Maître des cieux ! Puis donc que la négligence nous expose à de tels dangers, appliquons-nous avec plus de soin que jamais à comprendre les paroles qui viennent d’être lues, paroles tirées de l’Évangile. Or, quelles sont-elles ? Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et qu’il en est peu qui la trouvent ! et encore : Large est la porte et spacieuse la voie qui mène à la perdition, et nombreux sont ceux qui la suivent. (Mat. 7, 14) Pour moi qui entends fréquemment ces paroles et qui vois combien les hommes s’empressent à des soins inutiles, la vérité de ces sentences me jette dans la stupéfaction. Tous marchent dans la voie spacieuse, tous courent après les choses présentes sans s’occuper le moins du monde des choses futures ; ils se plongent sans cesse dans les jouissances de la chair et pour leurs âmes ils les laissent s’abîmer dans la fange ; ils reçoivent chaque jour mille blessures et n’ont même pas le sentiment des maux qui les dévorent : leur corps est-il blessé, ils font en toute hâte chercher le médecin, l’appellent chez eux, lui donnent un salaire aussi grand qu’ils le peuvent, supportent tout avec patience, se soumettent à un difficile

traitement pour procurer au corps sa santé ; et pour leur âme qui languit, ils n’éprouveront nul souci, ils ne feront rien pour recouvrer une santé si précieuse, quoiqu’ils sachent bien que le corps doit mourir et disparaître, qu’il est passager comme les fleurs du printemps, que comme elles il se fane, se flétrit, se corrompt ; que l’âme au contraire est immortelle, qu’elle a été faite à l’image de Dieu, et que c’est elle qui a mission de gouverner ce corps animal. Ce qu’est le cocher au char, le pilote au navire, le musicien à l’instrument, le Créateur a voulu que l’âme le fût à ce corps de boue. C’est elle qui tient les rênes, qui dirige le gouvernail, qui touche les cordes, et lorsqu’elle s’acquitte bien de sa fonction, il en résulte comme un harmonieux concert de vertu ; lorsqu’au contraire elle fait vibrer les cordes ou trop faiblement ou plus fort qu’il ne faut, art et harmonie, tout disparaît. Voilà cette âme que négligent la plupart des hommes, qu’ils ne jugent pas digne d’un moment d’attention, tandis que toute leur vie sera employée à s’occuper du corps ; les uns embrassent la carrière maritime, ils vont combattre contre les flots et les tempêtes, portant partout avec eux la vie et la mort, confiant à un fragile bois à toutes les espérances de leur salut ; d’autres se vouent au pénible soin de cultiver la terre, tantôt la remuant profondément avec la charrue, tantôt l’ensemençant puis moissonnant ; tantôt plantant puis recueillant, et leur vie se passe tout entière dans ces accablants travaux. Celui-ci se livre au commerce aussi voyagera-t-il et sur terre et sur mer ; à son pays il préférera les pays étrangers, il quittera patrie, famille, amis, parents, enfants même, pour aller chercher un peu d’argent sur une terre inhospitalière. Et pourquoi énumérer les professions nombreuses que les hommes n’ont inventées que pour les besoins de leur corps dans lesquelles ils s’emploient, et le jour et la nuit pour soigner ce qu’il y a en eux de moins noble, tandis que, pour leur âme, ils la laissent abandonnée à la faim, à la soif, à la misère la plus sordide et la plus repoussante, en proie à mille maux divers ? Et après ces travaux, après toutes ces peines, ils n’y auront pas rendu supérieur à la mort leur corps mortel, mais ils auront précipité dans des supplices sans fin et le corps mortel et l’âme immortelle.
2. Aussi, déplorant l’aveuglement qui s’est emparé de ces hommes, je voudrais, pour dissiper les ténèbres épaisses qui les entourent, m’élever en un lieu d’où j’apercevrais toutes les générations des hommes, je voudrais être doué d’une voix qui pénétrât jusqu’aux extrémités de la terre, d’une voix qui se fit entendre de tous, pour proclamer et faire retentir partout cette parole de David : Enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? Pourquoi aimez-vous la vanité, recherchez-vous le mensonge (Ps. 4,3), et préférez-vous aux choses célestes les choses qui passent ? Jusques à quand aurez-vous les yeux fermés et les oreilles closes pour ne pas entendre cette voix qui vous crie chaque jour : Demandez et il vous sera donné ; cherchez et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert ; car quiconque demande reçoit ; et qui cherche trouve, et à qui frappe il sera ouvert ? (Mt. 7,7-8) Mais comme il y en a qui mènent une vie imparfaite, se précipitent vers les choses du temps, se plaisent dans les pensées de la chair, ne savent pas prier convenablement, notre commun Maître a voulu enseigner la manière de prier, disant : Quand vous prierez, ne parlez pas beaucoup comme les païens ; ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. (Mt. 6,7) Il veut empêcher cette abondance qui se répand en paroles et qui ne sert à rien.
