Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Préface

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PRÉFACE



Nous avons entrepris d’écrire la vie de l’intendant Talon parce que cet homme éminent a exercé sur les destinées de notre pays une influence profonde, et que l’intelligence de son œuvre ne nous a pas semblé marcher de pair avec la célébrité de son nom.

Nos historiens lui ont, il est vrai, consacré quelques pages, dans lesquelles ils ont rappelé ses services et rendu hommage à son zèle. Mais ils n’ont pu s’attarder à étudier longuement sa carrière, qui méritait vraiment un livre. Ce livre nous avons essayé de le faire, malgré notre insuffisance. Nous y avons consacré de


longs jours et de longues nuits, et nous n’avons reculé devant aucun labeur pour l’écrire avec justice et vérité.

Talon, intendant du Hainaut, est venu remplir les mêmes fonctions au Canada, en 1665 ; il en est reparti en 1668 ; de retour en 1670, il a quitté définitivement notre pays en 1672 ; pendant son séjour ici, il a fait beaucoup pour le progrès agricole, industriel, commercial, et pour l’organisation administrative de la colonie. Voilà le bref résumé de sa biographie telle qu’on pouvait jusqu’ici la connaître ; et il était difficile de lui donner plus d’ampleur, sans s’être astreint à de lentes et patientes recherches. De ses origines, de sa famille, de ses débuts, de sa carrière en France avant 1665, et des charges qu’il occupa après son retour dans la mère-patrie en 1672, enfin du moment de sa mort, on ne savait rien ou presque rien. Nous avons essayé de faire la lumière sur tout cela, et nous espérons y avoir réussi, au moins dans une large mesure. La découverte de documents précieux, de pièces absolument inédites, jointe à des investigations ardues à travers des collections et des recueils historiques rares et difficiles d’accès, nous ont permis de reconstituer dans son ensemble, sinon dans tous ses détails, la vie de Jean Talon, premier intendant en exercice de la Nouvelle-France.

Naturellement, nous nous sommes surtout attaché à l’étude de l’œuvre qu’il accomplit ici de 1665 à 1672. Ce fut une époque décisive de notre histoire. Fondée par l’illustre Champlain en 1608, criminellement négligée par les compagnies auxquelles les rois de France déléguaient la suzeraineté de notre sol, conquise par les Anglais en 1629, redevenue française en 1632, mais abandonnée derechef à des trafiquants sans envergure, et bientôt ravagée par des ennemis barbares, la petite colonie canadienne ne fit que languir et péricliter pendant plus d’un demi-siècle, sous les gouvernements de MM. de Montmagny (1636-1648), d’Ailleboust (1648-1651), de Lauzon (1651-1657), d’Argenson (1658-1661), d’Avaugour (1661-1663), et de Mésy (1663-1665). De 1640 à 1664 spécialement, la situation de la Nouvelle-France fut tragique. Constamment menacés par les incursions iroquoises, toujours sous le coup de la dévastation et de l’égorgement, les colons ne connaissaient point de sécurité et vivaient dans les alarmes. Comment purent-ils tenir si longtemps sans secours ? C’est le miracle de ces temps héroïques !

Enfin le grand règne inauguré en France projeta sa vivifiante activité jusqu’à notre Canada lointain. Louis XIV et Colbert tournèrent vers nous leurs regards. Ils enlevèrent la colonie aux mains débiles des Cent-Associés. Ils établirent ici un régime nouveau. Et surtout, ils nous envoyèrent Tracy, Courcelle et Talon.

Pendant que ceux-là s’occupaient principalement de conquérir et d’assurer la paix extérieure, celui-ci s’appliqua à créer des institutions durables, à fonder une administration, à stimuler nos énergies latentes, à fortifier notre organisme social, en un mot à poser des assises sur lesquelles pourrait s’appuyer sans danger l’édifice de notre avenir.

Son intendance dura sept ans, de 1665 à 1672, avec une interruption de vingt-deux mois. Et au bout de ces sept ans, la Nouvelle-France était sauvée. Sans doute, la représenter à ce moment comme grande et forte serait excessif. Mais elle avait acquis une vitalité indestructible. Et ni les crises intérieures, ni les conflits sanglants, ni les cataclysmes politiques, ne purent désormais déposséder notre peuple de son domaine laurentien, ni lui arracher son entité traditionnelle.

L’intendant Talon doit donc occuper l’une des trois ou quatre premières places parmi le groupe des hommes que l’on peut appeler les fondateurs du Canada. Nous avons tâché de dessiner sa physionomie véritable, de le peindre au naturel, avec ses qualités et ses défauts. Talon était absolument un homme de son temps ; il en avait la foi sincère et les hautes aspirations, mais il en subissait aussi les préjugés, et l’on retrouve dans ses écrits et dans ses actes l’esprit des milieux parlementaires et administratifs ou il avait grandi. Cet esprit n’était pas toujours droit et lui fit parfois commettre des erreurs que nous n’avons pas dissimulées.

Souvent, dans les pages qui vont suivre, nous avons cru devoir apprécier des faits et discuter des doctrines. Nous ne ressentons nullement le besoin de nous en excuser. L’histoire doit être impartiale, mais elle ne doit pas être impassible. Elle a un autre devoir que celui d’enregistrer des dates et de narrer des événements. Elle ne saurait rester neutre entre le vrai et le faux, entre le juste et l’injuste. Au contraire, en présence de certains litiges, il lui incombe parfois de jouer le rôle de juge, lorsque l’étude consciencieuse du passé lui indique sûrement où sont la vérité et l’équité. L’historien imperturbable, dont rien n’émeut la correcte et glaciale indifférence, n’est pas plus notre idéal que l’historien systématique dont le parti pris se manifeste à chaque ligne. Devant certains faits et certains principes, il nous a semblé opportun d’émettre sincèrement et loyalement notre avis. Ainsi, en écrivant ce livre, chaque fois que nous avons rencontré sur notre route la désagréable figure du gallicanisme, nous n’avons point caché les sentiments qu’elle nous inspire. Le gallicanisme, à nos yeux, a été l’une des grandes faiblesses et l’un des grands fléaux de l’ancien régime en France et au Canada. La vie de l’intendant Talon nous en a fourni plus d’une preuve, et nous en avons profité pour affirmer nettement nos convictions sur ce sujet.

Notre tâche est maintenant terminée. Nous allons livrer au public l’œuvre à laquelle nous travaillons depuis si longtemps. Cette œuvre, dont le fardeau nous a paru lourd à certaines heures de dépression intellectuelle, nous éprouvons cependant un sentiment de tristesse au moment de nous en détacher. Nous nous étions habitué à vivre dans le commerce intime de ces hommes du XVIIe siècle si vigoureusement trempés, dont les efforts réunis ont fondé sur nos rivages une autre nation française. Et ce n’est pas sans regret que nous allons leur dire adieu. En outre, les imperfections nombreuses de ce livre nous sont hélas ! bien connues. Trop aride, trop lourd, trop surchargé de détails économiques et statistiques, manquant de ce charme littéraire dont tant d’historiens ont l’heureux don, il paraîtra rebutant à beaucoup de lecteurs. Toutefois, nous réclamons pour lui un mérite : c’est d’apporter des informations nouvelles et plus complètes sur une période importante de notre histoire ; c’est d’éclairer d’un jour plus vif les origines de ce peuple canadien, né de l’Église et de la France, dont les traditions sont si belles, dont le passé est si glorieux, et dont les destinées futures nous inspirent une inébranlable foi.


Québec, 1er  mars 1904.