Journal d’un écrivain/1876/Octobre, I

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OCTOBRE




I


UNE AFFAIRE SIMPLE MAIS COMPLIQUÉE


Le 15 octobre on a jugé l’affaire de cette marâtre qui, en mai dernier, jeta par une fenêtre du quatrième étage sa petite belle-fille âgée de six ans. Par miracle, l’enfant ne fut pas tuée.

Cette belle-mère, la paysanne Catherine Kornilova, âgée de vingt ans, a épousé un veuf qui, d’après ses dires, la querellait, lui interdisait de fréquenter ses parents et l’assommait continuellement en lui vantant, dans le but de l’humilier elle-même, les mérites et vertus de sa défunte première femme. Ce fut donc sa faute si elle cessa de l’aimer. Pour se venger de l’épouse fantôme elle résolut de jeter par la fenêtre la fillette issue du premier mariage et accomplit son dessein. Si l’enfant n’avait pas échappé à la mort, l’histoire ne serait que trop simple et trop claire. Le tribunal l’a aussi jugée très claire et, le plus simplement du monde, a condamné Catherine Kornilova à deux ans et huit mois de travaux forcés et à la déportation en Sibérie à l’expiration de sa peine.

Et pourtant, malgré toute cette clarté et cette simplicité, il reste quelque chose d’inexplicable pour moi dans cette affaire. L’accusée, une femme d’un visage assez agréable, parut au tribunal dans un état si avancé de grossesse, qu’une sage-femme fut admise dans la salle des séances pour le cas où ses soins deviendraient nécessaires. Je me rappelle avoir écrit dans mon « carnet » que l’action de cette marâtre-monstre était si terrible qu’il eût été nécessaire de la soumettre à une analyse subtile et profonde, qui eût peut-être servi à adoucir le sort de la coupable.

L’accusée avoue tout. Dès son arrestation elle raconta sans difficulté au commissaire de police que la veille déjà elle avait voulu en finir avec sa petite belle-fille qu’elle exécrait en haine du père, son mari. Mais l’arrivée de ce dernier l’avait empêchée d’agir. Le jour suivant, dès que le père fut parti travailler, elle ouvrit la fenêtre et ordonna à la petite de monter sur l’appui et de regarder dans la rue. L’enfant obéit, peut-être avec plaisir, curieuse de savoir ce qu’elle verrait ainsi, mais dès qu’elle fut montée, la belle-mère la prit par les pieds et la jeta dans le vide. Après quoi, la criminelle ferma la fenêtre, s’habilla et s’en fut au commissariat pour raconter ce qu’elle avait fait. C’est bien simple, trop simple n’est-ce pas ? Pourtant il y a là quelque chose de fantastique. On a souvent accusé nos jurés d’acquitter avec une facilité révoltante. Je me suis même indigné de certains de ces acquittements. Cependant, quand j’ai lu la condamnation — deux ans et huit mois de travaux forcés, — j’ai pensé qu’il aurait, peut-être, fallu acquitter la malheureuse. On avait un légitime motif d’indulgence : l’état de grossesse de l’accusée.

Tout le monde sait qu’une femme, pendant la grossesse, et surtout quand elle est enceinte de son premier enfant, est fréquemment sujette à des troubles bizarres, soumise à des influences inexplicables, souvent terribles. En admettant même qu’il n’en soit ainsi que rarement, il doit être suffisant que le fait puisse se produire pour que les jurés prennent en considération l’état de santé de la femme criminelle.

Le docteur Nikitine, qui a examiné la coupable, a déclaré que, selon lui, la Kornilova avait commis son crime consciemment. Il a bien voulu admettre qu’elle fût excitée et malade.

Mais que peut signifier ici le mot consciemment ? Il est rare que l’homme n’agisse pas consciemment, si ce n’est en état de somnambulisme ou de délire. Les médecins ne savent-ils pas qu’un fou, même, peut commettre une action consciemment, sans en être tout à fait responsable ? Il se souviendra de son acte, le discutera, le défendra devant vous avec une logique qui vous stupéfiera, mais je ne crois pas à son entière responsabilité.

