Jean Coste (Lavergne)/VII

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Jean Coste, (1901)
P. Ollendorff (p. 50-59).
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VII

Ce baptême, fixé pour le second dimanche de janvier, rendait Coste fort soucieux. Il redoutait, depuis l’accouchement de Louise, que ses beaux-parents ne vinssent s’installer, plusieurs jours, dans sa maison. Louise exprimait le désir d’avoir sa mère auprès d’elle. Il n’osa la contrarier ni lui avouer tout à fait les embarras d’argent, de plus en plus graves, où il se débattait.

Il avait donc écrit et attendait impatiemment une réponse. Passe encore sa belle-mère. Elle pourrait lui être une aide précieuse. Mais il connaissait son beau-père et appréhendait son arrivée. Une fois à Maleval, il n’en partirait que difficilement. C’était presque avec effroi que Jean, qui, à cause de sa chère Louise, aimait pourtant ses beaux-parents, supputait les nouvelles dépenses que nécessiterait la visite du menuisier. Celui-ci, lier de son gendre l’instituteur, serait heureux de jouer au monsieur et de dépouiller son bourgeron parmi des paysans ébaubis de ses allures et de son bagou. Il s’acoquinerait volontiers à Maleval, mangeant et buvant sans compter, payant des bocks à l’un et à l’autre, en bon prince, et faisant ainsi au café des dettes au nom de son gendre, à qui il laisserait sûrement le soin de régler ses fantaisies et ses beuveries coûteuses. Oui, un réel tourment pour Coste qui, néanmoins, n’en soufflait mot à sa femme, trop aveugle pour ses parents qui l’avaient gâtée et qu’elle adorait. S’ils venaient, il leur ferait, quelque dépit qu’il en eût, bon accueil et bon visage comme un fils. Jamais Jean n’aurait avoué, d’ailleurs, sa gêne à son beau-père et à sa belle-mère. Ils lui auraient amèrement reproché sa misère, inexplicable pour eux, comme une tromperie odieuse.

Et il sentait son cœur se serrer jusqu’à lui faire mal.

Une lettre, timbrée de Peyras, lui parvint enfin. Jean poussa un soupir de soulagement après l’avoir lue. Sous prétexte que le travail pressait, son beau-père lui mandait l’impossibilité où ils se trouvaient de s’absenter un seul jour. Ils étaient heureux, ajoutait-il, de savoir Louise délivrée et hors de danger. Il ne fallait donc pas compter sur eux pour le baptême des bessonnes ; mais le beau temps venu, ils espéraient que Louise et les enfants iraient passer quelques jours chez eux, à Peyras.

Si Jean respira d’aise, il ne se trompa pas sur la valeur du prétexte invoqué par son beau-père. Il connaissait les habitudes dépensières du menuisier, ouvrier excellent, mais joueur enragé.

— Heureusement pour moi qu’ils n’ont pas eu le sou pour le voyage, murmura-t—il. Sans doute, la dame de pique a nettoyé le gousset du beau-père…

Louise pleura en apprenant la résolution de ses parents. Elle aussi, sans en rien dire, en comprit la véritable cause et elle regretta fort de ne point pouvoir leur envoyer l’argent nécessaire. Mais elle n’insista pas : Jean endormit son chagrin par la promesse de les envoyer, elle et les petits passer quinze jours à Peyras, au printemps prochain.

— Vois-tu, — lui dit-il, pour répondre à l’éternelle objection du manque d’argent, — ce sera un moyen d’économiser. Le voyage payé, vous n’aurez rien à dépenser, là-bas… Et moi, je m’arrangerai tout seul ici pour vivre de peu… Tu iras donc sûrement.

Le baptême se célébra simplement. M. et Mme Rastel acceptèrent d’être les parrain et marraine d’une bessonne. L’autre dut se contenter d’un voisin obligeant et de Mlle Bonniol.

Une bouteille de vin blanc et quelques gâteaux secs parèrent à la dépense. Le maire et sa femme offrirent à leur filleule un hochet d’ivoire, aux grelots d’argent — une inutilité. Mlle Bonniol donna, elle, une brassière en laine qu’elle avait confectionnée elle-même ; le voisin, un paysan, trouva que c’était bien assez d’avoir payé le cierge du baptême, pour se dispenser de tout cadeau, et ne donna rien.

