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Journal d’un écrivain/1877/Décembre, I

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I

LA MORT DE NÉKRASSOV


Nékrassov est mort. Je l’ai vu, pour la dernière fois, un mois avant sa fin. Il avait déjà l’air d’un cadavre et il était étrange de voir ce cadavre parler, remuer les lèvres. Non seulement il parlait, mais il avait gardé toute sa lucidité d’idées. Il ne croyait toujours pas à sa mort prochaine. Une semaine avant d’expirer, il fut pris d’une attaque de paralysie qui immobilisa tout le côté droit de son corps. Il est mort le 27 à 8 heures du soir. Prévenu, je me rendis aussitôt chez lui. Son visage, rendu méconnaissable par la souffrance, me frappa étrangement. En sortant de sa chambre, j’entendis le lecteur de psaumes prononcer distinctement auprès de lui : « Il n’est pas d’homme qui ne pèche pas. »

En rentrant chez moi, il me fut impossible de travailler. Je pris les trois volumes de Nékrassov et me mis à les lire depuis la première page jusqu’à la dernière. Je passai ainsi toute la nuit, et ce fut comme si j’avais revécu trente années. Les quatre premiers poèmes du premier volume parurent dans le Recueil de Pétersbourg, qui publia aussi mon premier roman. Et à mesure que je lisais (et j’ai tout lu sans distinction), toute ma vie repassait devant mes yeux. Je me suis rappelé les vers de lui que je lus en Sibérie, quand, après avoir purgé ma condamnation à quatre ans de bagne, je puis enfin toucher à un livre… Bref, cette nuit-là je me suis, pour la première fois, rendu compte de la grande place de Nékrassov avait tenue dans ma vie, en tant que poète, pendant trente années. En tant que poète, car nous nous sommes peu vus et une seule fois avec un grand sentiment d’amitié — justement au début de notre connaissance, en 1845, lors de la publication des Pauvres Gens. J’ai déjà raconté cet épisode. Nékrassov était, comme cela me parut immédiatement évident alors, un cœur blessé dès le début de sa vie, atteint d’une blessure qui ne s’est jamais refermée. Cela explique sa poésie passionnée, cette poésie de martyr.

C’est alors qu’il me raconta son enfance, la vie odieuse qu’il avait menée chez lui ; mais il eut des larmes en me parlant de sa mère, et je vis qu’il y aurait toujours en lui un souvenir saint qui pourrait le sauver. Je crois qu’aucune autre affection, par la suite, n’eut autant d’influence sur lui. Mais certains côtés sombres de son âme se laissaient déjà entrevoir.

Plus tard nous nous sommes brouillés, assez vite même car notre intimité ne dura guère plus de quelques mois. L’intervention de quelques braves gens ne fut pas étrangère à cette brouille.

Après mon retour de Sibérie, bien que nous ne nous soyons pas vus souvent et que nos opinions aient toujours été, dès cette époque, très différentes, il nous arrivait de nous dire des choses que nous n’aurions communiquées à personne d’autre. Il restait entre nous comme un lien depuis notre entrevue de 1845.

Quand il m’offrit en 1863 un volume de vers de lui, il me montra un poème intitulé les Malheureux et me dit : « C’est à vous que je pensais en écrivant cela. » (Il avait songé à la vie que je menais en Sibérie.) Enfin, dans les derniers temps de sa vie, nous nous revoyions un peu plus souvent, surtout à l’époque où je publiais dans ma revue mon roman Un Adolescent.

Aux funérailles de Nékrassov assistaient quelques milliers de ses admirateurs. Il y avait là une grande partie de la jeunesse studieuse. La levée du corps fut faite à 9 heures du matin, et il était presque nuit quand on se sépara à la sortie du cimetière. On a prononcé beaucoup de discours sur sa tombe. On a lu aussi une admirable poésie d’un auteur demeuré inconnu. À mon tour, j’ai fendu la foule jusqu’à la fosse encore couverte de fleurs et, très impressionné, d’une voix faible, j’ai, à la suite des autres, prononcé quelques paroles.

J’ai commencé par dire que Nékrassov était un cœur blessé, que toute sa poésie, tout son amour pour les souffrances venaient de là. Il a toujours été à ceux qui souffraient de la violence, de la tyrannie, de tout ce qui opprime la femme et l’enfant russe au sein même de la famille. J’ai aussi exprimé cette opinion que Nékrassov terminait la série des poètes russes qui nous apportaient « une parole nouvelle ». Il a eu comme contemporain le poète Tutchev, qui s’est peut-être montré plus « artiste », mais qui n’occupera jamais la place due à Nékrassov. Ce dernier doit être mis tout de suite après Pouschkine et Lermontov.

Quand j’eus prononcé ces paroles, il se produisit un petit incident. Une voix, dans la foule, cria que Nékrassov était supérieur aux Pouschkine et aux Lermontov, qui n’étaient que des « byroniens ». D’autres voix répétèrent : « Oui, supérieur ! » Je n’avais même pas songé à comparer entre eux les trois poètes, mais dans un Message à la Jeunesse russe, M. Skabitschevsky raconta que quelqu’un (c’est à dire moi) n’avait pas craint de comparer Nékrassov à Pouschkine et à Lermontov. « Vous avez unanimement répondu qu’il leur était supérieur. » J’ose affirmer à M. Skabitschevsky qu’il s’est trompé. Une seule voix a crié : «… supérieur, supérieur à eux ! » et c’est la même voix qui a dit que Pouschkine et Lermontov était des « byroniens ». Quelques voix seulement répétèrent : « Oui, supérieur ! »

J’insiste sur ce point, parce que je vois avec chagrin que toute notre jeunesse tombe dans l’erreur. Les grands noms doivent être sacrés pour les cœurs jeunes. Sans doute le cri ironique de « byroniens ! » ne venait pas d’un désir d’entamer une querelle littéraire devant une tombe encore entr’ouverte, mais d’un besoin de proclamer toute l’admiration ressentie pour Nékrassov, dans le premier moment d’émotion. Mais cela m’a donné l’idée d’expliquer toute ma pensée.