Joseph Balsamo/Chapitre CV

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Michel Lévy frères (4p. 140-154).


CV

LE CORPS ET L’AME.


Le dernier resté près du maître fut Marat, le chirurgien.

Il s’approcha humblement et fort pâle du terrible orateur dont la puissance était illimitée.

— Maître, demanda-t-il, ai-je donc en effet commis une faute ?

— Une grande, monsieur, dit Balsamo ; et, ce qu’il y a de pis, c’est que vous ne croyez pas l’avoir commise.

— Eh bien, oui, je l’avoue ; non seulement je ne crois pas avoir commis une faute, mais je crois avoir parlé comme il convient.

— Orgueil ! orgueil ! murmura Balsamo ; orgueil, démon destructeur ! Les hommes vont combattre la fièvre dans les veines du malade, la peste dans les eaux et dans les airs ; mais ils laissent l’orgueil pousser de si profondes racines dans leurs cœurs, qu’ils ne peuvent parvenir à l’extirper.

— Oh ! maître, dit Marat, vous avez de moi une bien triste opinion. Suis-je donc, en effet, si peu de chose que je ne puisse compter parmi mes semblables ? Ai-je si mal recueilli le fruit de mes travaux que je sois incapable de dire un mot sans être taxé d’ignorance ? Suis-je donc un si tiède adepte que l’on suspecte ma conviction ? N’eussé-je que cela, j’existe au moins par le dévouement à la sainte cause du peuple.

— Monsieur, répliqua Balsamo, c’est parce que le principe du bien lutte encore en vous contre celui du mal, qui me paraît devoir l’emporter un jour, que je tenterai de vous corriger de ces défauts. Si je dois y réussir, si l’orgueil ne l’a pas déjà emporté en vous sur tout autre sentiment, j’y réussirai en une heure.

— En une heure ? dit Marat.

— Oui. Voulez-vous me donner cette heure ?

— Certainement.

— Où vous verrai-je ?

— Maître, c’est à moi d’aller vous trouver au rendez-vous que vous voudrez bien fixer à votre serviteur.

— Eh bien, dit Balsamo, j’irai chez vous.

— Faites attention à l’engagement que vous prenez, maître ; j’habite une mansarde, rue des Cordeliers. Une mansarde, vous entendez, dit Marat, avec une affectation de simplicité orgueilleuse, avec une fanfaronnade de misère qui n’échappa point à Balsamo, tandis que vous…

— Tandis que moi ?

— Tandis que vous, vous habitez, dit-on, un palais.

Celui-ci haussa les épaules, comme ferait un géant qui, du haut de sa taille, mesurerait les colères d’un nain.

— Eh bien, soit, monsieur, répondit-il, j’irai vous voir dans votre mansarde.

— Quand cela, monsieur ?

— Demain.

— À quelle heure ?

— Le matin.

— C’est qu’au point du jour je vais à mon amphithéâtre, et de là à l’hôpital.

— Précisément, c’est ce qu’il me faut. Je vous eusse demandé de m’y conduire si vous ne me l’eussiez pas proposé.

— Vous entendez, de bonne heure. Je dors peu, dit Marat.

— Et moi je ne dors pas, répondit Balsamo. Ainsi donc, au point du jour.

— Je vous attendrai.

Là-dessus ils se séparèrent, car ils étaient arrivés à la porte de la rue, aussi sombre et aussi solitaire au moment de leur sortie qu’elle était peuplée et bruyante au moment de leur entrée.

Balsamo prit à gauche et disparut rapidement.

Marat l’imita en tirant à droite avec ses jambes longues et grêles.

Balsamo fut exact : à six heures du matin, il heurtait, le lendemain, à la porte du palier qui, centre d’un long corridor percé de six portes, formait le dernier étage d’une vieille maison de la rue des Cordeliers.

