Journal d’un écrivain/1877/Décembre, II

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II

POUSCHKINE, LERMONTOV ET NÉKRASOV


D’abord, il me semble qu’on ne doit pas employer le mot « byronien » comme injure.

Le byronisme n’a été qu’un phénomène momentané, mais il a eu son importance et il est venu à son heure. Il apparut à une époque d’angoisse et de désillusion. Après un enthousiasme effréné pour un idéal nouveau, né à la fin du dix-huitième siècle en France. — et la France était alors la première nation européenne, — l’humanité se reprit et les événements qui suivirent ressemblèrent si peu à ce qu’on avait attendu, les hommes comprirent si bien qu’on s’était joué d’eux, qu’il y eut peu de moments aussi tristes dans l’histoire de l’Europe occidentale. Les vieilles idoles gisaient là renversées, quand se manifesta un poète puissant et passionné. Dans ses chants retentit l’angoisse de l’humanité, et il pleura de déception. C’était une muse inconnue encore que celle de la vengeance, de la malédiction et du désespoir. Les cris byroniens trouvèrent partout un écho. Comment ne se fussent-ils pas répercutés dans un cœur aussi grand que celui de Pouschkine ? Nul talent un peu intense ne pouvait alors éviter de passer par le byronisme. En Russie, également, bien des questions douloureuses demeuraient en suspens, et Pouschkine eut la gloire de trouver, au milieu d’hommes qui le comprenaient à peine, une issue à la triste situation de l’époque : le retour au peuple, l’adoption de la vérité populaire russe. Pouschkine a été le Russe par excellence. Le Russe qui ne comprend pas Pouschkine n’a pas le droit de se considérer comme Russe. N’est-ce pas Pouschkine qui trouva dans son génie prophétique la force de s’exclamer :

« Verrai-je le peuple libéré, et la servitude détruite par la volonté du Tzar ? »

Je voudrais parler maintenant de l’amour de Pouschkine pour le peuple russe. « Ne m’aime pas, aime ce qui est mien » vous dira notre peuple quand il veut être sûr de votre amour pour lui.

Aimer ou plutôt plaindre le peuple pour toutes ses souffrances, c’est à la portée de tout seigneur, surtout s’il a été élevé à l’européenne. Mais le peuple veut qu’on aime ce qu’il aime, qu’on respecte ce qu’il respecte, autrement il ne vous considérera jamais comme un vrai ami, quelles que soient vos démarches en sa faveur. Il devinera toujours la fausseté des paroles mielleuses par lesquelles on tâchera de le séduire. Pouschkine, justement, a aimé le peuple comme il veut être aimé. Il ne s’y est jamais efforcé, cela lui est venu naturellement. Il a su, en quelque sorte, se faire une âme « peuple ». Il a su aussi comprendre la vérité russe, l’adopter comme sienne. Malgré tous les défauts du peuple, ses habitudes parfois répugnantes, il a su connaître les hautes qualités de son esprit, et cela à une époque où les plus affichés des « amis du peuple », gênés par leur culture européenne, déploraient la bassesse d’âme de nos moujiks qu’ils désespéraient de voir jamais s’élever à la hauteur de la foule parisienne. Au fond, ces « amateurs » ont toujours méprisé le peuple. Ils le considéraient comme un ramassis de serfs, excusaient ses faiblesses, qu’ils mettaient sur le compte de la servitude, mais ne pouvaient aimer ces esclaves. Pouschkine, le premier, a déclaré qu’un Russe n’était jamais un esclave en dépit de sa servitude séculaire. Il y avait un système esclavagiste, mais il n’y avait pas d’esclaves. Telle est la thèse générale de Pouschkine. Rien qu’à l’aspect extérieur, rien qu’à la démarche du moujik il reconnaissait qu’il ne pouvait être un esclave. Voilà un trait qui prouve chez Pouschkine un réel amour du peuple. Il a toujours su aussi rendre justice à la propreté moral de ce peuple (nous parlons toujours en général, laissant de côté les exceptions) ; il a prévu de quelle façon digne nos paysans accepteraient leur libération. Nos plus éminents Russes « européens » attendaient tout autre chose des moujiks. Ils aimaient le peuple, mais à l’européenne. Ils insistaient sur ses côtés sauvages et les prenaient très sincèrement pour des animaux. Et ce peuple s’est un beau jour réveillé libre, noble et vaillant et n’a manifesté aucun désir d’outrager ses anciens maîtres. Oui, beaucoup de bons esprits se figurent encore que l’imparfait développement de notre peuple provient de l’ancienne servitude. N’ai-je pas moi-même entendu dire dans ma jeunesse que le Savelitch de Pouschkine, dans la Fille du Capitaine, était le prototype du serf russe et justifiait le servage ?

Pouschkine n’aimait pas seulement le peuple pour ses souffrances. La pitié peut aller avec le mépris. Pouschkine aima tout ce qu’aimait le peuple et vénéra tout ce qu’il vénérait. Il aima jusqu’à la passion la campagne, la nature russe. Ils ont tort, ceux qui considèrent Pouschkine comme diminué par son attachement au peuple. Il a trouvé des figures magnifiques, il a écrit sur lui les choses les plus profondes, et tout cela demeure intelligible au peuple. L’esprit russe, la vraie verve russe sont partout dans l’œuvre de Pouschkine. Si Pouschkine avait vécu longtemps, il nous aurait laissé de tels trésors artistiques issus du peuple que depuis longtemps notre société, si fière de sa culture européenne, aurait renoncé à ce qui vient de l’étranger pour se retremper dans l’âme populaire russe.

