Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre IV

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CHAPITRE IV


La traversée de l’Océan au XVIIème siècle. — Cent dix-sept jours sur mer. — Arrivée de Talon à Québec. — Les renforts accueillis avec joie. — Le régiment de Carignan. — Un triumvirat : Tracy, Courcelle, Talon. — Talon à l’Hôtel-Dieu. — Québec en 1665. — Basse ville et haute ville. — Petit nombre de maisons. — Les communautés. — Les églises — Le personnel ecclésiastique. — Le Conseil Souverain. — Les notables. — Le monde commercial. — Une France au berceau. — Intronisation officielle des nouveaux administrateurs.


Au dix-septième siècle, on ne traversait pas l’Atlantique en six jours comme on le fait aujourd’hui, grâce aux magnifiques paquebots qui joignent à la rapidité du déplacement le plus large confort et un luxe vraiment princier. Le voyage de France au Canada était alors une rude entreprise. Le Saint-Sébastien, qui portait MM. de Courcelle[1] et Talon, fut cent dix-sept jours sur mer[2], à compter de l’embarquement. Ce navire était petit, fort encombré, chargé de monde, et il y eut beaucoup de maladie à bord. Après avoir touché à Gaspé, où M. Talon recueillit des échantillons de minéraux, le Saint-Sébastien jeta l’ancre dans la rade de Québec le 12 septembre 1665. Le gouverneur et l’intendant furent accueillis avec joie. Leur arrivée complétait le triumvirat que Louis XIV avait chargé de relever, de sauver et de fortifier la colonie.

Ce furent un printemps et un été mémorables pour les habitants de la Nouvelle-France que le printemps et l’été de 1665. Reportons-nous à cette époque et essayons de nous représenter l’état d’âme des Canadiens en ce moment. Menacés de ruine et de massacre, constamment sous le coup de l’égorgement et de la dévastation, depuis des années ils soupirent après les secours de France. Mais lorsqu’on ne reste pas sourd à leurs plaintes, on ne leur accorde qu’une aide absolument insuffisante. En 1664 on leur assure que 1665 sera pour eux l’année de la délivrance. L’hiver se passe dans l’attente et l’incertitude. Seront-ils déçus encore comme ils l’ont été tant de fois ? Voici le printemps. Le Saint-Laurent a brisé sa prison de glace. Des hauteurs de Québec, on interroge l’espace, on scrute les horizons du grand fleuve, on guette anxieusement les renforts libérateurs. Le mois de mai s’achève, le mois de juin s’écoule, et la rade est déserte. Faudra-t-il de nouveau ajourner l’espérance ? Non ; apercevez-vous cette voile à la pointe de l’Île d’Orléans ? C’est un navire de France ; il est lourdement chargé ; à mesure qu’il s’approche on distingue des costumes militaires, on voit briller des armes ; enfin, ce sont les troupes promises ! Dieu soit béni ! La parole royale n’est pas un vain mot, et la colonie est sauvée.

À partir du 19 juin, Québec est en liesse. Les vaisseaux succèdent aux vaisseaux. Le 30, arrive le marquis de Tracy, celui qu’on appelle le vice-roi, et avec lui quatre nouvelles compagnies. Les navires ne débarquent pas seulement des soldats : ils amènent aussi des colons, des filles à marier, des artisans ; ils apportent des armes, des munitions, des provisions, des animaux domestiques. À chaque nouveau bâtiment qui entre en rade, c’est une nouvelle explosion de joie ! Le 16 juillet, grande sensation à Québec ! On a débarqué douze chevaux ; la population québecquoise, qui n’en a point vu depuis le cheval solitaire de M. de Montmagny[3], admire ces nobles bêtes, et les sauvages contemplent avec étonnement ces « orignaux de France, » si dociles à la voix de l’homme. Imaginez le mouvement, l’animation, la joie que font régner dans la ville naissante tous ces témoignages d’énergique sollicitude donnés enfin par la mère-patrie à sa fille longtemps négligée. Et tout l’été cela se continue. Le 19 août arrive M, de Salières, colonel du régiment de Carignan[4], avec quatre compagnies ; le 20, quatre compagnies additionnelles font leur débarquement. Enfin, le 12 septembre, les navires le Saint-Sébastien, et le Jardin de Hollande, mouillent devant Québec, suivis deux jours après de la Justice[5].