Marat, on le voyait bien, avait tout préparé pour recevoir plus dignement son hôte illustre. Le maigre lit de noyer, la commode à dessus de bois reluisaient de propreté sous le chiffon de laine d’une femme de ménage, qui s’escrimait à tour de bras sur ces meubles vermoulus.

Marat lui-même prêtait une aide active à cette femme et rafraîchissait dans un petit pot de faïence bleue des fleurs pâles et étiolées, le principal ornement de la mansarde.

Il tenait encore un torchon de toile sous le bras, ce qui indiquait qu’il n’avait touché aux fleurs qu’après avoir donné un coup de main aux meubles.

Comme la clef était à la porte et que Balsamo était entré sans frapper, il surprit Marat dans cette occupation.

Marat, à la vue du maître, rougit beaucoup plus qu’il ne convenait à un stoïcien véritable.

— Vous voyez, monsieur, dit-il en jetant sournoisement derrière un rideau le torchon révélateur, je suis homme de ménage, et j’aide à cette bonne femme. Je choisis l’ouvrage, par exemple, ce qui n’est peut-être pas d’un bon plébéien, mais qui n’est pas non plus tout à fait d’un grand seigneur.

— C’est d’un jeune homme pauvre et qui aime la propreté, dit froidement Balsamo, voilà tout. Êtes-vous bientôt prêt, monsieur ? Vous savez que mes moments sont comptés.

— Je passe mon habit, monsieur… Dame Grivette, mon habit… C’est ma portière, monsieur ; c’est mon valet de chambre, c’est ma cuisinière, c’est mon intendant, et elle me coûte un écu par mois.

— Je loue l’économie, dit Balsamo ; c’est la richesse des pauvres, c’est la sagesse des riches.

— Mon chapeau, ma canne, dit Marat.

— Allongez la main, dit Balsamo ; voilà votre chapeau, et sans doute cette canne qui est près de votre chapeau est la vôtre.

— Oh ! pardon, monsieur, je suis tout confus.

— Êtes-vous prêt ?

— Oui, monsieur ; ma montre, dame Grivette.

Dame Grivette se tourna et se retourna, mais ne répondit point.

— Vous n’avez pas besoin de montre, monsieur, pour aller à l’amphithéâtre et à l’hôpital ; on serait peut-être longtemps à la retrouver, et cela nous retarderait.

— Cependant, monsieur, je tiens beaucoup à ma montre, qui est excellente et que j’ai achetée à force d’économie.

— En votre absence dame Grivette la cherchera, répondit Balsamo avec un sourire ; et, si elle cherche bien, à votre retour elle sera retrouvée.

— Oh ! certainement, dit dame Grivette, elle sera retrouvée, si toutefois monsieur ne l’a pas laissée ailleurs ; rien ne se perd ici.

— Vous voyez bien, dit Balsamo. Allons, monsieur, allons.

Marat n’osa point insister et suivit Balsamo tout en grommelant.

Lorsqu’ils furent à la porte :

— Où allons-nous d’abord ? dit Balsamo.

— À l’amphithéâtre si vous voulez, maître ; j’y ai désigné un sujet qui a dû mourir cette nuit d’une méningite aiguë ; j’ai des observations à faire sur son cerveau, et je ne voudrais pas que mes camarades me le prissent.

— Allons donc à l’amphithéâtre, monsieur Marat.

— D’autant plus que ce n’est qu’à deux pas d’ici ; que l’amphithéâtre touche à l’hôpital, et que nous ne faisons qu’entrer et sortir ; vous pouvez même m’attendre à la porte.

— Au contraire, je désire entrer avec vous ; vous me direz votre opinion sur le sujet.

— Quand il était un corps, monsieur ?

— Non, depuis qu’il est un cadavre.

— Holà ! prenez-y garde, dit Marat en souriant ; je pourrai gagner un point sur vous, car je connais cette partie de ma profession et suis, dit-on, un assez habile anatomiste.

— Orgueil, orgueil, toujours orgueil ! murmura Balsamo.

— Que dites-vous ? demanda Marat.

