Journal d’un écrivain/1877/Janvier, I

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JANVIER


UN RÊVE DE CONCILIATION EN DEHORS DE LA SCIENCE


Je vais commencer par émettre un principe qui peut donner naissance à de nombreuses controverses : « Chaque grand peuple croit et doit croire, s’il veut seulement vivre, que c’est en lui que se trouve le salut de l’humanité, qu’il n’existe que pour demeurer à la tête des nations, les unir dans le respect de sa gloire et les conduire, multitude pacifiée par son génie, vers le but définitif prescrit à toutes les collectivités d’hommes. »

J’affirme que telle a été la foi de toutes les grandes nations anciennes et modernes, et que, seule, cette foi a pu les mettre à même d’exercer, à tour de rôle, une décisive influence sur les destinées de l’humanité. Ce fut la croyance de la Rome antique ; plus tard celle de la Rome papale. Quand la France fut devenue la grande puissance catholique, elle pensa de même et, pendant deux siècles, se crut à la tête des peuples, au moins moralement, parfois aussi politiquement parlant, jusqu’à l’époque de ses récents revers. L’Allemagne, de son côté, caressa un rêve identique, et ce fut pour cela qu’elle opposa à l’autorité catholique la liberté de conscience et le libre examen. Je le répète, cela doit arriver plus ou moins à toutes les grandes nations au moment où elles sont à l’apogée de leur puissance. On me répondra que tout cela est inexact, et l’on tâchera de me confondre en me prouvant l’unanimité des savants et des penseurs de toute nationalité à déclarer que toutes les nations européennes ont travaillé ensemble à l’établissement de la civilisation. Je me garderai bien de taxer de mauvaise foi l’affirmation de ces hommes illustres. Je dirai simplement que ces penseurs, sans vouloir tromper les autres, se sont abusés eux-mêmes et que, tout au fond de leur conscience, ils continuaient involontairement à croire, comme la masse des peuples, que leur nation, a chacun d’eux, avait toujours marché de l’avant tandis que les autres se contentaient de la suivre. La France, par exemple, a subi de grands revers, sa défaite l’a profondément atteinte. Pourtant elle continue à être persuadée qu’elle — et elle seule — sera le salut du monde grâce à la forme de socialisme qu’on a préconisée chez elle. Nous sommes convaincus que ce socialisme est faux et insensé, mais ce n’est pas de sa qualité qu’il s’agit, mais bien de l’influence qu’il exerce. Cette doctrine montre une surprenante vitalité ; ses partisans ne connaissent pas l’angoisse et le découragement qu’existent chez leurs compatriotes opposés aux idées nouvelles.

De l’autre côté du détroit, étudiez les Anglais, aristocrates ou plébéiens, lords ou travailleurs, savants ou ignorants. Vous ne tarderez pas à constater que n’importe quel Anglais à la prétention d’être Anglais avant tout, dans toutes les phases de sa vie privée, ou publique et s’imaginera que, s’il a quelque amour pour l’humanité en général, c’est uniquement parce qu’il est Anglais.

On me dira que, si l’on admet mon affirmation, une pareille fatuité nationale est humiliante pour les grands peuples ; que leur égoïsme rétrécit leur action et les transforme en grotesques hordes de chauvins. On ajoutera que des idées aussi absurdement vaniteuses devraient être extirpées par la raison qui détruit les préjugés. Supposons un instant que vous ayez raison sous cette forme, mais considérons la question à un autre point de vue, et vous verrez que ce chauvinisme n’est nullement humiliant, mais bien plutôt tout le contraire. Qu’importe qu’un très jeune homme rêve de devenir plus tard un héros. Un semblable rêve peut être vaniteux, mais il sera plus vivifiant qu’un éternel idéal de prudence. Que pensez-vous d’un adolescent qui, dès l’âge de quinze ans, préfère à la gloire un bonheur paisible ? Croyez-moi, la vie du jeune homme animé de nobles ambitions sera, même après de grands malheurs et des désillusions, plus belle que celle de son sage ami d’enfance, ami de la tranquillité, même si le prudent, l’avisé, a toujours vécu comme un coq en pâte. La confiance en soi-même n’est aucunement immorale ; ce n’est pas toujours une vaine fatuité.

Il en est de même pour les nations. Tel peuple honnête, sage et prévoyant, dépourvu de tout enthousiasme, tel pays de marchands et d’impassibles constructeurs de vaisseaux, célèbre par ses richesses et sa méticuleuse propreté, n’ira jamais bien loin dans le domaine de la gloire et de l’intellectualité. Il fera peu pour la cause humaine.