Au résumé la colonie se voyait fortifiée de quatre ou cinq cents colons, artisans ou journaliers. Ses magasins regorgeaient de denrées et de munitions. Une petite armée de douze ou treize cents hommes d’élite lui

promettait une sécurité inconnue depuis vingt ans. La présence des trois éminents fonctionnaires, MM. de Tracy, de Courcelle et Talon, mettait le comble à la joie générale.

Alexandre de Prouville, marquis de Tracy[6], faisant fonctions de vice-roi, était âgé d’environ soixante-trois ans. Né en 1602, il avait embrassé de bonne heure la carrière des armes. En 1646, il recevait le commandement d’un corps de troupes étrangères levé par lui en Allemagne. Cinq ans après, il obtenait comme récompense de ses services le grade de lieutenant général. Son fils, Charles-Henri de Prouville, nommé maréchal de camp en 1652, était tué deux ans plus tard. Nous avons vu que Louis XIV avait envoyé en Amérique

M. de Tracy investi des plus amples pouvoirs. Sa mission avait été très efficace. Ayant repris pour le roi possession de Cayenne, occupée un moment par les Hollandais, et rétabli l’ordre aux îles françaises, principalement à la Martinique et à la Guadeloupe, il s’était rendu au Canada, conformément à ses instructions. Droit, loyal, intrépide, et d’une intégrité admirable, M. de Tracy était à la fois conciliant et ferme, et la bonté chez lui s’alliait à la justice. Sa perspicacité naturelle, développée par l’expérience, le rendait très apte à pénétrer les caractères, à discerner les intentions et les mobiles. Son jugement solide savait s’élever au-dessus des préjugés dont plusieurs de ses contemporains subissaient trop souvent le joug. Sa foi était vive et sa piété sincère.

Daniel de Rémy, sieur de Courcelle, occupait le poste de lieutenant du roi au gouvernement de Thionville, avant d’être nommé gouverneur du Canada. C’était un vaillant militaire. Impulsif, franc, prompt à l’action et impatient des retards, il avait les défauts de ses qualités. On pouvait lui reprocher d’être parfois ombrageux et soupçonneux sans motifs, et de trop céder au premier mouvement, qui n’est pas toujours sage. Malgré cela, son courage, son zèle, son honorabilité, son dévouement au bien public, ont fait de lui l’un de nos bons gouverneurs.

Tels étaient les deux hommes avec qui Talon devait coopérer. Notre premier intendant — le premier en exercice, sinon en titre — avait essentiellement l’esprit de sa fonction. Laborieux, inquisitif, clairvoyant, ami de l’ordre et de la régularité, il se faisait remarquer par la clarté des idées, la largeur des vues, la netteté de la perception et l’énergie de l’exécution. Sa libéralité, sa bienveillance, son intelligente activité lui gagnaient l’admiration et la sympathie. Cependant l’ambition du progrès, le désir de faire vite l’induisaient peut-être parfois à franchir la limite de ses attributions, au risque de provoquer des froissements. Pour compléter cette courte esquisse, ajoutons que, parfaitement imbu des maximes de son époque et de son milieu, Talon, fervent chrétien, était un non moins fervent partisan de la suprématie de l’État dans les questions mixtes où les droits de l’Église étaient en cause.

Pour donner une idée de l’impression produite par ce remarquable triumvirat de Tracy, Courcelle et Talon, laissons parler une contemporaine : « Quelques jours après l’Assomption, trois navires vinrent mouiller devant Québec ; ils étaient chargés de bons effets, et portaient plusieurs compagnies et à leur tête M. de Salières, Colonel du Régiment ; enfin, le 12 septembre, la joie fut complète par l’arrivée de deux vaisseaux, dans l’un desquels était Monsieur Courcelle, Gouverneur Général, et Monsieur Talon, Intendant, et les dernières compagnies du régiment de Carignan, un troisième navire le suivit deux jours après, de sorte que cette Colonie ne s’était jamais vue dans une si grande abondance. Monsieur le Marquis était parfaitement content, tout concourait à le satisfaire, il ne cherchait qu’à procurer à tout le monde les secours qu’on pouvait espérer de lui ; il était servi avec une grande splendeur. Monsieur de Courcelle avait aussi un magnifique équipage, et Monsieur Talon qui aimait naturellement la gloire n’oubliait rien de ce qu’il croyait faire honneur au Roi, dont il était un très zélé sujet. Ces trois Messieurs étaient doués de toutes les qualités qu’on pût souhaiter ; ils avaient tous une taille avantageuse et un air de bonté qui leur attirait le respect et l’amitié des peuples ; ils joignaient à cet extérieur prévenant, beaucoup d’esprit, de douceur et de prudence, et s’accordaient parfaitement pour donner une haute idée de la puissance et de la Majesté Royale ; ils cherchèrent tous les moyens propres à former ce pays, et y travaillèrent avec une grande application. Cette colonie sous leur sage conduite prit des accroissements merveilleux, et selon les apparences on pouvait espérer qu’elle deviendrait florissante »[7].

