Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, V

La bibliothèque libre.
V


Le russe ou le français ?


Quelle foule de Russes à toutes ces eaux allemandes, surtout aux stations à la mode comme Ems ! En général les Russes aiment beaucoup à se soigner. Même chez Mme Wunderfrau, qui demeure aux environs de Munich et qui ne possède aucune source dans son établissement, le plus gros contingent des malades est russe. Ce sont, pour la plupart, des gens solides et vigoureux qui viennent chez cette dame, des personnages gradés qui lui envoient de Pétersbourg les bulletins de leurs médecins et s’y prennent, dès l’hiver, pour solliciter une place dans son établissement. C’est une femme sévère et querelleuse.

À Ems, vous rencontrez tout d’abord des Russes jargonnant cette extraordinaire langue franco-russe de leur invention. Ce qui m’étonne, ce n’est pas que les Russes ne parlent pas russe entre eux, mais bien qu’ils s’imaginent parler français. Les Russes instruits qui croient parler français se divisent en deux classes : ceux qui le parlent si mal qu’ils ne se font que peu d’illusions, et ceux qui le parlent presque aussi mal en se figurant qu’on les prendra pour des Parisiens. Toute notre haute société est dans ce dernier cas. Ceux de la première catégorie sont parfois très drôles. Je me rappelle un vieux monsieur et une vieille dame qui causaient d’affaires de famille évidemment très intéressantes pour eux. Ils s’exprimaient dans un français livresque, en phrases d’un style suranné, maladroit, et avaient souvent le plus grand mal à trouver leurs mots. À la fin, l’un devint si absurde que l’autre se mit à le souffler. Puis ils s’entre-soufflèrent, mais la pensée de parler russe ne leur vint jamais. Ils aimaient mieux risquer de ne pas se comprendre qu’employer une autre langue que le français. Leur prononciation était grotesque.

Le franco-russe de la seconde catégorie se distingue aussi d’abord par la prononciation ; mais cette fois l’accent est plus parisien que nature, atrocement grasseyant et sent sa contrefaçon d’une lieue. Il est également pauvre de vocabulaire, impropre et inexpressif. Jamais les gens très mondains qui s’en servent ne se rendent compte de l’insignifiance d’un pareil patois (je ne parle pas du français, mais du dialecte dont ils font usage). Ils ne comprennent pas qu’ils parlent une sorte de langue artificielle, incapable de rendre leurs pensées, si étroites qu’elles soient. C’est une langue comme volée ; c’est pourquoi jamais un Russe n’arrivera à créer en français une de ces expressions vivantes et fortes qui font image, ce qui est à la portée du premier coiffeur parisien venu. Tourgueniev raconte, dans l’un de ses romans, qu’un jeune Russe, entrant au café de Paris, s’écria : « Garçon, un bifteck aux pommes de terre ! » Un autre Russe, plus au courant de la langue usuelle, demanda, une minute plus tard : « Garçon, bifteck-pommes ! » Le premier ne put se consoler d’avoir employé une expression archaïque, inélégante, et s’imagina désormais que les garçons du restaurant le regardaient avec mépris.

Il y a danger à s’approprier le langage d’un autre peuple que le sien ; je sais que cette opinion est « vieux jeu », mais je ne la trouve pas si fausse que certains veulent bien le dire.


____


La langue est évidemment la forme, le corps et le vêtement de la pensée. Il s’ensuit que plus la forme de ma pensée sera riche et variée d’aspect, plus je serai compréhensible et pour moi-même et pour les autres. Nous savons que la pensée est prompte comme la foudre, mais souvent elle s’attarde, parce que nous avons l’habitude de penser dans une langue quelconque. Si nous ne pensons pas tout fait à l’aide des mots de cette langue, nous ne nous en servons pas moins pour cela de « la force élémentaire et fondamentale » de l’idiome auquel nous sommes le plus habitués. Pourquoi, du reste, apprenons-nous les langues étrangères, le français par exemple ? D’abord tout simplement pour pouvoir lire en français, puis pour parler avec les Français que nous rencontrerons, mais nullement afin de causer entre nous. La langue empruntée, la langue apprise, ne sera pas suffisante pour dévoiler la profondeur intime de nos pensées, précisément parce qu’elle nous demeurera étrangère malgré tout.

Les Russes, du moins ceux des hautes classes, ne naissent plus depuis longtemps avec une langue à eux. Ils acquièrent d’abord une langue artificielle, et ce n’est qu’à l’école qu’ils se familiarisent un peu avec le russe. Je sais bien qu’avec de l’assiduité ils peuvent arriver à apprendre ce que j’appellerais le russe « vivant ».

J’ai connu un écrivain russe de quelque réputation, qui, non seulement a appris plus tard le russe qu’il ignorait absolument, étant enfant, mais encore s’est familiarisé avec le moujik russe et a écrit des romans sur les mœurs des paysans. Notre grand Pouschkine, lui aussi, de son propre aveu, dut, en quelque sorte, refaire son éducation avec sa bonne Arina Rodionovna, qui l’initia à la langue et à l’esprit du peuple (et chez nous les mots : langue et peuple sont synonymes, et quelle idée riche et profonde se cache là-dessous !)