— Je dis que nous allons voir cela, monsieur, répliqua Balsamo. Entrons.

Marat s’engagea le premier dans l’allée étroite qui conduisait à cet amphithéâtre, situé au bout de la rue Hautefeuille.

Balsamo le suivit sans hésiter jusque dans la salle longue et étroite où, sur une table de marbre, on voyait deux cadavres étendus, l’un de femme, l’autre d’homme.

La femme était morte jeune. L’homme était vieux et chauve ; un méchant suaire leur voilait le corps, en laissant leurs visages à moitié découverts.

Tous deux étaient couchés côte à côte sur ce lit glacé, eux qui jamais peut-être ne s’étaient vus en ce monde, et dont les âmes, voyageant alors dans l’éternité, devaient être bien surprises de voir un pareil voisinage à leurs enveloppes mortelles.

Marat leva et jeta de côté, d’un seul mouvement, le linge grossier qui couvrait les deux malheureux que la mort avait faits égaux devant le scalpel du chirurgien.

Les deux cadavres étaient nus.

— La vue des morts ne vous répugne-t-elle pas ? dit Marat avec sa fanfaronnade ordinaire.

— Elle m’attriste, répliqua Balsamo.

— Défaut d’habitude, dit Marat. Moi, qui vois ce spectacle tous les jours, je n’en éprouve ni tristesse ni dégoût. Nous autres praticiens, voyez-vous, nous vivons avec les morts et nous n’interrompons pour eux aucune des fonctions de notre vie.

— C’est un triste privilège de votre profession, monsieur.

— Et puis, ajouta Marat, pourquoi m’attristerais-je ? ou pourquoi me dégoûterais-je ? Dans le premier cas, j’ai la réflexion ; dans le second, j’ai l’habitude.

— Expliquez-moi vos idées, dit Balsamo, je les comprends mal. La réflexion d’abord.

— Soit ! pourquoi m’effraierais-je ? pourquoi aurais-je peur d’un corps inerte, d’une statue qui est de chair au lieu d’être de pierre, de marbre ou de granit ?

— En effet, il n’y a rien, n’est-ce pas, dans un cadavre ?

— Rien, absolument rien.

— Vous le croyez ?

— J’en suis sûr.

— Mais dans un corps vivant ?

— Il y a le mouvement, dit superbement Marat.

— Et l’âme, vous n’en parlez pas, monsieur.

— Je ne l’ai jamais vue dans les corps que j’ai fouillés avec mon scalpel.

— Parce que vous n’avez fouillé que des cadavres.

— Oh ! si fait, monsieur, j’ai fort opéré sur les corps vivants.

— Et vous n’avez rien trouvé en eux de plus que dans les cadavres ?

— Si fait, j’ai trouvé la douleur ; est-ce la douleur que vous appelez l’âme ?

— Alors, vous n’y croyez pas ?

— À quoi ?

— À l’âme.

— J’y crois, parce que je suis libre de l’appeler le mouvement, si je veux.

— Voilà qui est fort bien ; vous croyez à l’âme, c’est tout ce que je vous demandais ; cela me fait du bien que vous y croyiez.

— Un instant, mon maître, entendons-nous, et surtout n’exagérons pas, dit Marat avec son sourire de vipère. Nous autres praticiens, nous sommes un peu matérialistes.

— Ces corps sont bien froids, dit Balsamo rêveur, et cette femme était bien belle.

— Mais oui.

— Une belle âme eût certes bien été à ce beau corps.

— Ah ! voilà où fut l’erreur de celui qui la créa. Beau fourreau, vilaine lame. Ce corps, maître, était celui d’une coquine qui sortait de Saint-Lazare lorsqu’elle mourut d’une inflammation cérébrale à l’Hôtel-Dieu. Sa chronique est longue et passablement scandaleuse. Si vous appelez âme le mouvement qui faisait agir cette créature, vous ferez tort à nos âmes, qui doivent être de la même essence, puisqu’elles sont descendues de la même source.