Il tardait à Talon de se mettre en contact avec les établissements de ce pays nouveau qu’il allait administrer. L’anecdote qui suit nous en donne une preuve assez amusante. Elle nous est racontée par le même auteur que nous venons de citer : « La Mère Marie de Saint-Bonaventure, notre supérieure, n’avait pas manqué d’écrire à ces messieurs avant qu’ils fussent débarqués, afin de les engager à protéger notre Hôtel-Dieu, et dès le jour que monsieur Talon descendit à terre, il se fit conduire ici, sans suite et fort simplement ; il demanda la Mère Supérieure sans dire qui il était, elle vint avec la Mère Marie de la Nativité, il les salua de la part de M. l’Intendant, feignant d’être son valet de chambre, et les assura que monsieur Talon était très disposé à leur faire tout le bien qui dépendrait de lui ; comme il parlait admirablement bien, et qu’il assurait fort hardiment tout ce qu’il disait, la Mère de la Nativité qui avait beaucoup de discernement, fit un signe à la Mère Supérieure, et elle lui dit agréablement qu’elle ne pensait pas se tromper en le croyant plus qu’il ne voulait paraître ; il lui demanda ce qu’elle voyait en lui qui lui donnait cette pensée, elle lui répondit qu’il y avait dans son discours et dans sa physionomie quelque chose qui l’assurait que c’était M. l’Intendant lui-même à qui elle avait l’honneur de parler ; il ne pût dissimuler plus longtemps la vérité, ni cacher le plaisir que lui faisait un compliment si juste et si obligeant, et conçut pour notre Communauté et en particulier pour la Mère de la Nativité une estime et une affection dont nous avons ressenti les effets dans la suite »[8].

À ce moment où l’intendant Talon vient d’arriver au siège du gouvernement dont il va être le plus efficace administrateur, il n’est pas hors de propos de nous demander ce que c’était que la ville de Québec en 1665. Capitale de la Nouvelle-France : ce titre avait noble allure et pouvait en imposer de loin aux Français d’Europe. Même à nos yeux, lorsque nous ne serrons pas de trop près la vérité historique, de prime abord il ne laisse pas que d’amplifier un peu la réalité qu’il recouvrait. Cette réalité était bien humble. Québec n’était alors, à tout prendre, qu’un bourg peu considérable. Sa population régulière pouvait être de 550 âmes, et le nombre de ses maisons ne dépassait pas soixante-dix[9]. Il y avait la Basse-Ville et la Haute-Ville comme aujourd’hui. La Haute-Ville était surtout habitée par les fonctionnaires, le clergé et les communautés. Dans la partie basse de Québec, au pied du promontoire et sur le bord du fleuve, l’on rencontrait les boutiques des marchands et le plus grand nombre des résidences particulières. Là se faisait tout le commerce et s’élevaient les entrepôts et les magasins de la compagnie et du roi. De la ville basse on montait à la haute par un chemin sinueux et escarpé, qui aboutissait, d’un côté, à un édifice en pierre servant à la fois de presbytère, de séminaire et d’évêché, ainsi qu’à l’église paroissiale et à la grande place, de l’autre, à la place d’armes et au château Saint-Louis, situé à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’extrémité est de la terrasse Dufferin. À main droite, en montant cette côte, sur le penchant du cap, on rencontrait le cimetière, et, plus haut, à main gauche, un peu avant d’arriver au fort et au château, on longeait le fort ou camp des Hurons, où s’étaient réfugiés les débris de cette malheureuse nation, à peu près sur le site actuel des bureaux du Grand-Tronc et de l’Intercolonial, et de l’hôtel des Postes. Séparés de l’église paroissiale par la grande place, s’élevaient le collège[10] et l’église des Jésuites, et plus bas les bâtiments de l’Hôtel-Dieu. De l’autre côté de la place d’armes, en face du fort Saint-Louis, on voyait une maison appelée la sénéchaussée ou le palais, qui servait habituellement aux séances des tribunaux[11]. On y avait logé M. de Tracy. À peu de distance de cet édifice on apercevait le monastère des Ursulines et ses dépendances. Il y avait quelques emplacements défrichés et quelques maisons le long du chemin appelé la Grande-Allée, qui partait de la place d’armes et allait à Sillery. Du côté opposé du promontoire, un autre chemin conduisait à l’établissement connu sous le nom de Saint-Jean, où le sieur Bourdon, procureur-général, avait construit son manoir et une chapelle. La ville contenait cinq églises et chapelles : l’église paroissiale dédiée à Notre-Dame, l’église des Jésuites, la chapelle des Ursulines, celle de l’Hôtel-Dieu et celle de Saint-Jean.