Dans le village, on déclara, après la cérémonie, que l’instituteur, pour être un monsieur, « ne faisait guère bien les choses » : ni fête, ni dîner, une simple collation, et encore ! c’était maigre ! Et on se moqua, entre soi, de la gêne de ce fonctionnaire en redingote, de cet étranger.

Quinze jours plus tard, Coste reçut une seconde lettre : elle était de sa mère, veuve depuis deux ans et qui vivait seule dans son village. Par la main d’un voisin complaisant, elle lui annonçait que, devenue aveugle tout d’un coup, elle n’avait désormais qu’à compter sur le fils, pour lequel, elle et son mari, avaient « mangé tout leur saint-frusquin ». Depuis la mort de son homme, tué par le chagrin de voir ses quatre coins de vigne ruinés par le phylloxéra, puis vendus pour payer leurs dettes, elle avait besogné tant qu’elle avait pu et, vaille que vaille, gagné sa pauvre vie ; maintenant, si son fils ne l’hébergeait pas, elle n’avait pour recours que la charité publique, à moins « d’aller crever comme une mendiante dans un hôpital ».

Jean fut atterré par cette nouvelle — un coup de massue fait pour l’achever. Trop bon fils, il n’hésita pas une minute ; mais il eut une révolte contre le mauvais sort qui l’accablait. Louise, à qui il communiqua aussitôt la lettre, fondit en larmes.

— Et moi qui croyais, — fit-elle tristement — que ta mère avait de l’argent.

Ces mots donnèrent quelque espoir à Coste ; sa mère, qui sait ? l’aiderait peut-être.

— Je le crois aussi, — répondit-il ; — mais ce n’est pas certain. Elle s’en est toujours défendue, depuis leur saisie… mais elle est si économe…

— N’avait-elle pas, prétendais-tu, gardé une terre ?… Eh bien ! on lui dira de la vendre, si elle n’a pas d’argent.

— Là vendre, elle n’y consentira jamais. C’est tout ce qui lui reste et ce qu’elle a eu pour dot… Je connais ma mère : elle a l’orgueil du paysan. Déjà, elle a souffert de voir le bien de mon père mis à l’encan et dispersé au hasard des enchères… On lui arracherait plutôt le cœur que de la décider à se défaire du champ qu’elle tient de sa famille… Enfin qui sait ? elle aura peut-être une centaine de francs de côté et nous les cédera, quand elle s’apercevra de notre dénuement…

Le jeudi suivant, Jean partit. Il ramena sa mère que l’on appelait Caussette, diminutif de Causse, son nom de famille. Les frais du voyage allégèrent encore la pauvre bourse de l’instituteur. Pour grande que fût son envie, il n’osa, dès la revoir, questionner sa mère sur les ressources qu’elle avait.

Il serait temps plus tard, dans quelques jours, alors que la vieille femme, transplantée hors de son village, aurait fait connaissance avec son nouveau foyer et se serait réchauffée, à l’affection des siens, de sa froide solitude de deux ans. Oui, il lui parlerait le mois prochain et il se raccrochait éperdument à cet espoir, soulagé, par peur d’être déçu, à la pensée d’avoir encore quelques semaines de trêve, avant d’interroger sa mère. Il prévoyait, en effet, qu’elle résisterait, ne lâcherait pas facilement ses quelques sous, mais il espérait bien l’attendrir. Et, confiant, il attendit, travaillant du matin au soir, sans une seconde de repos, sans prendre haleine, car non seulement la table de famille s’était augmentée d’une place, mais la présence de l’aveugle était un surcroît de besogne et de tracas pour le courageux garçon.

Caussette ne pouvait se consoler d’avoir perdu la vue. Ce que l’homme a de plus précieux, n’est-ce pas lou sens et la bista ? (la raison et la vue), répétait-elle souvent, comme l’avaient répété avant elle tant d’ancêtres, devenus vieux et aveugles.

C’était une petite vieille, maigrichonne, toute hâlée et parcheminée par les travaux des champs et qui, jadis, avait été très active et très remuante. Les douleurs aux jambes et un labeur de près d’un demi-siècle, au vent, au soleil, aux gels et à la pluie, l’avaient ratatinée et courbée comme un de ces noueux ceps de vigne qu’elle avait tant travaillés de ses mains. Tout le long du jour, elle traînaillait de chaise en chaise, ne pouvant aller, à cause du froid, s’acagnarder au soleil, ou bien elle tournait et retournait sans relâche dans la cuisine et dans sa chambre. Parfois, elle s’asseyait au coin du feu et là, s’apitoyant sur elle-même, marmottait des prières à la Vierge, à tous les saints, des paroles où pleurait le regret du clair soleil, de la douce lumière. Peu à peu, sa voix s’élevait et, distincte, se répandait en plaintes infinies.