— Âme qu’on eût dû guérir, dit Balsamo, et qui s’est perdue faute du seul médecin qui soit indispensable, d’un médecin de l’âme.

— Hélas ! hélas ! mon maître, c’est encore là une de vos théories. Il n’y a de médecins que pour les corps, répliqua Marat avec un rire amer. Et, tenez, maître, vous avez en ce moment sur les lèvres un mot que Molière a mis souvent dans ses comédies, et c’est ce mot qui vous fait sourire.

— Non, dit Balsamo, vous vous trompez et ne pouvez savoir à quelle chose je souris. Pour le moment, ce que nous concluons, n’est-ce pas, c’est que ces cadavres sont vides ?

— Et insensibles, dit Marat en soulevant la tête de la jeune femme et en la laissant retomber bruyamment sur le marbre, sans que le corps eût seulement bougé ou frémi.

— Très bien, dit Balsamo ; passons à l’hôpital maintenant.

— Un instant, maître, pas avant, je vous prie, que je n’aie détaché du tronc cette tête qui me fait envie, et qui a été le siège d’une maladie fort curieuse. Vous permettez ?

— Comment donc ! dit Balsamo.

Marat ouvrit sa trousse, en tira un bistouri et ramassa dans un coin un gros maillet de bois tout pointillé de taches de sang.

Alors, d’une main exercée, il pratiqua une incision circulaire, qui sépara toutes les chairs et tous les muscles du cou ; puis, arrivé à l’os, il glissa son bistouri entre deux jointures de la colonne vertébrale, et frappa dessus avec le maillet un coup énergique et sec.

La tête roula sur la table, et de la table à terre. Marat fut obligé de la ressaisir de ses mains humides.

Balsamo se détourna pour ne pas donner trop de joie au triomphateur.

— Un jour, dit Marat, qui croyait prendre le maître en faiblesse, un jour quelque philanthrope s’occupera de la mort comme les autres s’occupent de la vie, trouvera une machine qui détachera ainsi la tête d’un seul coup, et qui rendra l’anéantissement instantané, ce que ne fait aucun des autres genres de mort ; la roue, l’écartèlement et la pendaison sont des supplices appartenant à des peuples barbares et non à des peuples civilisés. Une nation éclairée comme la France doit punir, et non se venger. Car la société qui roue, qui pend ou qui écartèle, se venge du criminel par la souffrance, avant de le punir par la mort ; ce qui est trop de moitié, à mon avis.

— Et au mien aussi, monsieur. Mais comment comprenez-vous cet instrument ?

— Je comprends une machine froide et impassible comme la loi elle-même ; l’homme chargé de punir s’impressionne à la vue de son semblable, et parfois manque son coup, comme il est arrivé pour Chalais et pour le duc de Montmouth. Il n’en serait pas ainsi d’une machine, de deux bras de chêne qui feraient mouvoir un coutelas, par exemple.

— Et croyez-vous, monsieur, que, parce que ce coutelas passerait avec la rapidité de la foudre entre la base de l’occiput et les muscles trapèzes, croyez-vous que la mort serait instantanée et la douleur rapide ?

— La mort serait instantanée, sans contredit, puisque le fer trancherait d’un coup les nerfs qui donnent le mouvement. La douleur serait rapide, puisque le fer séparerait le cerveau qui est le siège des sentiments, du cœur qui est le centre de la vie.

— Monsieur, dit Balsamo, le supplice de la décapitation existe en Allemagne.

— Oui, mais par l’épée, et je vous l’ai dit, la main de l’homme peut trembler.

— Une pareille machine existe en Italie ; un corps de chêne la fait mouvoir, et on l’appelle la mannaja.

— Eh bien ?