Je ne suis pas médecin, moi, mais je me rappelle qu’il y avait à Moscou une dame qui, à chacune de ses grossesses, mais seulement pour une courte période, était prise d’un besoin irrésistible de voler n’importe quoi. Elle volait des objets et de l’argent chez les amis qu’elle fréquentait, dans les magasins, dans les plus petites boutiques. Sa famille faisait reporter par les domestiques les objets soustraits. Cette dame était dans une belle situation, instruite, bien élevée, mondaine. Dès que ses accès étaient passés, elle ne songeait plus à rien dérober. Tout le monde en conclut que c’était un phénomène passager de la grossesse. Elle volait pourtant avec discernement ; seulement, quand elle était prise de sa manie, elle ne pouvait résister à l’entraînement. La médecine ne peut, je crois, rien dire sur le côté spirituel de ces phénomènes.

Des influences du même genre n’agissent que trop fréquemment. C’est assez pour que la conscience d’un juge s’en inquiète.

On me dira : la Kornilova n’a pas commis un crime inexplicable. Elle s’est tout uniment vengée de son mari et de la première femme de ce dernier en tuant la fillette. C’est compréhensible, soit, mais ce n’est pas si simple que c’en a l’air. Avouez que, si elle n’avait pas été enceinte, elle n’aurait, sans doute, pas imaginé une vengeance de ce genre. Restée seule avec sa petite belle-fille, après avoir été battue par son mari, elle aurait peut-être pensé en regardant l’enfant : « Toi ! je te jetterais bien par la fenêtre ! » Mais elle ne l’aurait pas fait. En état de grossesse elle l’a fait.

Si les jurés l’avaient acquittée, ils auraient pu, du moins, s’appuyer sur un argument sérieux. Leur pitié eût été admissible. Qu’eût importé une erreur ? Il vaut mieux se tromper en étant trop indulgent que par trop de sévérité, surtout dans un cas aussi douteux. Certes la femme se croit coupable ; elle a avoué son crime aussitôt après l’avoir commis ; elle a renouvelé ses aveux six mois plus tard ; elle ira peut-être en Sibérie en se croyant justement châtiée, mourra sans doute en se repentant d’avoir essayé de commettre un meurtre. Elle ignorera probablement toujours qu’elle n’a agi que poussée par une surexcitation morbide occasionnée par la grossesse.

Remarquez encore une chose : l’accouchement de la Kornilova était imminent, puisque la sage-femme était dans la salle des séances. En condamnant la coupable on a condamné aussi l’enfant qui n’était pas encore né. Voilà un enfant qui, avant sa naissance, est condamné à la déportation avec sa mère… Il grandira là-bas, il saura tout sur cette mère et que deviendra-t-il ? Et je vais trop loin : Regardons simplement l’affaire telle qu’elle est aujourd’hui. Voici Kornilov, le mari, devenu veuf une seconde fois. Il est libre : son mariage est cassé par la déportation même de sa femme en Sibérie. Mais la femme n’est pas partie. Elle accouchera avant son départ. Kornilov, sans doute, viendra la voir, peut-être avec la fillette victime de l’attentat. Qui sait s’ils ne se réconcilieront pas de la façon la plus sincère ? On peut admettre qu’ils ne se disent pas un mot de reproche, qu’ils ne s’en prennent qu’à leur sort. La fillette jetée par la fenêtre viendra faire des commissions pour son père : « Tenez, petite maman, voici des petits pains, voici du thé et du sucre que papa vous envoie ; demain il viendra lui-même. » Ils sangloteront, qui sait ? quand ils se diront adieu, le jour où le chemin de fer emportera la Kornilova en Sibérie ; et la fillette victime de la marâtre sanglotera aussi. Et le nourrisson criera, — que la femme l’emmène avec elle ou qu’il reste chez le père.

Qu’attendent-ils, nos romanciers ? Voici un sujet vraiment réaliste, où il n’y a qu’à suivre la vérité pas à pas !

Est-il vraiment impossible d’adoucir un peu le verdict qui a frappé la Kornilova ? Ce verdict est une erreur. Je vois, troublement comme dans un songe, que c’est une erreur !