Journal d’un écrivain/1876/Novembre/Deuxième partie/II

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II


LE VOILE TOMBE SUBITEMENT


Il y a un mois, je remarquai chez ma femme une mélancolie plus profonde qu’à l’ordinaire. Elle travaillait assise, la tête penchée sur une broderie, et ne vit pas que je la regardais. Je l’examinai avec plus d’attention que je ne le faisais d’habitude et fus frappé de sa maigreur et de sa pâleur. J’entendais bien depuis quelque temps qu’elle avait une petite toux sèche, la nuit surtout, mais je n’y prenais pas garde… Mais ce jour-là, je courus chez Schréder pour le prier de venir tout de suite. Il ne put lui faire sa visite que le lendemain.

Elle fut très étonnée de le voir :

— Mais je me porte très bien, fit-elle avec un sourire vague.

Schréder ne sembla pas trop se préoccuper de son état (ces médecins sont parfois d’une négligence qui frise le mépris), mais quand il se trouva seul avec moi dans une autre pièce, il me dit que cela restait à ma femme de sa maladie, qu’il serait bon de partir au printemps, de nous installer au bord de la mer ou à la campagne. Bref, il fut ménager de ses paroles.

Quand il fut parti, ma femme me répéta :

— Mais je vais tout à fait bien, tout à fait bien…

Elle rougit et je ne compris pas encore de quoi elle rougissait. Elle avait honte que je fusse encore son mari, que je la soignasse comme un mari véritable. Mais, sur le moment, je ne saisis pas.

Un mois plus tard par un soir de clair soleil, j’étais assis devant ma caisse, faisant mes comptes. Tout à coup, j’entendis ma femme qui, dans sa chambre, chantait tout bas. Cela me fit une impression foudroyante. Elle n’avait plus jamais chanté depuis les tout premiers jours de notre mariage, alors que nous pouvions encore nous amuser en tirant à la cible ou en nous distrayant à des niaiseries semblables. À cette époque, sa voix était assez forte, pas trop juste, mais fraîche et agréable. Mais à présent, cette voix était si faible, avec quelque chose de brisé, de fêlé ! Elle toussa, puis chanta de nouveau, encore plus bas. On va se moquer de mon agitation, mais je ne puis dire combien je fus inquiet. Je n’avais pas, si vous voulez, pitié d’elle ; c’était chez moi comme une perplexité étrange et terrible. Il y avait aussi dans mon sentiment quelque chose de blessé, d’hostile : « Comment, elle chante ? A-t-elle donc oublié ce qui c’est passé entre nous ? »

Tout bouleversé, je pris mon chapeau et sortis. Loukeria m’aida à passer mon pardessus :

— Elle chante ! lui dis-je involontairement.

La bonne me regarde sans comprendre.

— Est-ce la première fois qu’elle chante ? repris-je.

— Non ! elle chante quelquefois quand vous n’êtes pas là…

Je me rappelle tout. Je descendis l’escalier sortis dans la rue et marchai au hasard. J’arrivai à l’angle de la rue, m’arrêtai et regardai les passants. On me heurta, mais je n’y pris pas garde. J’appelai un cocher et lui dis de me conduire au Pont de la Police. Pourquoi ? Puis je me repris brusquement, donnai vingt kopeks au cocher pour son dérangement et m’en fus vers la maison, comme en extase. La petite note fêlée de la voix sonnait dans mon âme. Et le voile tomba. Si elle chantait si près de moi, c’est qu’elle m’avait oublié. C’était terrible, mais cela m’extasiait. Et j’avais passé tout l’hiver sans comprendre ! Je ne savais plus alors où était mon âme ! Je remontai précipitamment chez moi. J’entrai avec timidité. Elle était toujours assise à son ouvrage, mais ne chantait plus. Elle me regarda, avec quelle indifférence ! comme on regarde le premier venu qui entre ! Je m’assis tout près d’elle. J’essayai de lui dire la première chose venue : « Causons… tu sais… » je balbutiai. Je lui pris la main. Elle se rejeta en arrière comme terrifiée, puis elle me regarda avec un étonnement sévère ; oui il était sévère, son étonnement. Elle semblait me dire : « Comment, tu oses encore me demander de l’amour ? » Elle se taisait, mais je comprenais son silence. Je tombai à ses pieds. Elle se leva, mais je la retins. Ah ! comme je comprenais bien mon désespoir ! Mais j’éprouvais en même temps une telle extase, que je crus mourir. Je pleurai, je parlai sans savoir ce que je disais… Elle paraissait honteuse de me voir prosterné devant elle. Je baisai ses pieds ; elle recula et je baisai la place que ses pieds avaient occupée sur le plancher. Elle se mit à rire, à rire de honte, me semble-t-il bien ! Ah ! rire de honte ! Une crise nerveuse approchait. Je le voyais, mais je ne pouvais cesser de balbutier :

— Donne-moi le bas de ton vêtement que je le baise ! Je veux passer ma vie ainsi à tes pieds !

Tout à coup la crise vint. Elle se mit à sangloter, à trembler de la tête aux pieds.

Je la portai sur son lit. Quand elle se sentit un peu remise, elle me prit les mains et me pria de me calmer. Elle recommença à pleurer. De toute la soirée je ne la quittai pas. Je lui dis que je l’emmènerai aux bains de mer, à Boulogne, dans deux semaines ; qu’elle avait une petite voix si faible, si brisée ! que je vendrais ma caisse de prêts à Dobronravov ; qu’une vie nouvelle allait commencer à Boulogne, à Boulogne ! Elle écoutait, mais prit peur de plus en plus. J’avais un besoin fou d’embrasser ses pieds :

— Je ne te demanderai plus rien, plus rien ! répétais-je. Ne me réponds pas, ne fais pas attention à moi ; permets-moi seulement de te regarder. Je veux être ta chose, ton petit chien !

Elle pleurait…

Et moi qui pensais que vous me laisseriez… à l’écart ! dit-elle sans le vouloir…

Oh ! ce fut la parole la plus décisive, la plus fatale de la soirée, celle qui acheva de me faire tout comprendre. Vers la nuit elle était sans forces. Je la suppliai de se coucher. Elle s’endormit profondément. Jusqu’au matin je ne pus reposer. Je me levais à chaque instant pour venir la regarder sans bruit. Je me tordais les mains en voyant ce pauvre être malade sur ce pauvre petit lit de fer que j’avais payé trois roubles. Je me mettais à genoux, mais je n’osais baiser ses pieds tandis qu’elle dormait (sans sa permission !). Loukeria ne se coucha pas. Elle semblait me surveiller, sortait à chaque moment de la cuisine. Je lui dis de se coucher, de se rassurer, que demain « une vie nouvelle commencerait ».

Et je croyais à ce que je disais. J’y croyais tellement et aveuglément ; L’extase m’inondait ! Je n’attendais que l’aurore du jour suivant ! Je ne croyais aucun malheur imminent malgré ce que j’avais vu : « Demain elle se réveillera, me disais-je, et je lui expliquerai tout ; elle comprendra tout. » Et le projet de voyage à Boulogne m’enthousiasmait ; Boulogne c’était le salut, le remède à tout ; tout espoir résidait en Boulogne ! Comme j’attendais le matin !