Le personnel ecclésiastique de Québec était nombreux, comparativement à la population. À sa tête apparaissait la remarquable figure de Mgr de Laval, évêque de Pétrée, vicaire-apostolique de la Nouvelle-France. Il avait pour seconder son zèle, M. de Bernières, vicaire-général, curé de la paroisse et supérieur du séminaire, M. de Lauzon-Charny, vicaire-général, MM. de Maizerets, Dudouyt, Pommier, Morel et Morin, prêtres séculiers. La cure était unie au séminaire, dont faisaient partie tous ces prêtres, et qui, suivant les intentions du prélat, devait desservir les paroisses[12]. Au collège des Jésuites résidaient neuf pères et sept frères ; le Père Le Mercier venait d’être nommé supérieur. Québec possédait en outre deux couvent de femmes, les Ursulines et les Hospitalières. Les premières avaient comme supérieure la Mère Marie de l’Incarnation, cette personne admirable que Bossuet a appelée la « Thérèse du Canada. » Elle était alors âgée de 66 ans. Huit religieuses de chœur, quatre novices et cinq converses composaient le personnel de la communauté. Madame de la Peltrie, fondatrice du monastère, y menait une vie d’édification. Les dames ursulines formaient à la piété et à l’instruction vingt et une pensionnaires outre un bon nombre d’externes.

À l’Hôtel-Dieu il y avait douze religieuses de chœur, quatre sœurs converses et aussi cinq pensionnaires, quoique ce ne fût point là une maison d’éducation proprement dite. La Mère Saint-Bonaventure de Jésus, femme distinguée, était supérieure de cette communauté.

Le Conseil Souverain, tel que réorganisé arbitrairement par M. de Mésy, se composait de MM. Damours, de Tilly, Denis, de Mazé et de la Tesserie ; MM. de Villeray, Juchereau de la Ferté et d’Auteuil avaient été démis, ainsi que M. Bourdon, procureur général, que le gouverneur avait remplacé par M. Chartier de Lotbinière, ancien lieutenant civil et criminel à la sénéchaussée. Mais ces fonctionnaires allaient être réinstallés par les nouveaux administrateurs.

Le personnage le plus considérable de Québec dans l’ordre civil, après MM. de Tracy, de Courcelle et Talon, était M. LeBarroys, agent général de la compagnie des Indes Occidentales, à qui un arrêt royal, daté du 10 avril 1665, donnait séance au Conseil au-dessus de tous les autres membres de ce corps judiciaire et administratif.

En dehors du monde officiel, parmi les citoyens notables de la capitale on remarquait : MM. Le Gardeur de Repentigny, Dupont de Neuville, Jean Madry, chirurgien du roi, Michel Filion et Pierre Duquet, notaires royaux, Pierre Denis de la Ronde, Jean le Mire, maître charpentier et futur syndic des habitants, Madame d’Ailleboust, veuve de l’ancien gouverneur, Madame veuve Couillard, née Guillemette Hébert, fille de Louis Hébert, le premier défricheur canadien, Madame de Repentigny, veuve de celui que nos vieilles chroniques appelaient « l’amiral de Repentigny, » Messieurs Nicolas Marsollet, Louis Couillard de l’Espinay, Charles Roger des Colombiers, François Bissot, Charles Amiot, bourgeois. Les principaux marchands étaient Messieurs Charles Basire, Jacques Loyer de Latour, Claude Charron, Jean Maheut, Eustache Lambert, Bertrand Chesnay de la Garenne, Guillaume Feniou. Charles Aubert de la Chesnaye, le plus gros négociant de Québec à cette époque, se trouvait en ce moment en France.

