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Journal d’un écrivain/1876/Novembre/Deuxième partie/I

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SECONDE PARTIE


I

LE RÊVE DE L’ORGUEIL

Loukeria m’a déclaré, il y a un moment, qu’elle ne restera pas chez moi ; qu’elle s’en ira aussitôt après l’enterrement de Madame.

J’ai essayé de prier, mais au lieu de prier j’ai pensé, et toutes mes pensées sont malades. Il est étrange aussi que je ne puisse dormir. Après les grands chagrins, il y a toujours comme une crise de sommeil. On dit aussi que les condamnés à mort dorment d’un sommeil profond leur dernière nuit. C’est presque forcé. La nature le veut. Je me suis jeté sur un divan et… je n’ai pas dormi…


Pendant les six semaines de la maladie de ma femme, nous l’avons soignée, Loukeria et moi, avec l’aide d’une sœur de l’hôpital. Je n’ai pas épargné l’argent. Je voulais dépenser tout ce qu’il fallait — et plus — pour elle. C’est Schréder que j’ai pris pour médecin, et je lui ai payé 10 roubles par visite.

Lorsqu’elle a commencé à reprendre connaissance, je me suis plus rarement montré dans sa chambre. Pourquoi, d’ailleurs, raconté-je tout cela ? Quand elle a pu se lever, elle s’est assise dans ma chambre, à une table séparée, à une table que je lui ai achetée alors. Nous ne parlions guère, et rien que des événements quotidiens. Ma taciturnité était voulue, mais j’ai vu qu’elle non plus n’avait guère envie de causer. Elle sent encore trop sa défaite, pensai-je, il faut qu’elle oublie et s’habitue à sa nouvelle situation. Nous nous taisions donc le plus souvent.

Personne ne saura jamais à quel point j’ai souffert de cacher mon chagrin pendant sa maladie. J’ai gémi au-dedans de moi-même sans que Loukeria elle-même pût se douter de mes angoisses. Quand ma femme a été mieux, j’ai résolu de me taire le plus longtemps possible sur notre avenir, de tout laisser dans l’état pour l’instant. Ainsi s’est passé tout l’hiver.

Voyez-vous, j’ai toujours souffert aussi d’un chagrin de toutes les heures, depuis que j’ai quitté le régiment, après avoir perdu ma réputation d’homme d’honneur. On s’était conduit envers moi, aussi, de la façon la plus tyrannique. Il faut dire que mes camarades ne m’aimaient pas, à cause de mon caractère difficile, ridicule, disait-on. Mais voilà. Ce qui vous semble beau et élevé en vous prête à rire, on ne sait pourquoi, à la foule de vos camarades. Du reste, il faut dire qu’on ne m’a jamais aimé nulle part, pas plus à l’école qu’ailleurs. Loukeria elle-même ne peut pas me souffrir. Ce qui m’est arrivé n’aurait été rien sans l’animadversion de mes camarades. Et il est assez triste pour un homme intelligent de voir sa carrière brisée pour une niaiserie.

Voici le malheur dont j’ai été victime. Un soir, au théâtre, pendant l’entr’acte, j’entrai au ballet. Un officier de hussards, A…, fit irruption dans la buvette, et à voix haute, en présence de beaucoup d’officiers et d’autres spectateurs, se mit à causer avec deux de ses camarades de grade d’un capitaine de mon régiment, nommé Bezoumetsev. Il affirmait que ce capitaine était ivre et avait causé du scandale. Il y avait erreur. Le capitaine Bezoumetsev n’était pas ivre et n’avait rien fait de scandaleux. Les officiers se mirent à parler d’autre chose, et l’incident fut clos. Mais le lendemain l’histoire fut connue chez nous, et l’on colporta aussitôt que j’étais le seul officier du régiment présent quand A… avait parlé insolemment de Bezoumetsev et que je l’avais laissé faire. Pourquoi serais-je intervenu ? Si A… avait des griefs contre Bezoumetsev, cela le regardait, et je n’avais pas à me mêler de la querelle. Mais on s’avisa de trouver que l’affaire touchait à l’honneur du régiment et que j’avais mal agi en ne prenant pas la défense de Bezoumetsev ; qu’on irait dire que notre régiment renfermait des officiers moins chatouilleux que les autres sur le point d’honneur ; que je n’avais qu’un moyen de me réhabiliter ; à savoir réclamer une explication d’A… Je m’y refusai, et comme j’étais irrité par le ton de mes camarades, mon refus prit une forme assez hautaine. Je donnai aussitôt ma démission et m’en fus, hautain, mais le cœur brisé. Mon esprit fut très frappé ; mon énergie m’abandonna. Ce fut ce moment que choisit mon beau-frère de Moscou pour dissiper le peu de fortune qui nous restait. Ma part était minime, mais comme je n’avais plus que cela, je me trouvai sur le pavé, sans un sou. J’aurais pu trouver quelque place, mais je n’en cherchai pas. Après avoir porté un si brillant uniforme, je ne pouvais me résigner à me faire scribe dans quelque bureau de chemin de fer. Si c’est une honte pour moi, que ce soit une honte, — tant pis ! — Après cela, j’ai trois années d’affreux souvenirs ; c’est à cette époque que je connus l’asile de Wiaziemski. — Il y a un an et demi ma marraine est morte à Moscou. C’était une vieille femme fort riche et, à ma grande surprise, elle me laissa trois mille roubles. J’ai réfléchi, et tout de suite mon sort a été fixé. Je me suis décidé à ouvrir cette caisse de prêts sans m’inquiéter de ce que l’on en penserait ; gagner de l’argent afin de pouvoir me retirer quelque part, loin des souvenirs anciens, — tel fut mon plan. — Et pourtant mon triste passé et la conscience de mon déshonneur m’ont fait souffrir à chaque heure, à chaque minute.