— Mon Dieu ! vierge Marie ! — geignait-elle, — c’est-il possible que je sois ainsi… Mon pauvre homme, tu es heureux, toi, de fumer les mauves… Oh ! cette nuit ! et ça sera toujours comme ça, brave Jésus !… Dire que je ne vous verrai plus jamais, jamais, mes mignons !

Et elle promenait ses mains sèches, dont le hâle terreux s’écaillait de blanc à la longue, sur les cheveux bouclés de Paul et de Rose, qui la regardaient étonnés et un peu effrayés par ces yeux blanchâtres et fixes qui, grands ouverts, ne voyaient pas.

Les lamentations continuelles et monotones de l’aveugle agaçaient Louise, très nerveuse et irritable depuis ses couches. La jeune femme commençait à se lever, après avoir gardé un mois le lit. Mais, pâle convalescente, elle souffrait atrocement d’étouffements et de fortes palpitations de cœur, au moindre effort. La présence de sa belle-mère ne lui plaisait que médiocrement. Jamais elle n’avait aimé les parents de son mari, la vieille surtout. Toujours ils l’avaient regardée comme une intruse, ne lui pardonnant pas tout à fait d’avoir usurpé, au foyer de leur fils, la place d’une autre plus riche et dont les écus les auraient sauvés de la ruine. Jadis, durant les quelques jours de vacances qu’elle et son mari, après le raccommodement, passaient auprès d’eux, ils affectaient de la traiter cordialement pour tromper Jean, mais, le cas échéant, une sourde rancune apparaissait, montait à leurs visages durs, presque haineux, et, peu sincères, ils ne lui ménageaient guère les allusions blessantes. Et Louise se les rappelait encore, avec amertume, ces heures écoulées auprès de ces deux vieux sans affection pour elle.

C’est pourquoi ce tête à tête journalier, au coin du feu, avec Caussette, à quoi l’hiver l’obligeait, l’importunait et l’aigrissait même. Car, à part soi, elle reprochait à l’aveugle de ne pas leur avoir spontanément offert ses économies. Puisqu’on la nourrissait, qu’avait-elle à garder ainsi son argent, cet argent qui eût tant fait plaisir à Jean et aurait chassé de son front les soucis qui l’assombrissaient ? Par manque d’affection et de confiance réciproque, de longs silences régnaient entre les deux femmes. Et bien souvent, Louise se mordait la langue pour retenir le mot impatient qu’attiraient, sur ses lèvres, les paroles pleurnicheuses de sa belle-mère. Elle tenait à ne pas l’irriter, afin que la vieille femme se montrât pitoyable, lors de l’explication décisive que Jean retardait de jour en jour.

— Qui nous dit qu’elle a quelque chose ? — murmurait-il parfois pour excuser ses hésitations grandissantes.

Mais Louise se refusait à croire que Caussette n’eût pas d’argent et ne le conservât jalousement, par avarice de vieux. Elle avait remarqué que, chaque fois qu’elle pénétrait dans la chambre des enfants, où couchait aussi l’aveugle, celle-ci la suivait, méfiante, prêtant l’oreille, et ne la quittait pas d’une semelle.

— Sûrement, elle a son magot dans la malle, pensait Louise. Elle a peur que je fouille dans ses frusques et que je déniche ses écus… La preuve, c’est qu’elle ne l’ouvre jamais devant nous, cette malle… Et dire que nous pâtissons, que nous avons juste du pain à manger… Oh ! la vieille avare !

En des heures troubles où grouillent tous les mauvais instincts tapis dans les replis de l’âme, Louise en vint parfois à souhaiter la mort de Caussette. Au moins, si on ne trouvait pas d’argent, on pourrait vendre la terre et se délivrer de cet arriéré si lourd à traîner et qui pesait sur l’existence de Jean.

Louise poussait journellement son mari à faire appel à la bourse de Caussette. Mais Jean hésitait, peu rassuré, se demandant comment sa mère répondrait à sa démarche. Puisqu’elle se taisait chaque fois qu’on faisait allusion au chapitre des dépenses, c’est ou qu’elle ne possédait rien ou qu’elle voulait garder son argent. Et il tergiversait, bien que Louise le pressât ardemment de se décider.