Ce qui précède peut donner à nos lecteurs une idée assez juste de Québec en 1665. N’oublions pas que, dans les derniers mois de cette année, l’arrivée de nombreux navires et d’un petit corps d’armée communiquait à la capitale de la Nouvelle-France un surcroît d’activité et de vie. Mais cela ne devait être que transitoire. Dans son état normal, nous le répétons, rien de plus humble, de moins imposant que ce pauvre chef-lieu de la colonie française. Et cependant ne nous y trompons pas ; il y avait là les germes féconds d’une société, d’un peuple destinés à vivre. Agriculture[13] commerce, industrie, institutions d’éducation et de bienfaisance, hiérarchie religieuse et civile, tous ces éléments de force sociale avaient déjà pris racine dans notre sol et promettaient de grandir s’ils n’étaient point détruits dans un jour de tempête. Cette poignée de défricheurs, d’artisans, de trafiquants, de soldats, d’officiers civils et militaires, de prêtres, de missionnaires, de religieuses, c’était la France. Une France au berceau, une France embryonnaire, sans doute ; mais que de merveilles la vitalité du sang français, la puissance expansive de l’âme française n’avaient-elles pas déjà enfantées ! Pourquoi ces merveilles ne se reproduiraient-elles pas sur les bords du Saint-Laurent ? C’est à cette œuvre de développement, de croissance et de progrès que nous allons voir travailler l’intendant Talon.

Avant toute chose, il fallait que les nouveaux administrateurs fussent accrédités, fussent intronisés officiellement. Le 6 juillet, les lettres patentes du roi nommant M. de Tracy son lieutenant général en l’Amérique avaient été enregistrées au Conseil Souverain. Le 23 septembre il y eut une séance solennelle de cette assemblée en la première salle du Château Saint-Louis. Étaient présents, suivant les termes du plumitif : Alexandre de Prouville, chevalier, seigneur de Tracy, conseiller du roi en ses conseils, lieutenant général pour Sa Majesté en l’Amérique méridionale et septentrionale tant par mer que par terre ; messire Daniel de Remy de Courcelle, lieutenant général des armes de Sa Majesté, pourvu du gouvernement du Canada ; Messire François de Laval, évêque de Pétrée ; Messire Jean Talon, conseiller du roi en ses Conseils d’État et privé, nommé à l’intendance de justice, police et finances du dit pays ; le sieur Le Barroys, conseiller de Sa Majesté et son premier interprète de la langue portugaise, agent général de la compagnie des Indes Occidentales ; les sieurs de Villeray, de la Ferté, d’Auteuil, de Tilly et Damours, tous ci-devant conseillers au temps de la première création du Conseil ; maître Jean Bourdon, procureur général, et maître Jean-Baptiste Peuvret, greffier. Les lettres patentes du roi en faveur de MM. de Courcelle et Talon, et la commission ainsi que les lettres de présentation et de préséance de M. Le Barroys furent lues et enregistrées. La nouvelle administration était inaugurée ; les nouveaux chefs de la colonie allaient se mettre à l’œuvre.