— Eh bien, monsieur, j’ai vu des criminels décapités par le bourreau se lever sans tête, du siège où ils étaient assis, et s’en aller en trébuchant tomber à dix pas de là. J’ai ramassé des têtes qui roulaient au bas de la mannaja, comme cette tête que vous tenez par les cheveux a roulé tout à l’heure au bas de cette table de marbre, et, en prononçant à l’oreille de cette tête le nom dont on l’avait baptisée pendant sa vie, j’ai vu ses yeux se rouvrir et se tourner dans leur orbite, cherchant à voir qui les avait appelés de la terre pendant ce passage du temps à l’éternité.

— Mouvement nerveux, pas autre chose.

— Les nerfs ne sont-ils pas les organes de la sensibilité ?

— Que concluez-vous de là, monsieur ?

— Je conclus qu’il vaudrait mieux, qu’au lieu de chercher une machine qui tuât pour punir, l’homme cherchât un moyen de punir sans tuer. Elle sera la meilleure et la plus éclairée des sociétés, croyez-moi, la société qui aura trouvé ce moyen-là.

— Utopie encore ! utopie toujours ! dit Marat.

— Cette fois, vous avez peut-être raison, dit Balsamo ; le temps nous éclairera… N’avez-vous point parlé de l’hôpital ?… Allons-y !

— Allons !

Et il enveloppa la tête de la jeune femme dans son mouchoir de poche, dont il noua soigneusement les quatre coins.

— Maintenant, dit en sortant Marat, je suis sûr au moins que mes camarades n’auront que mon reste.

On prit le chemin de l’Hôtel-Dieu ; le rêveur et le praticien marchaient à côté l’un de l’autre.

— Vous avez coupé très froidement et très habilement cette tête, monsieur, dit Balsamo ; avez-vous moins d’émotion quand il s’agit des vivants que des morts ? La souffrance vous touche-t-elle plus que l’immobilité ? Êtes-vous plus pitoyable aux corps qu’aux cadavres ?

— Non, car ce serait un défaut, un défaut comme c’en est un au bourreau de se laisser impressionner. On tue aussi bien un homme en lui coupant mal la cuisse qu’en lui coupant mal la tête. Un bon chirurgien doit opérer avec sa main et non avec son cœur, quoiqu’il sache bien, en son cœur, que pour une souffrance d’un instant il donne des années de vie et de santé. C’est le beau côté de notre profession celui-là, maître.

— Oui, monsieur ; mais, sur les vivants, vous rencontrez l’âme, j’espère ?

— Oui, si vous convenez avec moi que l’âme c’est le mouvement ou la sensibilité ; oui, certes, je la rencontre, et bien gênante même, car elle tue plus de malades que n’en tue mon scalpel.

On était arrivé au seuil de l’Hôtel-Dieu. Ils entrèrent à l’hospice. Bientôt, guidé par Marat, qui n’avait pas quitté son sinistre fardeau, Balsamo put pénétrer dans la salle des opérations, envahie par le chirurgien en chef et par les élèves en chirurgie.

Les infirmiers venaient d’apporter là un jeune homme renversé la semaine précédente par une lourde voiture, dont la roue lui avait broyé le pied. Une première opération faite à la hâte sur le membre engourdi par la douleur n’avait pas suffi ; le mal s’était développé rapidement, l’amputation de la jambe était devenue urgente.

Ce malheureux, étendu sur le lit d’angoisses, regardait, avec un effroi qui eût attendri des tigres, cette bande d’affamés qui épiaient l’instant de son martyre, de son agonie peut-être, pour étudier la science de la vie, phénomène merveilleux derrière lequel se cache le sombre phénomène de la mort.

Il semblait demander à chacun des chirurgiens, des élèves et des infirmiers, une consolation, un sourire, une caresse ; mais il ne rencontrait partout que l’indifférence avec son cœur, que l’acier avec ses yeux.

Un reste de courage et d’orgueil le rendait muet. Il réservait toutes ses forces pour les cris qu’allait bientôt lui arracher la douleur.

