Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, IV
IV
LES ALLEMANDS ET LE TRAVAIL. L’ESPRIT ALLEMAND
Ems est une station brillante et à la mode. On y vient du monde entier. Ses sources attirent surtout les malades atteints d’affections des voies respiratoires, et beaucoup de gens y font des cures avec un résultat satisfaisant. L’été, on y peut rencontrer jusqu’à quinze mille visiteurs, presque tous évidemment gens riches ou ayant largement les moyens de se soigner. Toutefois, il y a aussi des pauvres qui viennent ici chercher la guérison, quelquefois à pied. On en compte environ une centaine ; tous n’arrivent pas à pied, bien entendu ; il y en a qui prennent le chemin de fer.
J’ai été très intéressé par les wagons de quatrième classe construits pour les lignes allemandes. Pendant un arrêt du train, j’ai prié le conducteur (presque tous les conducteurs allemands sont très aimables pour les voyageurs), de me faire voir un wagon de quatrième classe. Il m’a montré une voiture sans la moindre banquette ; rien que les parois et le plancher :
— Où s’assoient-ils, vos voyageurs de quatrième classe ? Sur le plancher ?
— Naturellement, si ça leur fait plaisir.
— Combien de places contiennent vos wagons ?
— Vingt-cinq.
En calculant l’espace dont pouvait disposer chacun des vingt-cinq voyageurs, j’ai conclu que tous devaient rester debout, et encore, les épaules se touchant. S’ils sont au complet, il est évident qu’ils sont forcés de conserver leur bagage à la main. Maintenant, sans doute, n’ont-ils que de petits paquets.
J’ai fait part de mes réflexions au conducteur, qui m’a répondu : « Oui, mais le prix n’est que la moitié de celui de la troisième classe. C’est déjà un grand bienfait pour les pauvres ! »
On me dit que ces pauvres peuvent non seulement faire gratuitement leur cure, mais qu’ils sont encore nourris et logés, je ne me rappelle plus par qui.
Dès que vous êtes installé à Ems, dans une chambre d’hôtel, depuis deux ou trois jours, deux messieurs d’aspect doux et modeste vous rendent visite, porteurs de petits livres de souscriptions. L’un d’eux reçoit des offrandes pour les malades indigents. Sur son livre figure un avis imprimé des docteurs d’Ems, vous exhortant à vous souvenir des pauvres. Vous donnez votre obole suivant vos moyens et inscrivez votre nom sur le carnet. J’ai parcouru les listes de souscripteurs et j’ai été frappé de leur manque de prodigalité. Un demi-mark, un mark, pas souvent trois marks, très rarement cinq marks.
— Combien pouvez-vous rassembler d’argent dans la saison ? demandai-je.
— Jusqu’à mille thalers, Mein Herr, mais c’est encore bien peu en comparaison de ce dont nous aurions besoin pour cent personnes environ que nous entretenons complètement. »
En effet, c’est peu, mille thalers : c’est trois mille marks. S’il vient 15.000 visiteurs aux eaux, il est évident qu’il y en a qui ne donnent rien et mettent le collecteur à la porte (comme je l’ai vu par la suite). Cependant le public est brillant, très brillant. Entrez dans le pavillon où l’on boit les eaux, à l’heure de la cure, et regardez cette foule qui écoute l’orchestre.
… À ce propos, j’ai lu ces temps-ci, dans les journaux que les Russes avaient souscrit très peu d’argent pour les Slaves révoltés, en comparaison de ce que l’Europe avait offert. On parlait surtout de l’Autriche qui, à elle seule, avait versé plusieurs (!) millions de gulden pour l’entretien des familles des insurgés (des milliers de ces familles se sont réfugiées sur le territoire autrichien.) L’Angleterre et même la France et l’Italie se seraient montrées beaucoup plus généreuses que nous. Franchement, je ne crois pas à tant d’empressement de la part des nations européennes. Pour ce qui est de l’Angleterre, surtout, je serais curieux de connaître le chiffre véritable de ses souscriptions. Il paraît que personne n’en sait rien. Quant à l’Autriche, qui, dès le commencement des hostilités, a conçu le dessein de s’emparer de la Bosnie (ce dont on commence à parler dans le monde diplomatique), elle a souscrit avec désintéressement en vue de son intérêt futur, et son offrande n’a été nullement nationale, mais bien officielle. Du reste, elle a souscrit, mais sur le papier ; j’aimerai savoir que l’on recueillera de ce côté.
On quête aussi à Ems pour les « blœdige Kinder », c’est-à-dire les enfants idiots. Il y a ici un hôpital pour eux. Naturellement ce n’est pas Ems qui fournit tous ces petits malheureux ; il serait honteux pour une si petite ville de produire tant d’idiots. On dit que l’établissement est subventionné, mais de façon insuffisante, si bien qu’il faut recourir aux dons particuliers. Un monsieur splendidement décoratif ou une dame opulente recouvrent ici la santé et laissent, est-ce bien par reconnaissance, deux ou trois marks pour de pauvres enfants privés d’intelligence. De temps à autre, très rarement, étincelle sur le livre de souscriptions la somme de dix marks.
