Journal d’un écrivain/1876/Juillet-août, Post-Scriptum

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POST-SCRIPTUM


J’ai entendu répéter plusieurs fois, cet été : « Le peuple russe est inintelligible, invraisemblable ! » Pour ceux qui portaient ce jugement, ce qui s’est passé cet été est, en effet, « invraisemblable ». Mais, au fond, que s’est-il passé de si monstrueux ? Tout ce qui s’est manifesté n’était-il pas depuis longtemps au fond du cœur du peuple russe ?

L’idée nationale a surgi, puis tout naturellement s’est élargie en amour désintéressé pour des frères de race malheureux et opprimés. Puis ça été cette formule : « L’Œuvre orthodoxe. » Ce qui est peut-être surprenant, c’est que le peuple n’ait pas oublié son « œuvre orthodoxe » pendant ses deux cents années de servitude, d’ignorance morne et plus tard au milieu d’une corruption ignoble, sous l’influence du matérialisme, des Juifs et de l’eau-de-vie. On a pu être surpris aussi de voir se joindre au mouvement toutes ces classes de la société russe dont la rupture avec le peuple semblait un fait accompli. Il est bon de faire ressortir aussi, comme un phénomène sans précédent, la presque unanimité de notre presse… Une pauvre vieille offre ses kopeks pour les Slaves et ajoute : « Pour l’Œuvre orthodoxe. » Le mot est saisi au vol par un journaliste qui l’accompagne, dans sa feuille, d’un commentaire enthousiaste. Et tous ont compris ce que signifiait cette expression d’œuvre orthodoxe. On a vu qu’il n’était pas question de culte extérieur ou de fanatisme religieux ; que l’expression concrétait l’idée de progrès humain, d’humanisation de l’homme telle que l’admet le peuple russe, qui fait tout remonter au Christ, qui ne voit son avenir que dans l’application de la doctrine du Christ, qui ne peut pas se figurer sa propre existence sans le Christ. Les négateurs, les sceptiques, voire les vulgarisateurs des nouvelles lois sociales, se sont, tout à coup, montrés de chauds patriotes russes ; je parle du plus grand nombre. Il s’est rencontré chez nous incomparablement plus de vrais Russes que ne l’avaient cru jusqu’à présent beaucoup de nos compatriotes qui se vantaient d’être de vrais Russes. Comment tous ces hommes se sont-ils trouvés soudainement unis ? C’est que l’idée slave a cessé d’être une idée simplement slavophile, théorique ; elle s’est gravée profondément, non plus seulement dans le cerveau, mais dans le cœur de tous les Russes, à la suite des tragiques événements d’Orient. Mais qu’est-ce que l’idée « slave » que nous distinguons de l’idée « slavophile » ? C’est, avant toutes ses interprétations historiques ou politiques, un besoin de sacrifice pour nos frères, le sentiment du devoir volontaire poussant les plus forts des Slaves à aider les plus faibles, pour la plus grande puissance et la plus grande union future de toute la race slave : c’est l’idée du « panslavisme » à venir, le désir de répandre la vérité du Christ, — c’est-à-dire l’amour de tous pour toute l’humanité, — afin qu’il n’y ait plus de faibles et d’opprimés dans ce monde. Et cela doit être puisque les races slaves ont évolué, ont progressé, dans la souffrance. Nous nous étonnions, plus haut, que le peuple russe n’eût pas perdu, dans la servitude, le sentiment de son « Œuvre orthodoxe ». Sans doute, c’est une de ses qualités slaves que de pouvoir s’élever d’esprit, dans la souffrance et dans l’humiliation.


« Accablé sous le fardeau de la Croix, humble d’aspect, comme un esclave,
O terre natale, le Roi du Ciel
T’a parcourue toute, en te bénissant.


Le peuple russe, lui aussi, a été accablé sous le fardeau d’une croix pendant plusieurs siècles. C’est pourquoi il n’a oublié, ni son « œuvre orthodoxe », ni ses frères qui souffrent. C’est pourquoi toutes ses classes se sont unies dans un même sentiment fraternel. Toute idée haute qui mène à l’union est un bonheur immense pour une nation. Ce bonheur nous a visités. La société cultivée et le peuple ont compris de même leur devoir de Slaves. L’Europe ne s’y est pas méprise, et elle suit avec inquiétude notre mouvement. Une idée politique consciente venant de notre peuple est pour elle une surprise extraordinaire. Elle pressent quelque chose de nouveau avec quoi il faudra compter. Nous avons grandi dans son estime. Les racontars, longtemps accrédités en Europe, sur la décomposition politique et sociale de la Russie, devraient être maintenant formellement démentis dans son jugement.

Les officiers russes partent en grand nombre pour la Serbie et savent se faire tuer quand il le faut. L’affluence des officiers russes et des soldats russes dans l’armée de Tchernaïev est de plus en plus considérable. On dira : ce sont des gens sans feu ni lieu qui n’avaient rien à faire dans leur pays, de ces hommes perdus que les aventures attirent. Mais, outre qu’on n’a offert à ces « aventuriers » aucune espèce d’avantages pécuniaires, certains parmi eux ont nui à leur avancement en donnant leur démission, même provisoire. Beaucoup tombent sur les champs de bataille, mais ils continuent héroïquement leur œuvre. La jeune armée d’insurgés slaves créée par Tchernaïev commence à s’appuyer fermement sur eux. Ils rendent glorieux le nom russe en Europe, et leur sang versé nous unit à nos frères slaves. Ce sang versé ne sera pas oublié. Il leur sera compté. Non, ce ne sont pas des « aventuriers ». Ils ouvrent une ère nouvelle. Ils sont les pionniers de l’idée russe devant l’Europe.

Une figure russe qui s’est noblement dessinée, c’est celle du général Tchernaïev. Ses succès militaires ont été variables, mais il semble avoir eu le dessus partout. En partant pour secourir les Serbes il a presque compromis sa carrière militaire jusque-là glorieusement suivie en Russie. Au début, en Serbie, il n’a voulu commander qu’un détachement peu important ; ce n’est que depuis peu qu’il a consenti à prendre le commandement en chef. L’armée qu’il a créée s’est formée de miliciens, de recrues et de citoyens paisibles qui n’avaient jamais tenu un fusil de leur vie. Le risque était énorme et le succès douteux. Il a remporté une très brillante victoire et, si dernièrement, il a dû reculer devant des effectifs trois fois plus forts que les siens, il ne s’est replié qu’en sauvant toute son armée et en occupant une position si forte que les « vainqueurs » n’ont pas osé l’attaquer. Son talent militaire est incontestable ; par son beau caractère, par ses nobles idées, il est à la hauteur des espoirs russes, du but que poursuit la Russie. Dès son départ pour la Serbie, il a acquis, chez nous, une popularité extraordinaire, il l’a méritée depuis. Quoi qu’il arrive, il peut déjà être fier de son œuvre. La Russie ne l’oubliera pas et ne cessera de l’aimer.