Cependant, quand il sentit sur son épaule la main pesamment complaisante du gardien, quand il sentit les bras des aides l’envelopper comme les serpents de Laocoon, quand il entendit la voix de l’opérateur lui dire : « Du courage ! » il se hasarda, le malheureux, à rompre le silence et à demander d’une voix plaintive :

— Souffrirai-je beaucoup ?

— Eh, non, soyez tranquille, répondit Marat avec un sourire faux, qui fut caressant pour le malade, ironique pour Balsamo.

Marat vit que Balsamo l’avait compris : il se rapprocha de lui, et dit tout bas :

— C’est une opération épouvantable ; l’os est plein de gerçures et sensible à faire pitié. Il mourra, non du mal, mais de la douleur : voilà ce que lui vaudra son âme à ce vivant.

— Pourquoi l’opérez-vous alors ; pourquoi ne le laissez-vous pas tranquillement mourir ?

— Parce qu’il est du devoir du chirurgien de tenter la guérison, même quand la guérison lui semble impossible.

— Et vous dites qu’il souffrira ?

— Effroyablement.

— Par la faute de son âme ?

— Par la faute de son âme, qui a trop de tendresse pour son corps.

— Alors, pourquoi ne pas opérer sur l’âme ? La tranquillité de l’une serait peut-être la guérison de l’autre.

— C’est aussi ce que je viens de faire…, dit Marat, tandis que l’on continuait à lier le patient.

— Vous avez préparé son âme ?

— Oui.

— Comment cela ?

— Comme on fait, par des paroles. J’ai parlé à l’âme, à l’intelligence, à la sensibilité, à la chose qui faisait dire au philosophe grec : « Douleur, tu n’es pas un mal ! » le langage qui convient à cette chose. Je lui ai dit : « Vous ne souffrirez pas. » Reste maintenant à l’âme à ne point souffrir, cela la regarde. Voilà le remède connu jusqu’à présent, quant aux questions de l’âme : le mensonge ! Pourquoi aussi cette diablesse d’âme est-elle attachée au corps ? Tout à l’heure, quand j’ai coupé cette tête, le corps n’a rien dit. L’opération, cependant, était grave. Mais, que voulez-vous ! le mouvement avait cessé, la sensibilité s’était éteinte, l’âme s’était envolée, comme vous dites, vous autres spiritualistes. Voilà pourquoi cette tête que je coupais n’a rien dit, voilà pourquoi ce corps que je décapitais m’a laissé faire ; tandis que ce corps que l’âme habite encore, pour peu de temps, c’est vrai, mais enfin qu’elle habite encore, va pousser des cris effroyables dans un instant. Bouchez bien vos oreilles, maître. Bouchez-les, vous qui êtes sensible à cette connexité des âmes et des corps, qui tuera toujours votre théorie, jusqu’au jour où votre théorie sera parvenue à isoler le corps de l’âme.

— Vous croyez qu’on n’arrivera jamais à cet isolement ?

— Essayez, dit Marat, l’occasion est belle.

— Eh bien, oui, vous avez raison, dit Balsamo, l’occasion est belle, et j’essaie.

— Oui, essayez.

— Oui.

— Comment cela ?

— Je ne veux pas que ce jeune homme souffre, il m’intéresse.

— Vous êtes un illustre chef, dit Marat, mais vous n’êtes ni Dieu le père, ni Dieu le fils, et vous n’empêcherez pas ce gaillard-là de souffrir.

— Et s’il ne souffrait point, croiriez-vous à sa guérison ?

— Elle serait plus probable, mais elle ne serait pas sûre.

Balsamo jeta sur Marat un inexprimable regard de triomphe, et se plaçant devant le jeune malade, dont il rencontra les yeux effarés et déjà noyés dans les angoisses de la terreur :

— Dormez, dit-il non seulement avec sa bouche, mais encore avec son regard, avec sa volonté, avec toute la chaleur de son sang, avec tout le fluide de son corps.

En ce moment, le chirurgien en chef commençait à palper la cuisse malade, et à faire observer aux élèves l’intensité du mal.