C’est cette adoration de la vérité russe que je retrouve jusqu’à un certain point dans Nékrassov, du moins dans ses œuvres les plus fortes. Il m’est cher parce qu’il est « l’homme qui pleure sur le malheur du peuple », mais surtout parce que, même aux époques les plus douloureuses de sa vie, malgré tant d’influences contraires et même certaines de ses opinions propres, il s’est incliné devant la « vérité populaire » . C’est pour cela que je l’ai placé auprès de Pouschkine et de Lermontov.

Avant de passer à Nékrassov, je dirai deux mots de Lermontov, afin d’expliquer pourquoi j’en fais un homme qui, lui aussi, a connu la vérité populaire russe. C’était pourtant un « byronien » que Lermontov, mais, grâce à la puissance de son originalité, ce fut un byronien singulier, méprisant, capricieux, ne croyant ni à sa propre inspiration, ni à son byronisme. Mais, s’il avait cessé d’être préoccupé de son type de Russe tourmenté par l’européanisme, il aurait trouvé sa voie comme Pouschkine ; il serait allé droit, lui aussi, à la vérité nationale. Il y a de cela, chez lui, de précieuses indication. Mais la mort l’a arrêté en route. Dans tous ses vers on le voit chercher le vrai ; il se trompe souvent, au point de paraître mentir mais il le sent lui même et en souffre. Dès qu’il touche au peuple, il est clair, lumineux. Il aime le soldat russe et vénère le peuple. Il a écrit une chanson immortelle, celle du jeune marchand Kalaschnikov devant le Tzar Ivan le Terrible. Vous souvenez-vous aussi de « l’esclave Chibanov » ; c’était l’esclave du prince Kourbskï, un émigré russe du seizième siècle, qui envoyait à ce même tzar Ivan des lettres presque injurieuses de l’étranger. Après en avoir écrit une, il appelle son esclave Chibanov, lui ordonne de partir pour Moscou et de remettre la lettre au Tzar lui-même. Sur la place du Kremlin, Chibanov arrête le Tzar qui sortait de l’église entouré de sa garde et lui remet la missive du prince Kourbskï. Le Tzar lève son bâton à pointe ferrée et en donne un coup sur le pied de Chibanov, et s’appuyant sur le bâton, il se met à lire la lettre. Bien qu’il est le pied transpercé, Chibanov ne bronche pas. Cette figure de l’esclave russe semble avoir attiré Lermontov. Son Kalaschnikov parle au Tzar sans reproches, sans invectives, pour le favori qu’il a tué. Sachant que le dernier supplice l’attend, il avoue tout.

Je le répète si Lermontov avait vécu plus longtemps, nous aurions eu un grand poète au fait de l’âme du peuple, un vrai « Jérémie des malheurs du peuple ».

Mais c’est à Nékrassov que l’on a donné ce nom.

Certes, je n’égale pas Nékrassov à Pouschkine ; pour moi, il n’y a pas de comparaison possible, Pouschkine est comme un soleil qui a éclairé toute notre compréhension russe. Nékrassov n’est après lui, qu’une petit planète sortie du grand soleil. Il n’y a plus à parler là de supériorité ou d’infériorité. Nékrassov pourra fort bien se survivre ; il l’a entièrement mérité, et j’ai dit pourquoi il a profondément aimé le peuple russe, et c’est d’autant plus remarquable qu’il a surtout vécu entouré de gens infatués à l’Europe, de gens qui n’ont jamais approfondi l’âme russe, ni étudié ce qu’elle attend et ce qu’elle exige, de gens qui regardent notre élan vers le peuple comme un mouvement rétrograde. Et Nékrassov a été influencé par eux. Mais il avait das l’âme une force singulière qui ne l’abandonna jamais ; elle venait de son amour passionné pour le peuple qu’il a tant aimé, qu’il a presque inconsciemment deviné cette vérité populaire sur laquelle j’insiste. Même conscient, j’admets qu’il aurait pu se tromper en beaucoup de chose. N’est-ce pas lui qui s’est écrié, en contemplant inquiètement le peuple russe affranchi du servage :

Mais est-il heureux le peuple ?

Son cœur lui avait fait comprendre la douleur du peuple, mais si on lui avait demandé ce qu’il fallait souhaiter à ce peuple, peut-être aurait-il donné une réponse inexacte ou même pernicieuse. On ne peut pas le lui reprocher : le sens politique chez nous est un don extrêmement rare. Mis par son cœur, par sa belle et forte inspiration poétique, il s’est souvent rapproché du fond intime du peuple. À ce point de vue, il a été un poète populaire.

Tous ceux qui sortent du peuple avec une petite instruction, comprendront beaucoup de chose dans les poèmes de Nékrassov. La question est de savoir s’il est compréhensible pour le peuple presque illettré. Je ne le crois pas. Que comprendra un moujik à ces chefs-d’œuvre : Chevalier pour un moment, Le Silence, Les Femmes russes ? Même son Grand Vlass, qui est peut-être compréhensible, n’aura pourtant pas une action populaire parce que c’est une poésie qui ne sort que trop indirectement du peuple. Mais que pourra penser un paysan du puissant poème Sur le Volga. C’est bien trop Byronien ! Non Nékrassov, malgré sa compréhension du peuple, ne s’adresse vraiment qu’à la classe intelligente. Et cela a pu se voir dans tous les articles qui ont parlé de lui après sa mort.