Par ce flux d’inutiles paroles qu’il défend, le Seigneur nous donne à entendre que dans la prière il ne faut pas demander les choses passagères et périssables. Ne demandez donc pas la beauté du corps que le temps flétrit, que la maladie enlève, que la mort fait disparaître car telle est la beauté du corps. C’est une fleur éphémère, qui paraît dans le printemps de la jeunesse et qui bientôt se fane sous l’action du temps. Et si vous voulez voir ce qui la soutient, vous aurez bientôt appris à la mépriser C’est l’humeur, le sang, le suc de la nourriture que nous avons prise : voilà ce qui circule dans les yeux, les joues, le nez, le front, les lèvres, en un mot dans le corps tout entier, et sucette circulation disparaît, la beauté du visage disparaît aussi. Ne demandez pas l’abondance des richesses, des richesses qui, comme les eaux d’un fleuve, s’écoulent et s’enfuient, qui passent tantôt à celui-ci, tantôt à celui-là, qui échappent à leurs possesseurs, qui ne peuvent rester à ceux qui les aiment, qui amènent avec elles des envieux, des voleurs, des calomniateurs, toute sorte de maux, incendies, naufrages, attaques, séditions, infidélités même dans notre maison, vols de créances, faux en écritures, et tous ces accidents auxquels ceux qui aiment les richesses sont exposés par leur fortune même. Ne demandez pas les dignités : car elles aussi amènent mille maux, soucis redoutables, insomnies continuelles, pièges de la part des envieux, machinations perfides de la part des ennemis, sophismes des rhéteurs qui sous leurs beaux discours déguisent la vérité et la rendent presque insaisissable, grave péril pour les juges. Il en est dont les prières se répandent en paroles nombreuses et inutiles pour demander au Dieu tout-puissant ces choses et autres semblables, tandis qu’ils n’attachent aux biens réels aucun intérêt. Ce n’est, pas le malade qui apprend au médecin l’utilité de tel ou tel remède ; il n’a qu’à se soumettre à ceux qu’on lui donne, quelque pénible que doive être le traitement. Ce ne sont pas les passagers qui disent au pilote comment il faut tenir le gouvernail et diriger le navire ; mais, restant sur le pont, ils se fient à son expérience, non seulement quand la navigation est heureuse, mais encore quand ils se voient exposés à des dangers extrêmes. C’est seulement lorsqu’ils ont affaire à Dieu, qui sait pourtant ce qu’il leur faut pour leur bonheur, que les hommes ont l’esprit assez mal fait pour ne pas s’en rapporter entièrement à lui ; mais ils demandent comme utile ce qui leur serait nuisible, semblables à un malade qui prierait le médecin de lui donner non ce qui peut faire disparaître la maladie, mais ce qui en entretiendrait et en nourrirait la cause. Le médecin se garderait d’écouter la demande du malade, même quand il le verrait pleurer et gémir ; il ne suivrait que sa science, et cette insensibilité, nous l’appellerions non cruauté, mais humanité ; s’il obéissait au malade et lui fournissait ce qu’il demande, il agirait envers lui comme un ennemi : mais en lui résistant et combattant ses désirs, il ne montre pour lui que de la bienveillance et de la charité : de même le médecin de nos âmes ne saurait écouter des demandes qui tourneraient au détriment de ceux, qui les font. Les pères qui aiment leurs enfants ne leur fournissent, quand ils sont encore jeunes, ni épées ni charbons de feu ; ils savent bien que ce leur serait un funeste présent. Et il y en a cependant qui sont assez insensés pour demander à Dieu non seulement la beauté corporelle, la richesse, la puissance, mais encore la malédiction et des châtiments terribles pour leurs ennemis, et ce Dieu dont ils recherchent la faveur et les bonnes grâces, ils appellent ses colères et ses sévérités sur leurs ennemis. Le Seigneur les blâmant par avance nous ordonne de ne pas parler longtemps dans nos prières ; il nous enseigne ce qu’il y faut dire, et en peu de paroles il nous instruit de toutes les vertus : ces paroles ne nous apprennent pas seulement à bien prier, mais elles suffisent pour régler toute notre vie.