Mais à ce commandement de Balsamo, le jeune homme, qui s’était relevé sur son séant, oscilla un instant dans les bras des aides, sa tête se pencha, ses yeux se fermèrent.

— Il se trouve mal, dit Marat.

— Non, monsieur.

— Mais ne voyez-vous pas qu’il perd connaissance ?

— Non, il dort.

— Comment, il dort ?

— Oui.

Chacun se tourna vers l’étrange médecin, que l’on prit pour un fou. Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres de Marat.

— Est-il d’habitude que l’on parle pendant l’évanouissement ? demanda Balsamo.

— Non.

— Eh bien, interrogez-le, et il vous répondra.

— Eh ! jeune homme ! cria Marat.

— Oh ! vous n’avez pas besoin de crier si haut, dit Balsamo ; parlez avec votre voix ordinaire.

— Dites-nous donc un peu ce que vous avez.

— On m’a ordonné de dormir, et je dors, répondit le patient.

La voix était parfaitement calme et faisait un contraste étrange avec la voix qu’on avait entendue quelques instants auparavant.

Tous les assistants se regardèrent.

— Maintenant, dit Balsamo, détachez-le.

— Impossible, dit le chirurgien en chef, un seul mouvement, et l’opération peut être manquée.

— Il ne bougera pas.

— Qui me l’assure ?

— Moi, et puis lui. Demandez-lui plutôt.

— Peut-on vous laisser libre, mon ami ?

— On le peut.

— Et promettez-vous de ne pas bouger ?

— Je le promets, si vous me l’ordonnez.

— Je vous l’ordonne !

— Ma foi, dit le chirurgien en chef, vous parlez avec une telle certitude, monsieur, que je suis tenté de faire l’expérience.

— Faites, et ne craignez rien.

— Déliez-le, dit le chirurgien en chef.

Les aides obéirent.

Balsamo passa au chevet du lit.

— À partir de ce moment, dit-il, ne bougez plus que je ne l’ordonne.

Une statue couchée sur un tombeau n’eût pas été plus immobile que ne le devint le malade à cette injonction.

— Maintenant, opérez, monsieur, dit Balsamo ; le malade est parfaitement disposé.

Le chirurgien prit son bistouri ; mais, au moment de s’en servir, il hésita.

— Taillez, monsieur, taillez, vous dis-je, fit Balsamo avec l’air d’un prophète inspiré.

Celui-ci, dominé comme Marat, comme le malade, comme tout le monde, approcha l’acier de la chair.

La chair cria, mais le malade ne poussa pas un soupir, ne fit pas un mouvement.

— De quel pays êtes-vous, mon ami ? demanda Balsamo.

— Je suis Breton, monsieur, répondit le malade en souriant.

— Et vous aimez votre pays ?

— Oh ! monsieur, il est si beau !

Le chirurgien faisait pendant ce temps les incisions circulaires à l’aide desquelles, dans les amputations, on commence par mettre l’os à découvert.

— L’avez-vous quitté jeune ? demanda Balsamo.

— À dix ans, monsieur.

Les incisions étaient faites, le chirurgien approchait la scie de l’os.

— Mon ami, dit Balsamo, chantez-moi donc cette chanson que les sauniers de Batz chantent en rentrant le soir, après la journée faite. Je ne me rappelle que le premier vers.

À mon sel couvert d’écume.

La scie mordait les os.

Mais, à l’invitation de Balsamo, le malade sourit et commença de chanter mélodieusement, lentement, en extase, comme un amant ou comme un poète :

À mon sel couvert d’écume.
À mon lac couleur du ciel,
À mon four, tourbe qui fume ;
À mon sarrasin de miel ;

À ma femme, à mon vieux père,
À mes enfants bien aimés ;
À la tombe où dort ma mère,
Sous les genêts parfumés ;

Salut ! la journée est faite,
Et me voici de retour :
Après le labeur, la fête,
Après l’absence, l’amour.


La jambe tomba sur le lit, que le malade chantait encore.