C’est alors que je me mariai. En amenant ma femme chez moi, je crus introduire une amie dans ma vie. J’avais tant besoin d’amitié ! Mais j’ai vu qu’il faudrait préparer cette amie à la vérité qu’elle ne pourrait comprendre de but en blanc, à seize ans ! avec tant de préjugés ! Sans l’aide du hasard, sans cette scène du revolver, comment aurais-je pu lui prouver que je n’étais pas un lâche ? — En bravant ce revolver j’ai racheté tout mon passé. Cela ne s’est pas su au dehors, mais elle a su, et cela m’a suffi ; n’était-elle pas tout pour moi ? — Ah ! pourquoi a-t-elle appris l’autre histoire, pourquoi s’est-elle jointe à mes ennemis ? — Pourtant, je ne pouvais plus passer pour un lâche à ses yeux. Ainsi s’écoula tout l’hiver. J’attendais toujours quelque chose qui ne venait pas. J’aimais à regarder, en cachette, ma femme assise à sa petite table. Elle s’occupait d’un travail de lingerie ou lisait, surtout le soir. Elle n’allait presque nulle part, ne sortait pour ainsi dire plus.

Parfois, cependant, je lui faisais faire un tour vers la fin de la journée. Nous ne nous promenions plus en silence comme auparavant. Je tâchais de causer, sans aborder aucune explication, car je gardais tout cela pour plus tard. Pendant tout cet hiver, je ne vis jamais son regard se fixer sur moi : « C’est timidité, pensais-je… c’est faiblesse ; laisse-la faire, et elle reviendra d’elle-même à toi. »

J’aimais fort à me flatter de cet espoir. Quelquefois pourtant, je m’amusais, en quelque sorte, à me rappeler mes griefs, à m’exciter contre elle. Mais jamais je ne parvins à la haïr. Je sentais que c’était comme en jouant que j’attisais mes rancunes… J’avais rompu le mariage en achetant le lit et le paravent, mais je ne savais pas la regarder en ennemie, en criminelle. Je lui avais entièrement pardonné son crime, dès le premier jour, même avant d’avoir acheté le lit. Bref, je m’étonnais moi-même, car je suis plutôt de nature sévère. Était-ce parce que je la voyais si humiliée, si vaincue ? Je la plaignais, bien que l’idée de son humiliation me plût.

Pendant cet hiver, je fis exprès quelques bonnes actions. Je tins quittes de leurs dettes deux débiteurs insolvables et j’avançai de l’argent à une pauvre femme sans lui demander de gage. Si ma femme le sut, ce ne fut pas par moi ; je ne désirais pas qu’elle l’apprît ; mais la pauvre malheureuse vint d’elle-même me remercier presque à genoux, en sa présence. Il me sembla que ma femme avait apprécié mon procédé.

Mais le printemps revint. Le soleil éclaira de nouveau notre logement mélancolique. Et ce fut alors que le voile tomba de devant mes yeux. Je vis clair dans mon âme obscure et obtuse. Je compris ce que mon orgueil avait de diabolique. Ce fut tout d’un coup que cela arriva, que cela arriva un soir, vers cinq heures, avant le dîner.