Mais on me dira : Qu’importe qu’un enfant ait appris le russe ou le français s’il le sait de cette façon que j’appelle « vivante » ? Eh bien ! je prétends que, pour un Russe, le russe sera toujours plus facile et qu’il faut, dès l’enfance, l’emprunter au peuple, aux bonnes, par exemple, comme le fit Pouschkine. Il est absurde de craindre pour l’enfant le contact du peuple, contre lequel tant de pédagogues mettent en garde les parents. À l’école, ensuite, il ne sera pas mauvais d’apprendre les légendes, les traditions et même le vieux slave d’église. Une fois que l’on saura sa langue maternelle d’une façon « vivante », que l’on aura pris l’habitude de penser dans cette langue, il sera temps de mettre à profit cette prodigieuse facilité qu’ont les Russes à apprendre les langues étrangères. Ce n’est, en effet, qu’après nous être bien pénétrés de la langue maternelle qu’il nous sera possible d’acquérir avec perfection un idiome du dehors. Nous pourrons alors enrichir notre esprit de quelques formes de pensées étrangères et les concilier avec les nôtres.

Il existe un fait assez remarquable : notre langue, si peu policée qu’elle paraisse, rend sans difficulté toutes les nuances de la pensée étrangère ; les poètes et les philosophes de l’Europe entière se traduisent à fond en russe. Au contraire, nombre d’œuvres écrites dans notre langue sont intraduisibles en un autre idiome, surtout en français.

Je ne puis me rappeler sans rire une traduction (à présent très rare) d’un livre de Gogol par M. Viardot, mari de la célèbre cantatrice. Un écrivain russe alors débutant, maintenant célèbre, avait collaboré à cette version. Eh bien ! ce n’était pas le moins du monde du Gogol. C’était un galimatias.

Pouschkine, de même, est souvent intraduisible. Pourquoi cela ? Je suis désolé de dire qu’il est possible que l’esprit européen ne soit pas aussi divers que le nôtre, qu’il soit moins complexe et plus étroitement particularisé. Les étrangers écrivent, peut-être, avec plus de précision, mais l’esprit de notre langue est beaucoup plus riche ; il est universel, il embrasse tout. Pourquoi priver nos enfants d’un tel trésor ? Pour les rendre malheureux, sans doute, car nous avons bien tort de mépriser notre idiome, de le considérer comme rude et grossier.

Oui, nous, les gens des classes dites supérieures, nous naissons sans avoir une langue bien à nous. Et cependant, dès que le russe « vivant » redeviendra en honneur parmi nous, l’union se refera toute seule entre nous et le peuple.

Supposons que je soumette ces observations à une mère de famille des hautes classes. Elle se moquera de moi. Peu lui importe en quelle langue pensent ses enfants chéris. Si c’est en « parisien », tant mieux ! Ce sera bien plus élégant ! Mais, et elle ne le sait pas, il faudra pour cela que ses enfants apprennent véritablement le français à fond ; tant qu’ils ne parleront qu’un à peu près de « parisien », ils n’en seront qu’au degré où l’on cesse d’être Russe. Les parents ne savent pas le mal qu’ils font à leurs enfants en engageant pour eux, dès l’âge de deux ans, une bonne étrangère. Ils n’ignorent pas qu’il y a une terrible habitude physique qui commence chez quelques pauvres enfants dès l’âge de dix ans et qui, si on ne les surveille pas, peut les rendre idiots, en faire des êtres flétris. Je me risquerai à dire qu’une bonne française (c’est-à-dire le français seriné dès les premiers balbutiements) est aussi dangereuse, au point de vue mental, que la terrible habitude en question, au point de vue physique. Passe encore si l’enfant est bête ! il vivra dès lors avec son français imparfait et pauvre, rabâchant de petites phrases monotones, courtes, comme les idées qu’il exprimera : il aura une cervelle de coiffeur et mourra sans s’être aperçu que, toute sa vie, il n’a été qu’un imbécile. Mais, si l’homme a des facultés intellectuelles d’un certain ordre, il souffrira. N’ayant pas un vocabulaire assez étendu pour rendre tout ce qu’il aura dans sa pensée, maniant pendant toute son existence une langue malingre, anémique et volée, il languira dans un effort continuel, incapable d’ouvrir complètement son âme à personne.

Mettons que, plus tard, il fasse l’effet d’un personnage brillant, qu’il commande, qu’il administre avec succès, qu’il en vienne à être satisfait de lui-même, surtout quand il aura fait de longs discours à l’aide de pensées et de mots empruntées à autrui, eh bien ! il sera malheureux quand même, s’il est ce que j’appelle un homme. Il sera toujours dans l’angoisse, atteint d’une faiblesse incurable, comme ces vieillards prématurés, victimes d’une funeste habitude.

Mais quelle mère croira que tant de mal peut résulter de l’entrée dans sa maison d’une bonne française ? Elle ne sera pas seule à blâmer ma façon de voir, et pourtant j’ai dit la vérité sans aucune exagération. On va me dire que, bien au contraire, la connaissance d’une langue étrangère simplifie la vie, épargne bien des difficultés. Comment voulez-vous, ajoutera-t-on, comment voulez-vous qu’il souffre, ce jeune homme charmant, disert, élégant ? Et la mère sourira avec orgueil. Pourtant, moi j’affirme que ce gandin délicieux n’est qu’un prolétaire de l’esprit, sans sol sous ses pieds, sans racines et sans fond, un pauvre être sans consistance, flottant à tous les vents de l’Europe. Il pourra être adorablement ganté, farci de romans à la mode, mais son esprit errera dans les ténèbres éternelles, et je crois que sa maman seule sera très contente de lui.