Le quêteur me dit pouvoir recueillir jusqu’à 1.500 thalers par saison, « mais auparavant, dit-il, le résultat était meilleur, on donnait plus ». Dans le livre, une souscription m’a sauté aux yeux : cinq pfennigs (un sou). Ce don est précédé d’un nom quelconque. Cela m’a rappelé ce conseiller d’État russe qui avait offert cinq kopeks pour le monument de Lermontov et signé son nom sur la liste.
Depuis mon premier séjour à Ems (il y a deux ans de cela), une circonstance m’a vivement intéressé. Les deux sources les plus en vogue sont la Kraenchen et la Kesselbrunnen. Au-dessus des sources on a construit une maison, et le public est séparé de ses sources par une balustrade. Derrière la balustrade, quelques jeunes filles se trouvent debout, trois près de chaque source. Elles sont aimables, avenantes et gentiment habillées. Vous leur passez votre verre et elles y versent l’eau. Pendant deux heures, chaque matin, des milliers de malades défilent devant la balustrade ; chacun boit deux, trois, quatre verres d’eau, ce qu’on lui a ordonné de prendre. La même chose se reproduit le soir. Mais c’est peu que tout se passe méthodiquement, en bon ordre, sans que le malade attende jamais ; le plus étonnant est que ces jeunes filles possèdent une mémoire que je ne puis croire que surnaturelle. Vous leur direz le jour de votre arrivée : « Je bois tant d’onces de Kraenchen, par exemple, et tant de lait. » Après cela, pendant tout le mois de votre cure, elles ne se tromperont pas une fois. Elles vous reconnaîtront parfaitement dans la foule et se rappelleront votre dose en vous voyant. De plus, elles prendront souvent six ou sept verres à la fois, verseront dedans ce qu’il faut en un quart de minute et distribueront à chacun son récipient sans erreur. Elles se rappellent que ce verre-ci est le vôtre, que vous prenez tant d’onces d’eau, tant d’onces de lait et que vous absorbez deux, trois ou quatre verres. Jamais une méprise ! Pour moi cela demeure un mystère. Une habitude de ce travail, contractée dès l’enfance, peut-elle seule produire ce que j’appellerai une victoire sur le travail ?
La somme de travail que peut fournir une Allemande, a de quoi, du reste, stupéfier un Russe. Passez un mois à l’hôtel (et ici chaque maison est un hôtel), et vous admirerez comme moi l’activité invraisemblable des bonnes. Dans l’établissement où j’ai pris pension, il y a douze logements, tous occupés, quelques-uns par des familles entières. Pour servir tout ce monde, il n’y a qu’une jeune fille de dix-neuf ans que la patronne envoie encore, par-dessus le marché, faire des commissions. La bonne doit passer à la pharmacie pour celui-ci, chez la blanchisseuse pour celui-là, courir à telle boutique pour un troisième, sans compter les emplettes à faire pour sa maîtresse. Cette dernière est une veuve, mère de trois enfants, lesquels il faut surveiller, habiller, conduire à l’école, etc. Chaque samedi la bonne doit laver tous les parquets de la maison, faire les chambres, changer les draps des lits et, sans attendre ce samedi, nettoyer et mettre en ordre les logements dont les locataires sont partis. Cette jeune fille se couche à onze heures, le soir, et le matin, à cinq heures, sa patronne sonne pour qu’elle se lève. Je n’exagère rien. Ajoutez à cela que la pauvre fille est payée d’une façon dérisoire et qu’on exige qu’elle soit convenablement vêtue. Et elle n’a aucunement l’air malheureux. Elle est gaie, bien portante, d’une placidité à toute épreuve. Non, chez nous, on ne travaille pas autant ! Jamais une bonne russe n’entrerait das un pareil bagne pour les gages que reçoit l’Allemande. Et la domestique de chez nous sera oublieuse, sale, cassera, abîmera, sera de mauvaise humeur, dira des grossièretés. Ici vraiment, je n’ai eu à me plaindre de rien pendant tout le mois. Faut-il louer, faut-il blâmer ? Je louerai plutôt, bien que cela mérite plus de réflexions. Il est bon de dire qu’ici chacun prend son sort comme il est, et s’en contente presque toujours. Chacun ici connaît son travail et ne connaît que cela. Il n’est pas inutile d’ajouter que les maîtresses travaillent autant que leurs domestiques.