  1. Dans nos histoires du Canada ce nom est généralement écrit avec un s ; « Courcelles ». Mais nous suivons ici M. de Courcelle lui-même, qui écrivait son nom sans s, comme on peut le constater dans les plumitifs originaux du Conseil Souverain.
  2. Lettre de Talon à Colbert, 4 octobre 1665. — Archives provinciales : Manuscrits relatifs à l’histoire de la Nouvelle-France, 1ère série, vol. I.
  3. — En 1647 la compagnie des habitants avait fait cadeau d’un cheval au gouverneur, M. de Montmagny. Ce fut le premier cheval importé au Canada.
  4. — Le régiment de Carignan-Salières avait été formé en 1659 par la fusion des deux régiments de Carignan et de Balthazar. Le régiment de Carignan avait été levé par Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, vers 1644, et mis par celui-ci au service de France. Il prit une part active aux opérations militaires, durant la Fronde, et combattit sous les drapeaux du roi, spécialement à Jargeau, à Etampes, et dans la célèbre rencontre du faubourg St-Antoine, qui vit aux prises Turenne et Condé. Le régiment de Balthazar avait été formé vers 1636. Le colonel Balthazar était d’origine transylvanienne. Il s’enrôla dans l’armée française, se rangea du côté du prince de Condé pendant la Fronde, et passa au service de l’électeur palatin en 1654. On lit dans l’ouvrage du P. Daniel, sur la milice française : « La paix ayant été conclue entre la France et l’Espagne (1659), il se fit une réforme des troupes. Le régiment du prince de Carignan et celui de Balthazar furent mis en un même corps. Les deux commandants conservèrent chacun leur (compagnie) colonelle et leur drapeau blanc. Le régiment s’appela Carignan-Balthazar, et les commissions des officiers étaient expédiées sous le nom des deux colonels… Le colonel Balthazar s’étant retiré, M. de Salières prit sa place et les deux drapeaux blancs subsistèrent. La colonelle de Carignan était la première et celle de Salières la seconde. » Nous empruntons cette citation à l’étude de M. Benjamin Sulte sur le régiment de Carignan, publiée dans les Mémoires de la Société royale pour 1902.
    En 1664, le régiment de Carignan fit partie du corps de six mille hommes que Louis XIV envoya au secours de l’Autriche envahie par les Turcs. Les soldats français se couvrirent de gloire à la bataille de Saint-Gothard.
    Il y a une longue notice sur le régiment de Carignan dans l’ouvrage du général Susane, l’Ancienne infanterie française (vol. 5, p. 236). Nous indiquerons aussi comme sources d’informations : Benjamin Sulte, Mémoire cité plus haut ; Frédéric de Kastner, les Héros de la Nouvelle-France, Québec, 1902 ; le P. Daniel, Histoire de la milice française jusqu’à la fin du règne de Louis-le-Grand.
  5. — Pour tous ces arrivages, voyez le Journal des Jésuites, p. 332 et suivantes, et la Relation de 1664, p. 25, édition canadienne des Relations des Jésuites, vol. III.
  6. — M. de Tracy était-il marquis ? Tous nos historiens, suivant en cela Charlevoix, lui ont donné ce titre. Cependant, à deux exceptions près, il n’est ainsi désigné dans aucun écrit contemporain.
    Dans sa commission de lieutenant général, il est appelé « le sieur de Prouville Tracy ou le sieur Prouville de Tracy. » (Édits et Ordonnances, vol. III, p. 27). Voici comment il s’intitule lui-même dans le préambule d’une ordonnance rendue par lui à la Martinique : « Nous, Alexandre de Prouville, Chevalier, Seigneur des deux Tracy, Conseiller du roi en ses conseils, Lieutenant général des armées de Sa Majesté et dans les Isles de la Terre ferme de l’Amérique Méridionale et Septentrionale, tant par mer que par terre ; ayant reconnu que par concession, Privilège et Coutumes il se pratiquait ou se devait pratiquer en l’île de la Martinique les choses suivantes,… en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, avons fait les règlements qui suivent. » (Moreau de Saint-Méry, Lois et Coutumes des Colonies françaises, vol. I, p. 138).
    Dans les plumitifs du Conseil Souverain, M. de Tracy est appelé « Messire Alexandre de Prouville, chevalier, seigneur de Tracy, conseiller du roi en ses conseils, lieutenant général pour Sa Majesté en l’Amérique Méridionale et Septentrionale tant par mer que par terre. » Jugements et Délibérations du Conseil Souverain, vol. I, p. 364).