Pourtant il était, lui, le plus malheureux de tous, car il assumait tous les soucis et toutes les fatigues. Après sa tâche déjà pénible de la journée, il continuait à s'occuper du ménage : Louise était tout juste capable d'allaiter au biberon les deux bessonnes et de veiller sur elles. Aussi les épaules voûtées, les mains gercées de Jean disaient ses travaux si rudes et ses yeux se cernaient de ses veilles et de ses nuits sans sommeil.

Chaque matin, avant la rentrée des élèves, il se rendait chez les fournisseurs qui, irrégulièrement ou mal payés, n'avaient plus guère de considération pour un si pauvre hère et ne lui épargnaient ni les airs grognons ni les rebuffades. Que de fois il rentrait abattu, ayant perdu sa belle insouciance de naguère, à ruminer sans cesse les mêmes pensées sombres d'angoisse! Et à peine dans sa maison, au lieu de calme, au lieu du paisible intérieur qu'il rêvait, il retrouvait les giries de sa mère aveugle et les grands yeux si tristes de sa femme maladive et si pâle. Il ne recouvrait un peu de tranquillité que dans sa classe, où, ses élèves en allés, il se retirait parfois, pour y pleurer en paix.

Louise devinait les tortures de son mari et, oubliant par moment ses propres souffrances physiques, se montrait touchée du dévouement silencieux de Jean. Alors, elle se faisait à son tour aimante et câline, le plaignait de sa vie si remplie de luttes et de peines et s'accusait d'être une malade, une «  propre à rien ». Leurs baisers et leurs caresses n'en étaient que meilleurs et versaient dans leurs cœurs quelques minutes d'oubli. Puis, unis dans leur tendresse douloureuse, ils regardaient ensemble l'avenir si noir et tâchaient à trouver un moyen de sortir de l'impasse. Car, chaque mois, c'était la même chose: le traitement de Coste s'évanouissait comme une fumée, sans laisser de trace dans leurs doigts, et les dettes, éteintes d'un côté, s'accroissaient d'autant de l'autre.

— Mais aussi pourquoi ne parles-tu pas à ta mère ? — insistait Louise avec douceur. — Je suis sûre qu’elle a de l’argent… Pourquoi ne vendrait-elle pas sa terre ?… Ça nous permettrait de nous libérer, d’avoir même quelques avances et, une fois le retard payé, la mauvaise chance conjurée, on vivrait petitement, mais on s’arrangerait pour joindre les deux bouts.

— Non, je n’ose pas… ce sera peine perdue… car plus j’y réfléchis, plus je crois que nous espérons inutilement… Je connais ma mère… Me croira-t-elle même et ne me fera-t-elle pas d’amers reproches ?… Elle est si malheureuse, la pauvre femme, d’avoir encore perdu la vue, qu’elle en est tout aigrie… Et alors ?…

— Raison de plus… puisqu’elle est malheureuse, elle s’apitoiera plus facilement. En outre, elle sent bien comme tu la soignes et elle comprendra qu’avec toutes nos charges, nous ne pouvons pas faire autrement.

— Tu as raison ; mais dans l’état où elle est…

— Ah ! dans l’état où elle est, — ne put s’empêcher de dire Louise, — il vaudrait mieux…

Elle n’acheva pas devant le regard épouvanté et si triste de son mari.

— Oh ! ma Louise, — murmura-t-il douloureusement, faut-il donc que tu souffres, toi aussi… Oh ! c’est affreux, la misère !… Oui — et sa voix sanglotait, — nous sommes bien malheureux, mais elle est ma mère et je me souviens combien elle m’a aimé, lorsque j’étais enfant…

— Pardon, mon Jean, pardon… Vois-tu, ma tête s’égare… je me sens mauvaise… Je suis si faible et puis si triste de te savoir si malheureux.

Elle se précipita, toute pleurante, dans ses bras. Il la consola.

— Cependant, — reprit-elle, — il faut en finir ; nos tracas augmentent. Rien ne t’empêche d’essayer… Elle t’aime et qui sait ? quand elle apprendra ce que tu souffres, toi et nos enfants, son cœur de mère s’attendrira et lui donnera la force de faire un sacrifice…

— Puisses-tu dire vrai, ma Louise ! — et il promit d’agir dès le lendemain.