Les fonctionnaires allemands sont également laborieux, ce qui ne les empêche pas d’être aimables. Prenez un receveur des postes russe. Dans ses rapports avec le public, il sera toujours bourru, irrité ou tout au moins de mine désagréable. Il est fier comme Jupiter Olympien, l’employé, surtout l’employé subalterne, charger de donner des renseignements au public. Il y a foule, vous attendez longuement votre tour. Vous arrivez enfin au guichet. L’employé ne vous écoutera pas ; il vous tournera le dos pour causer avec un collègue placé derrière lui. Il prendra un papier en feignant d’y chercher un détail d’une extrême importance. Vous voyez bien que tout cela est fait exprès. Mais vous attendez patiemment et tout à coup votre employé se lève, quitte le bureau ; l’heure sonne ; c’est l’heure de la fermeture. Allez-vous en, bon public ! Et notre fonctionnaire russe est occupé bien moins de temps par jour que son confrère allemand ! Ce qui le caractérise avant tout, c’est son animosité contre le public. Il tient à vous montrer que vous dépendez de lui : « Moi, semble-t-il dire, je suis derrière le guichet, j’ai le droit de me comporter comme il me plaira, et si vous vous fâcher, je vous ferai jeter dehors par un garçon de salle. »
Ici, à Ems, il n’y a guère, à la poste, que deux ou trois employés. Pendant la saison (en juin et juillet, par exemple), il arrive des milliers de voyageurs par jour. On ne se figure pas ce qu’est alors la correspondance, ce que devient le travail des postiers ! Ils ont deux heures dans la journée pour les repas, le reste du temps, ils sont toujours occupés. Des foules de gens ont une lettre à réclamer, un renseignement à demander. Pour chaque réclamateur, l’employé compulsera des piles énormes de lettres ; il écoutera tout le monde, fournira le renseignement voulu, expliquera, répétera son explication, tout cela patiemment, poliment, de la façon la plus aimable et la plus digne.
Pendant quelques jours après mon arrivée à Ems, je vins tous les jours demander à la poste une lettre que j’attendais impatiemment et qui n’arrivait pas. Or, un matin, je trouvai la bienheureuse lettre sur ma table, dans ma chambre d’hôtel. Elle venait d’arriver, et l’employé qui se rappelait mon nom sans savoir mon adresse s’était donné la peine de prendre des informations et me l’avait obligeamment fait porter à l’hôtel. Tout cela uniquement parce que, la veille, il avait remarqué mon extrême inquiétude.
Quel est le fonctionnaire russe qui agirait ainsi ?
Quant à l’esprit des Allemands, il faut bien dire qu’il est diversement apprécié. Les Français, qui ont quelques raisons pour ne pas aimer les Germains, ont toujours déclaré qu’ils étaient lourds, — sans vouloir insinuer qu’ils sont obtus, cela s’entend. Ils découvrent dans l’esprit allemand une tendance à toujours vagabonder hors du chemin direct, à compliquer les choses les plus simples. Les Russes, de leur côté, ne tarissent pas sur l’épaisseur et la gaucherie tudesques, quelle que soit, du reste, leur admiration pour les aptitudes scientifiques de leurs voisins. Pour mon compte, je trouve que les Allemands ont certains travers bizarres qui les exposent à se faire juger calomnieusement par des étrangers. Certes, j’ai bonne opinion d’eux, mais je comprends que les Allemands produisent quelquefois une impression désagréable sur ceux qui les connaissent mal.
Pendant le trajet de Berlin à Ems, notre train s’arrêta de nuit, à une station, pendant quatre minutes. J’étais fatigué du wagon, je voulus descendre pour me dégourdir un peu les jambes, tout en fumant une cigarette sur le quai. Lorsque la sonnette du départ se fit entendre, je m’aperçus que, grâce à mon éternelle étourderie, j’avais oublié le numéro de mon wagon, dont j’avais fermé la portière en descendant du train. Je n’avais que quelques secondes devant moi et j’allais vite me rendre auprès du conducteur quand je m’entendis appeler. Voilà mon wagon, pensai-je. En effet, un Allemand aura toujours l’idée de s’inquiéter d’un compagnon de voyage. Je m’approchai et un visage allemand soucieux parut à la portière :
— Was suchen sie ? (Que cherchez-vous ?)
— Je cherche mon wagon. Mais ce n’est pas celui-ci, je n’étais pas avec vous.
— Non, ce n’est pas votre wagon. Où est-il, le vôtre ?
— Je ne sais pas, je le cherche. ·.··
— Et moi je ne sais pas non plus où est votre wagon.
Ce ne fut qu’au dernier moment que le conducteur parvint à retrouver le fâcheux wagon. Je me demandai pourquoi cet Allemand m’avait appelé et interrogé… Mais demeurez quelque temps en Allemagne et vous verrez que tout Teuton agira de même.
Il y a dix ans, j’étais à Dresde. Le lendemain de mon arrivée, je m’acheminai un peu au hasard vers la Galerie de tableaux. Je n’avais pas demandé mon chemin à l’hôtel, pensant que le premier Allemand venu me l’indiquerait. Le Musée de Dresde est assez célèbre, me disais-je, pour que tout habitant de la ville se fasse un plaisir de m’expliquer comment on s’y rend.
J’avisai un Allemand de physionomie sérieuse et intelligente.
— Pourrais-je vous demander où est le Musée de peinture ?
— Le Musée de peinture ? répéta mon Allemand.
— Oui, la galerie de tableaux.
— La Galerie Royale de tableaux ? fit-il en appuyant fortement sur le mot Royale.
— C’est ça même.
— Je ne sais pas où est cette galerie-là.
— Il y a donc une autre galerie ?
— Non ; il n’y en a pas d’autre !