3. Quelles sont-elles et quel en est le sens ? voilà ce qu’il nous faut rechercher avec soin, pour les observer fidèlement comme des lois divines. Notre Père qui êtes aux cieux. (Mt. 6,9 et suiv) Quel excès de charité ! Quelle sublime élévation ! Par quelles paroles dignement remercier Celui qui nous a comblés de tant de biens ! Considérez, mes chers auditeurs, la bassesse de notre commune nature, examinez notre origine et vous n’y trouverez rien que boue, que cendre, que poussière ; formés de terre, nous retournerons en terre après notre mort. Puis, admirez l’insondable abîme de la bonté de Dieu qui veut que nous lui donnions le nom de Père, nous terrestres à lui qui habite le ciel, nous mortels à lui immortel, nous corruptibles à lui incorruptible, nous qui passons à lui qui demeure, nous qui ne faisons que de sortir de la boue à lui qui est Dieu de toute éternité. Toutefois, s’il vous permet de prononcer ce nom, il ne veut pas que ce soit en vain, mais bien afin que, respectant le nom de Père que lui donne votre bouche, vous imitiez sa bonté, comme il dit en un autre endroit : Devenez semblables à votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes comme sur les injustes ; (Mt. 5,45) Vous ne pouvez appeler votre Père, le Dieu de toute bonté, si vous gardez un cœur cruel et inhumain ; car, dans ce cas, vous n’avez plus en vous la marque de bonté du Père céleste ; mais vous êtes descendus au rang, des bêtes féroces, vous êtes déchus de votre noblesse divine, vous êtes dégénérés selon cette parole de David : L’homme n’a pas compris la gloire à laquelle il était élevé ; il est devenu comparable aux animaux privés de raison, et il s’est fait semblable à eux. (Ps. 4, 8, 21) Quoi ! cet homme s’élance comme le taureau, frappe du pied comme l’âne, garde rancune comme le chameau, s’emplit le ventre comme l’ours, dérobe comme le loup, pince comme le scorpion, est rusé comme le renard, hennit après les femmes comme le cheval après les cavales, et il pourrait faire entendre la parole des enfants et appeler Dieu du nom de Père ! Mais comment faudrait-il l’appeler lui-même ? Bête féroce ? Mais de tous les vices que je viens d’énumérer les animaux n’en ont qu’un, et celui-ci les réunit tous et il a moins de raison que les animaux mêmes. Que dis-je, bête féroce ? Mais il est pire que les animaux. Ceux-ci, quoique féroces par nature, peuvent, par le soin de l’homme, s’apprivoiser. Mais celui qui 'est homme, et qui change la férocité naturelle des animaux en une douceur qui ne leur est pas naturelle, quelle excuse aura-t-il donc, lui qui change la douceur qui lui est naturelle en une férocité qui ne lui est pas naturelle, lui qui peut rendre doux ce qui est cruel par nature et qui se rend cruel lorsque, par nature, il est doux, lui qui apprivoise le lion et le rend docile, et qui change son propre cœur en un cœur plus cruel que celui du lion ! Il y a deux obstacles à vaincre chez le lion, puisqu’il est privé de raison et qu’il est le plus féroce des animaux ; et pourtant la sagesse que Dieu nous a donnée dompte cette nature rebelle. Et celui qui triomphe de la nature des animaux va perdre l’avantage que la nature lui a donné ! le lion, il le fait homme, et il lui est indifférent de faire de lui-même un lion ! Au lion il donne ce qui est au-dessus de sa nature, et à lui-même il refuse ce qui est de sa nature ! Comment donc pourrait-il appeler Dieu son Père ? Un homme plein de bonté et de charité pour son prochain, un homme qui, loin de se venger des injures reçues, ne rend que le bien pour le mal, celui-là seul peut sans crainte appeler Dieu son Père. Voyez maintenant et saisissez toute la force de ces paroles : elles nous font une loi de nous aimer les uns les autres, elles nous resserrent tous dans le lien d’une charité mutuelle. Le Seigneur ne nous a pas commandé de dire, mon Père qui êtes aux cieux, mais bien notre Père qui êtes aux cieux, afin que, sachant que nous avons un Père commun, nous éprouvions les uns pour les autres un amour fraternel. Ensuite pour nous apprendre à nous détacher de la terre et des choses de la terre, à ne pas nous courber sans cesse vers elle, mais à saisir les ailes de la foi, à prendre notre essor, à traverser les airs, à passer au-delà des régions éthérées, à chercher celui que nous appelons notre Père, il nous a ordonné de dire : Notre Père qui êtes aux cieux, non que Dieu ne se trouve que dans les cieux, mais pour que nous qui sommes actuellement attachés à la terre, nous levions les yeux au ciel, et qu’admirant la beauté des biens qui nous y attendent, nous aspirions vers eux de tout notre cœur.