La croyance que l’on peut régénérer le monde, la foi en la sainteté de son idéal, l’amour ardent de l’humanité seront toujours des gages de vie pour une nation, et seul un pays fort de ces enthousiasmes peut aspirer à une noble et haute existence. Le chevalier des anciennes légendes croyait que s’évanouiraient devant lui tous les obstacles, les fantômes, les monstres, que la victoire ne le déserterait jamais, qu’il conquerrait le monde si seulement il observait son serment de « justice, chasteté et misère ». Vous direz que ce sont là chansons, ballades et romances desquelles Don Quichotte seul peut faire cas et que les lois de la vie réelle des nations ne s’accommodent pas de telles fadaises. Eh bien ! messieurs, je vous arrête là ; je vais vous prouver que vous êtes, vous-mêmes, des Don Quichotte qui souhaitez de régénérer l’humanité.

En effet, vous avez foi en l’universalité de l’espèce humaine, et moi comme vous. Vous avez foi en l’efficacité de son effort. Vous croyez qu’un jour viendra où, devant l’intelligence universelle, disparaîtront tous les obstacles et les préjugés, qui empêchent l’humanité de devenir une, oublieuse des anciens égoïsmes, des vieilles exigences de nationalité, où tous les peuples vivront fraternellement dans une parfaite harmonie. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus noble que cette croyance ? Eh bien ! vous ne la trouverez développée à un tel degré chez aucun peuple européen. Chez nos voisins l’individualisme est trop accusé, trop tranché ; pour cela même ; si quelques-uns d’entre eux confessent une foi semblable, ce ne sera jamais que la plume à la main, dans leur cabinet de travail. Chez vous, chez nous les Russes, cette foi ne trouve aucun incrédule. Elle existe chez tous, du privilégié de l’intelligence et de la fortune au pauvre et au simple d’esprit. Et pourtant vous vous êtes figurés que tel parti, le vôtre, en avait le monopole, que les slavophiles, par exemple, n’étaient que slavophiles, rien de plus.

Croyez que les Slavophiles sont des partisans aussi ardents que vous pouvez l’être, de cette belle idée, — plus ardents même sans aucun doute.

Qu’ont déclaré les fondateurs de leur doctrine ?

Ils professaient en termes clairs et précis que la Russie, appuyée sur tout le monde slave, dirait à l’Univers la plus haute parole qu’il puisse jamais entendre, que de cette parole naîtrait l’union humaine universelle. L’idéal des slavophiles, c’est la fusion de tous par l’amour vrai, désintéressé. Ils veulent que la Russie en donne l’exemple qui, affirment-ils, sera suivi. Ce qu’il faut, c’est ne pas nous disputer d’avance au sujet des moyens à employer pour réaliser notre idéal ; ne pas nous chicaner bassement pour savoir si c’est votre système ou le nôtre qui l’emportera. Hâtons-nous de passer de l’étude à l’œuvre.

Mais ici nous rencontrerons un obstacle :

Nous ne sommes vis-à-vis de l’Europe que des dupes.

Comment avons-nous déjà essayé d’en venir à l’exécution de nos projets ? Nous avons commencé depuis longtemps, mais qu’avons-nous fait pour l’humanité universelle, c’est-à-dire pour le triomphe de notre idée ? Nous nous sommes livrés à un vagabondage sans but sérieux, à travers l’Europe, avec un désir de nous assimiler aux Européens tout au moins par l’aspect. Pendant tout le dix-huitième siècle, nous nous sommes surtout efforcés de nous imposer des goûts européens. Nous avons été jusqu’à nous astreindre à manger toutes sortes d’horreurs, sans sourcilier : « Voyez quel Anglais je suis ! je ne puis rien manger sans poivre de Cayenne ! » Vous croyez que je plaisante ? Pas le moins du monde. Je ne sais que trop qu’il était impossible de commencer autrement.

Avant même le règne de Pierre le Grand, sous les tzars moscovites et les patriarches orthodoxes, un jeune gommeux du Moscou d’alors s’avisa d’arborer l’habit à la française et de porter l’épée européenne au côté. Il était dans l’ordre des choses de débuter en méprisant ce qui était de chez nous ; en tout cas nous demeurâmes deux siècles entiers à ce cran de civilisation. Plus tard, nous fîmes une connaissance un peu plus intime avec nos voisins que nous ne différenciions guère les uns des autres. Nous avions surtout remarqué ce qui leur était commun à tous et il y avait pour nous un type général : le « type européen ». Cela est assez caractéristique. Ensuite nous nous sommes cramponnés à tout ce qui était civilisation occidentale. Nous croyions trouver là notre fameux « universel », — ce qui doit relier l’humanité entière, et ce à une époque où les Européens commençaient à douter d’eux-mêmes.

Nous avons applaudi avec enthousiasme à l’apparition de Rousseau et de Voltaire. Avec le Karamzine voyageur, nous nous sommes émus à la convocation des « États-Généraux » en 89, et quand les Européens d’avant-garde se lamentèrent de leurs rêves évanouis, de leurs illusions perdues, nous n’abandonnâmes pas nos croyances et tâchâmes même de consoler les Européens.

