Journal d’un écrivain/1876/Octobre, III

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III


DEUX SUICIDES


« Vous avez beau, me dit un ami, faire ressortir le comique de la vie dans une œuvre d’art, vous serez toujours au-dessous de la réalité. »

Je savais déjà cela en l’an 1846 alors que je commençais à écrire, et c’était pour moi une cause de grande perplexité. Et il ne s’agit pas que du comique : Prenez un fait quelconque de la vie courante, un fait sans grande importance à première vue, et si vous savez voir, vous y trouverez une profondeur dont l’œuvre de Shakespeare lui-même ne donne pas la moindre idée. Mais nous ne savons pas tous voir. Pour bien des gens les phénomènes de la vie sont si insignifiants qu’ils ne prennent même pas la peine de les examiner. Quelques penseurs observeront mieux ces phénomènes, mais seront impuissants à les mettre en valeur dans une œuvre… Il y en a que cette impuissance pousse au suicide.

À ce propos, un de mes correspondants m’a écrit au sujet d’un étrange et inexplicable suicide dont j’ai désiré parler tous ces temps-ci. C’est une pure énigme.

La suicidée, jeune fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, était la fille d’un Russe passé à l’étranger, née elle-même hors de Russie, Russe de sang mais non d’éducation. Un journal nous dit comment elle s’est donné la mort :

«… Elle trempa de l’ouate dans du chloroforme, s’enveloppa le visage de cette ouate et se coucha sur son lit. Avant son suicide, elle avait écrit ce billet en français :

« Je m’en vais entreprendre un long voyage… Si cela ne réussit pas, qu’on s’assemble pour fêter ma résurrection avec du « Clicquot ». Si cela réussit, je prie qu’on ne me laisse enterrer que tout à fait morte, parce qu’il est très désagréable de se réveiller dans un cercueil, sous terre. Ce n’est pas chic ! »

Dans ce grossier mot de chic, il y a, pour moi, une, protestation, de la colère, mais contre quoi ?

D’ordinaire, les causes des suicides sont évidentes ou en tout cas faciles à trouver. Ici rien de pareil. Quelles raisons cette jeune fille avait-elle pour se détruire ? Souffrait-elle de la banalité du train-train quotidien, de l’inutilité de son existence ? S’indignait-elle, comme tels contempteurs de la vie, de ce qu’il y avait de stupide dans l’apparition de l’homme sur la terre ? Y avait-il, chez elle, une horreur de la tyrannie de forces aveugles auxquelles elle ne pouvait se décider à se soumettre ? On pourrait deviner en elle une âme qui se révoltait contre la fatalité de la vie, qui ne pouvait supporter le fardeau de cette fatalité. Le plus horrible, c’est qu’elle a dû mourir sans cause de désespoir très précise… Elle a cru à tout ce qu’elle avait entendu dire depuis son enfance, elle l’a cru sur parole. Sans doute, elle étouffait en quelque sorte dans le milieu où se passait sa vie ; cette vie même l’étouffait. C’était trop simple, trop peu inattendu. Inconsciemment elle exigeait quelque chose de plus compliqué.

Mais voici un autre suicide. Il y a environ un mois tous les journaux pétersbourgeois publiaient une note disant qu’une pauvre jeune fille, couturière de son état, s’était jetée d’une fenêtre d’un quatrième étage « parce qu’elle ne pouvait se procurer aucun travail ». On ajoutait qu’on l’avait retrouvée tenant à la main une image sainte. Ce dernier trait est extraordinaire quand il s’agit d’un suicide. Cette fois je suis sûr qu’il n’y avait eu ni révolte, ni murmures. Il était simplement devenu impossible de vivre. « Dieu n’a pas voulu ! » aura dit la pauvre fille, et elle se sera tuée après avoir fait sa prière.

Ces choses-là ont beau paraître simples, elles vous poursuivent comme un cauchemar ; nous arrivons à en souffrir comme si elles avaient eu lieu par notre faute. En lisant la mort de l’ouvrière, j’ai repensé à celle de la jeune cosmopolite dont je parlais tout à l’heure. Que ces deux êtres étaient différents, et comme leurs suicides se ressemblent peu ! Laquelle de ces deux âmes a pâti davantage dans ce monde ? me demanderais-je volontiers, si une pareille question n’était un peu impie !