4. Telle est la première parole ; écoutez maintenant la seconde : Que votre nom soit sanctifié. Ce serait une folie de croire qu’il demande pour Dieu un accroissement de sainteté, par ces paroles : Que votre nom soit sanctifié, car il est saint, tout à fait saint, saint par excellence. Et les séraphins, dans des chants continuels, lui adressent cet hymne  : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées ; le ciel et la terre sont remplis de sa gloire. Comme ceux qui, acclamant les monarques, les appellent rois et empereurs, n’ajoutent rien à leurs prérogatives, mais ne font que proclamer celles qu’ils possèdent ; de même nous ne donnons pas à Dieu une sainteté qu’il n’aurait pas, lorsque nous lui disons : Que votre nom soit sanctifié; nous proclamons seulement celle qu’il a : car, l’expression qu’il soit sanctifié, se dit au lieu de : qu’il soit glorifié. Cette parole nous apprend à diriger notre vie dans le chemin de la vertu, afin qu’en nous voyant, les hommes glorifient notre Père céleste, selon ce qui est dit en un autre endroit de l’Évangile : Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres e¢ qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Mt. 5,16) Puis Jésus-Christ nous enseigne à dire : que votre règne arrive. Tyrannisés par les concupiscences charnelles, assaillis de mille tentations, nous avons besoin du règne de Dieu, de peur que le péché ne règne dans ce corps mortel et ne le rende esclave des passions, de peur encore que nos membres ne deviennent des instruments d’iniquité pour le péché, mais afin qu’ils soient des instruments de justice aux mains de Dieu et que nous nous rangions dans l’armée du Roi des siècles. Cette parole nous apprend encore à ne pas trop nous attacher à cette vie mortelle, mais à fouler aux pieds les choses présentes, à désirer les choses futures comme étant seules stables, à rechercher le royaume du ciel et de l’éternité, à ne pas mettre notre bonheur dans les choses qui peuvent nous plaire ici-bas, ni dans la beauté des corps, ni dans l’abondance des richesses, ni dans les grandes possessions, ni dans le luxe des pierreries, ni dans la magnificence des maisons, ni dans les dignités et les honneurs, ni dans la pourpre et le diadème, ni dans les festins, dans les mets exquis, dans les plaisirs quels qu’ils soient, mais à répudier avec mépris ces faux biens, pour tendre de tous nos efforts vers le seul règne de Dieu. Après nous avoir enseigné le détachement du monde, le Seigneur ajoute : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel; il nous a inspiré l’amour des biens à venir, il nous les a fait désirer avec ardeur, et quand il a jeté cette flamme dans notre cœur, il dit : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, comme s’il disait : O vous, notre R. accordez-nous de vivre comme ceux qui sont au ciel, afin que ce que vous voulez nous le voulions aussi. Secourez notre volonté qui faiblit, qui voudrait accomplir vos préceptes, mais qui en est empêchée par la fragilité du corps. Tendez-nous une main secourable, à nous qui voudrions courir et qui ne pouvons que nous traîner. Notre âme a des ailes, mais alourdies par la chair ; elle s’élance vers le ciel, mais la chair la fait retomber lourdement sur la terre ; avec votre secours tout lui deviendra possible, même ce qui est impossible. Que votre volonté donc soit faite sur la terre comme au ciel.