Les conservateurs les plus exagérés, les « blancs » les plus immaculée, en Russie, devenaient en Europe des « rouges » furibonds. De même, vers la moitié de ce siècle, nous fûmes fiers de nous affirmer socialistes selon la formule française. Nous crûmes découvrir là un moyen de marcher vers notre but humanitaire. Nous primes pour une doctrine d’émancipation humaine le système le plus égoïste, le plus inhumain, le plus faux et le plus désordonné au point de vue économique, le plus attentatoire à la liberté humaine. Mais cela ne nous troubla guère. Quand nous vîmes les plus profonds penseurs européens attristés et inquiets, nous les traitâmes de coquins et d’imbéciles avec la plus charmante désinvolture. — Nos gentilshommes campagnards vendaient leurs serfs, partaient pour Paris, où ils publiaient des revues socialistes, et nos Roudine mouraient sur les barricades. Nous avions tellement perdu contact avec l’élément national vrai que nous ne comprenions plus à quel point la doctrine socialiste est étrangère à l’âme du peuple russe, inapplicable au Russe. Mais à ce moment nous ne reconnaissions aucun « caractère » au peuple. Nous oubliâmes même de penser qu’il pouvait en avoir un. Nous nous figurions qu’il accepterait aveuglément n’importe quelle théorie imposée par nous. Mais il courait toujours chez nous les anecdotes les plus ridicules sur les moujiks. Nos hommes de « l’humanité universelle » demeurèrent des seigneurs pour leurs serfs bien longtemps après l’émancipation.




Les résultats de nos prouesses ne furent pas des plus heureux : l’Europe entière nous regarda avec une ironie peu déguisée et prit en pitié nos plus éminents penseurs. Les Européens ne voulurent pas plus qu’avant admettre que nous fussions des leurs. « Grattez le Russe, disaient-ils, et vous trouverez le Tartare. » Et cette opinion a encore force de loi : Nous leur avons fourni un proverbe.

Plus nous avons, pour leur complaire, méprisé notre nationalité, plus ils nous ont dédaignés eux-mêmes. Nous nous humiliions devant eux, nous leur confessions timidement nos aspirations européennes, et eux, après nous avoir écoutés non sans hauteur, nous jetaient à la figure que nous les avions « mal compris ». Ils s’étonnaient que des Tartares aussi accusés que nous ne pussent consentir à demeurer des Russes. Et nous, nous ne savions pas leur expliquer que notre ambition était justement de sortir du rôle de Russes quand nous aspirions à être des hommes universels ».

Et savez-vous ce qu’ils ont compris, à la fin, quand ils ont remarqué que nous saisissions leurs idées alors que les nôtres leur étaient fermées, que nous parlions toutes les langues quand ils ne parlaient que la leur, que nous étions quatre-vingt millions d’hommes, pour eux mystérieux, — en bien, ils ont cru que notre but était de détruire la civilisation européenne : voilà comment ils ont travesti notre projet de devenir des « hommes universels » !

Et pourtant nous ne pouvons à aucun prix répudier l’Europe : l’Europe est pour nous la seconde patrie ; nous l’aimons presque autant que la Russie. Toute la race de Japhet est là et nous voulons, d’abord, l’unification de toutes ses fractions ; après, nous irons plus loin et recueillerons la postérité de Sem et celle de Cham. — Que faut-il faire ?

Avant tout devenir vraiment Russes. Si l’union humaine universelle est véritablement une idée russe, que chacun de nous se hâte de redevenir Russe, c’est-à-dire lui-même. Redevenir Russe, c’est cesser de mépriser la nation d’où nous sommes sortis. Dès que l’Européen verra que nous recommençons à nous estimer nous-mêmes, il nous estimera aussi. Plus fort sera notre développement dans le sens russe, plus puissante sera notre influence sur l’âme européenne. En revenant à notre nature vraie, nous prendrons enfin l’apparence d’humains et ne ressemblerons plus à des singes imitateurs. On nous considérera alors comme des hommes capables d’action et non plus comme des fainéants internationaux infatués d’Européanisme et de faux libéralisme. Nous parlerons aussi avec plus d’efficacité qu’à présent, car nous retrouverons dans le fonds patrimonial de notre peuple des expressions vives et justes qui, bientôt comprises des Européens, seront des révélations pour eux.

Nous-mêmes, comprendrons que nous avons méprisé chez nous non pas les ténèbres, mais la lumière, et quand nous aurons saisi cette grande vérité, nous dirons à l’Europe des paroles qu’elle n’a certes pas encore entendues. Car c’est notre peuple qui porte en lui la parole nouvelle, c’est en lui qu’est née l’idée de l’union universelle de l’humanité par la liberté et l’amour et non par les prescriptions et la guillotine.

D’ailleurs, ai-je vraiment voulu convaincre quelqu’un, n’ai-je pas plutôt plaisanté ?… Mais l’homme est faible et qui sait si l’un des adolescents de la génération qui croît…