    La Mère de l’Incarnation, Talon, Colbert, Louis XIV, en parlant de lui, disent : « M. de Tracy, » ou « le Sieur de Tracy. » Cependant Mgr de Laval, dans son Informatio de statu ecclesiæ Novce Franciœ du 21 octobre 1664, l’appelle Dominus Marchio de Tracy. Et la Relation de 1665 dit : « le roi fit choix de Monsieur le Marquis de Tracy. » Charlevoix et l’auteur de l’Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec ont emboité le pas au Père Le Mercier, rédacteur de cette relation. Où est la vérité ? Ce n’est pas là un point très important, mais nous avons cru devoir le signaler.
    Dans tous les cas, que M. de Tracy fût marquis ou non, c’était un homme éminent.
    Dans la citation de l’ordonnance rendue par lui à la Martinique, on a remarqué sans doute qu’il se dit « Seigneur des deux Tracy. » Nous avons voulu savoir ce que cela signifiait, et nous croyons l’avoir trouvé. Il y a dans le département de l’Oise, arrondissement de Compiègne, canton de Ribécourt, deux villages, à côté l’un de l’autre, qui portent les noms de Tracy-le-Val et de Tracy-le-Mont. Nous ne saurions douter que ce ne soient là les « deux Tracy » de notre lieutenant général. Voici ce qui nous confirme dans cette persuasion. Nous voyons par le contrat de mariage de Simon Lefebvre, maître d’hôtel de M. de Tracy, (Greffe Rageot, 10 janvier 1667), qu’il venait de la paroisse de Saint-Éloi de Tracy-le-Val, évêché de Noyon. Puisque le maître d’hôtel de M. de Tracy venait de Tracy-le-Val, et que le lieutenant général s’intitulait « Seigneur des deux Tracy, » il nous semble clair que Tracy-le-Val et Tracy-le-Mont étaient bien les deux Tracy mentionnés dans l’ordonnance plus haut citée.
    La commune de Tracy-le-Val est à 18 kilomètres de Compiègne. C’est un village d’environ 550 habitants. Le château de Tracy-le-Val est la propriété de madame la marquise de Ganay, née des Acres de l’Aigle ; il est possédé par cette famille depuis 1758, Madame de Ganay, auprès de qui nous avons sollicité des renseignements, est sous l’impression que M. de Tracy n’en a jamais été le châtelain.
  7. Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, imprimée à Montauban, chez Jérôme Legier, imprimeur du roy. Cet ouvrage avait été composé par la célèbre Mère Juchereau de St Ignace, née en 1650, entrée à l’Hôtel-Dieu en 1664, morte en 1723. La mère Duplessis de Ste-Hélène, femme distinguée, sœur du Père Duplessis, jésuite et prédicateur de renom, mit la dernière main à la rédaction de ce livre. La Mère Juchereau déclare, dans une épître dédicatoire à ses sœurs en religion, qu’elle a beaucoup puisé dans les mémoires écrits ; par la Mère St-Bonaventure, l’une des trois premières hospitalières venues de France, ainsi que dans divers manuscrits des Mères St-Augustin et de la Nativité.
  8. Histoire de l’Hôtel-Dieu, p. 176. — À propos de la Mère de la Nativité on lit dans le même ouvrage : « Elle joignait à ses rares vertus un esprit gai et agréable, une conversation charmante, ayant une facilité admirable pour s’énoncer et pour écrire en prose ou en vers. M. Talon, intendant, qui se mêlait de poésie, lui adressait quelquefois des madrigaux ou épigrammes auxquelles elle répondait sur le champ fort spirituellement en même style, et ses pièces étaient estimées de tous les connaisseurs. »
  9. Histoire de l’Hôtel-Dieu, p. 172.
  10. — Le collège des Jésuites avait été fondé en 1635 par le marquis de Gamache dont le fils aîné était entré dans la Compagnie de Jésus. « En 1666, le corps enseignant de cette institution se compose d’un professeur pour la petite école, qui enseigne aux enfants le catéchisme et leur apprend à lire et à écrire ; d’un professeur des classes de grammaire, d’un professeur de rhétorique et d’humanités, d’un professeur de mathématiques, enfin d’un professeur de philosophie et de théologie. » (Les Jésuites et la Nouvelle-France, par le Père de Rochemonteix, I, p. 211).
  11. — Vers l’endroit où est construit aujourd’hui le palais de justice. Il y a des lieux prédestinés.
  12. — Outre ces sept prêtres du séminaire, il y avait aussi à Québec M. l’abbé Jean LeSueur, dit de St-Sauveur, qui desservait la chapelle St-Jean, et M. Le Bey, chapelain de l’Hôtel-Dieu.
  13. — On constate par les documents de l’époque qu’il y avait des terres en culture dans les limites même de Québec, entre autres sur la Grande Allée et au fief Saint-Jean.