5. Comme il vient de nommer la terre, et qu’à des créatures, sorties de la terre, vivant sur la terre, portant un corps formé de la terre, il faut un aliment conforme à leur nature, Jésus-Christ devait nécessairement ajouter : Donnez-nous aujourd’hui le pain nécessaire à notre subsistance. Il veut que nous demandions le pain nécessaire à notre subsistance, non le superflu, mais le nécessaire, ce qui suffit à réparer les pertes que le corps subit sans cesse et à l’empêcher de mourir de faim, non des tables voluptueuses, non des mets variés, non des festins préparés avec une savante industrie, non des pâtisseries délicates, non des vins aux parfums de fleurs, et tous ces autres raffinements qui flattent le palais, mais qui accablent l’estomac, qui appesantissent l’esprit, qui font que le corps se révolte contre l’esprit, semblable à un cheval rebelle au frein comme à la voix de son cavalier. Ce n’est pas là ce que la parole de Dieu nous enseigne à demander, mais le pain nécessaire à notre subsistance, c’est-à-dire qui s’assimile au corps et le fortifie. Et ce pain, il ne nous ordonne pas de le demander pour un grand nombre d’années, mais seulement pour le jour présent. Ne soyez pas inquiets, nous dit-il, pour le lendemain. (Mt. 6,34) Pourquoi vous inquiéteriez-vous du lendemain, vous qui ne verrez pas le lendemain, qui travaillerez sans recueillir les fruits de votre travail ? Confiance en ce Dieu qui donne à toute chair sa nourriture ! (Ps. 135,25) Celui qui vous a donné votre corps, qui d’un souffle de sa bouche a créé votre âme, qui vous a doué de raison, qui, même avant votre création, vous avait préparé tant de biens, vous abandonnera-t-il après votre création, lui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et pleuvoir sur les justes et sur les injustes ? (Mt. 5,45) Placez donc en lui votre confiance, ne lui demandez que la nourriture du jour présent, lui laissant le soin du lendemain, comme disait le bienheureux David : Abandonne au Seigneur le soin de ta personne et il te nourrira. (Ps. 54,23)
Après nous avoir enseigné dans les paroles précédentes la plus sublime philosophie, sachant qu’il est impossible qu’étant hommes et revêtus d’un corps mortel nous ne tombions pas, il nous a appris à dire : Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Cette demande renferme trois préceptes salutaires : à ceux qui sont parvenus à un haut degré de vertu Jésus-Christ apprend qu’ils ne doivent pas cesser d’être humbles, ni se confier en ce qu’ils ont fait de bien, mais craindre et trembler et se souvenir de leurs iniquités passées, comme le faisait le grand Paul qui, après tant de bonnes œuvres, disait : Jésus-Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier (1Tim. 1,15) : il ne dit pas j’étais, mais je suis, montrant par là que le souvenir du passé lui était sans cesse présent. A ceux donc qui sont arrivés à la perfection, Notre-Seigneur par ces paroles indique que l’humilité doit être leur sauvegarde. A ceux qui sont tombés après la grâce du saint baptême, loin de les laisser désespérer de leur salut, il apprend à demander au médecin des âmes le pardon qui les guérira. En outre il nous donne à tous une leçon de charité. Il veut que nous soyons indulgents pour les coupables, sans ressentiment contre ceux qui nous ont offensés : si nous pardonnons, on nous pardonnera, et c’est nous qui fournissons la mesure du pardon qui nous sera accordé. Car nous demandons d’obtenir autant que nous aurons accordé, nous demandons une indulgence proportionnée à celle que nous aurons eue nous-mêmes. Après cela, Jésus-Christ nous ordonne de dire : Et ne nous induisez pas en tentation ; mais délivrez-nous du mal. Il nous arrive bien des maux causés par les démons, bien des maux causés par les hommes, soit qu’ils nous tourmentent ouvertement, soit qu’ils nous tendent des pièges cachés. Le corps, s’il se soulève contre l’âme, nous cause un grave dommage ; s’il tombe dans les innombrables maladies qui nous assiègent, il ne nous amène que douleurs et afflictions. Puis donc que de toutes parts nous sommes exposés à des maux si nombreux et si divers, Notre-Seigneur nous apprend à demander au Dieu tout-puissant d’en être délivrés. Car devant celui qu’il protège, la tempête s’apaise, les flots redeviennent tranquilles, le démon s’enfuit confus, comme autrefois quand, se retirant des hommes, il entra dans le corps des pourceaux ; ce que même il n’osa pas faire sans permission. S’il n’a pas même de pouvoir sur des pourceaux, en aura-t-il sur des hommes vigilants et humbles, gardés par le Dieu qu’ils adorent comme leur maître et leur roi ? Aussi à la fin de cette prière nous montre-t-il qu’à Dieu appartiennent la royauté, la puissance et la gloire, en disant : À vous sont la royauté, la puissance et la gloire pour toute l’éternité [1] : Ainsi soit-il. Comme s’il disait : je vous demande tout cela parce que je vous reconnais comme le Maître universel de toutes choses, comme ayant une puissance qui ne finira jamais, pouvant tout ce que vous voulez, possédant une gloire qu’on ne peut vous ravir. Pour tous ces motifs, rendons grâces à Celui qui a daigné nous accorder tant de biens, et proclamons qu’à Lui convient toute gloire, tout honneur et toute puissance ; à Lui, dis-je, Père, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

  1. Cette conclusion de l’oraison dominicale se trouve dans les bibles grecques, mais non dans la Vulgate.