Journal d’un écrivain/1876/Octobre, II

La bibliothèque libre.

II


QUELQUES APERÇUS SUR LA SIMPLICITÉ ET SUR LA SIMPLIFICATION


Je voudrais maintenant vous soumettre quelques considérations sur ce qui est simple, en général. Je me souviens d’une petite et étrange mésaventure qui m’arriva.

Il y a trente ans, pendant l’hiver, je passai, un soir, à la bibliothèque de la rue Miestchanskaïa. J’avais l’intention d’écrire un article de critique et j’avais besoin d’un roman de Thackeray dont je voulais faire un résumé.

Une demoiselle me reçut. Je lui demandai le roman. Elle me regarda de l’air le plus sévère :

— Nous ne tenons pas de ces bêtises-là ici ! fit-elle d’une voix tranchante et en marquant, pour ma personne, un mépris que, vraiment, je ne méritais pas.

— Considérez-vous donc les romans de Thackeray comme des bêtises ? interrogeai-je avec humilité.

— Vous ne le saviez pas et vous n’avez pas honte d’en convenir ?

Aujourd’hui ma demande paraîtrait excusable, mais je m’en fus, laissant la demoiselle très satisfaite de la leçon qu’elle m’avait donnée.

Vous me direz que la demoiselle était une petite dinde ignare ; mais je fus frappé de ce jugement carré, rapide et réellement par trop simple porté sur des livres qu’elle n’avait pas lus. (Il n’y avait qu’à la regarder pour en être sûr.) Mais nous sommes comme cela en Russie. Nous sommes trop prompts à nous en rapporter sur parole à des jugements aussi simples et décisifs. Il y a chez nous une invraisemblable manie de porter immédiatement des jugements, de prononcer des sentences, sans rien approfondir. Regardez un peu : Actuellement, tout le monde, en Russie, croit à la réalité du mouvement national en faveur des Slaves d’Orient. Mais j’ai peur que cette croyance ne suffise plus et que l’on exige quelque chose de plus simple encore. — Un membre d’une commission racontait devant moi qu’on lui écrivait des lettres pour lui poser des questions de ce genre : Pourquoi secourons-nous les Slaves en tant que Slaves ? Si les Scandinaves se trouvaient dans la même position, devrions-nous aussi courir à leur aide ? Il y a, en Russie, une tendance à tout simplifier jusqu’à nihil, jusqu’à tabula rasa. Qu’y a-t-il, en effet, de plus simple qu’un zéro ?

On trouve chez nous beaucoup de gens auxquels la volonté du peuple, nettement exprimée, n’a pas plu. Ils ont très bien compris, trop bien même, et se sont affectés. Alors ils laissent entendre qu’il ne faut pas trop se presser, qu’il y a des complications à craindre ! Nous possédons nombre de petits vieillards avisés (il y a de jeunes vieillards) qui voudraient réduire le mouvement à quelque chose de raisonnable, de simple, d’abstentionniste. C’est, parfois, grâce à cette rage de simplification qu’une œuvre grande et belle avorte complètement. Et cette simplicité peut nuire aux simplificateurs mêmes. La simplification est ennemie de l’analyse, si bien que certaines opinions simples finissent par devenir fantastiques. Notre pays s’est depuis longtemps trop simplement scindé en deux et l’on ne saurait s’imaginer combien simple est l’opinion d’une partie de la Russie sur l’autre. C’est la négation même. Et cela a commencé du temps de Pierre le Grand.