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Journal d’un écrivain/1877/Janvier, II

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II


LA SATIRE RUSSE, — « LES TERRES VIERGES », — « LES DERNIÈRES CHANSONS », — VIEUX SOUVENIRS.


Ce mois-ci je me suis occupé de littérature et j’ai beaucoup lu. À ce propos je veux dire que j’ai rencontré récemment une singulière opinion française sur la satire russe. J’en ai oublié le texte exact, mais en voici le sens :

« La satire russe semble avoir peur de découvrir une bonne action à mettre à l’actif de la société russe. Si elle en trouve une, elle s’inquiète et ne reprend son calme que lorsqu’elle a su, en scrutant le possible et l’impossible, lui reconnaître enfin un motif malhonnête. Elle s’écrie alors triomphalement : Ce n’était pas le moins du monde une bonne action. Il y avait là-dessous quelque chose de très malpropre. »

Est-elle juste, cette opinion ? Je ne le crois pas. Je sais seulement que le genre satirique à, chez nous des représentants brillants et n’est pas sans vogue. Le public aime beaucoup la satire, mais il me paraît qu’il aime encore bien plus la beauté vraie, qu’il la veut et désire son règne. Le comte Léon Tolstoï est certainement l’écrivain le plus goûté du public russe de toutes nuances.

Notre satire, si brillante qu’elle soit, a le tort de demeurer un peu vague. Il est difficile, en effet, de définir son genre d’utilité. Beaucoup de gens, même, affirment qu’elle ne recèle aucuns « dessous ». Mais est-ce possible ? Au nom de quoi, en nom de qui, accuse-t-elle ? Nous restons tous assez perplexe : quand on soulève cette question.

J’ai lu les Terres Vierges de Tourguenev et en attends la seconde partie.

Voici trente ans que j’écris, et maintes fois, pendant ces six lustres, j’ai pu faire une observation assez curieuse : tous nos critiques, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, plus ou moins solennels, plus ou moins badins, répètent à chaque instant, avec amour, des phrases dans le genre de celles-ci : « Dans ce temps où la littérature russe est en pleine décadence, — « dans ce temps de stagnation pour la littérature russe », — « notre temps funeste à la littérature », — « en explorant le désert de la littérature russe », — etc. La même pensée est exprimée de mille façons. Or ces quarante dernières années ont vu éclore les dernières œuvres de Pouschkine, ont connu les débuts et la fin de Gogol ; c’est dans cette période qu’ont écrit Lermontov, Ostrovsky, Tourguenev, Gontcharov, et j’oublie une dizaine d’autres littérateurs pleins de talent. Jamais en un si court espace de temps, dans l’histoire d’aucune littérature, n’ont surgi tant d’écrivains de valeur. — Et pourtant, ce mois-ci j’ai encore lu des jérémiades sur la stagnation de la littérature russe. Du reste, ce qui précède n’est qu’une simple remarque personnelle sans aucune importance.

Des Terres Vierges, naturellement, je ne dirai rien. Tout le monde attend la seconde partie. La qualité artistique des œuvres de Tourguenev est incontestablement haute. Je ne ferai qu’une observation. À la page 92 du roman publié dans le Messager de l’Europe, il y a quinze ou vingt lignes dans lesquelles me parait concentrée toute l’idée de l’œuvre, en même temps que se fait jour l’opinion de l’auteur sur son sujet.

Malheureusement, cette opinion me semble tout à fait erronée et je n’y souscris pas.

Dans ce passage, Tourguenev dit quelques mots de Solomine, l’un des personnages du roman, et c’est là que je ne suis pas d’accord avec lui.

J’ai lu les Dernières Chansons de Nékrassov dans le numéro de janvier des Annales de la Patrie. Des chansons passionnées et de l’inachevé comme toujours chez Nékrassov, mais quels gémissements douloureux de maladie ! Notre poète est gravement atteint. Il me l’a dit lui-même ; il voit clairement son état. Il souffre atrocement d’un ulcère à l’intestin, mais j’espère qu’il n’est pas perdu comme il le dit, lui, un homme d’un tempérament si fort ! — Qu’il fasse au printemps prochain une saison d’eaux à l’étranger, dans un autre climat, et je suis bien persuadé qu’il guérira.

Nous nous sommes vus rarement, Nékrassov et moi ; nous avons eu ensemble des malentendus, mais il y a une chose que je n’oublierai jamais : c’est notre première rencontre dans la vie. Dernièrement j’étais allé chez lui et, tout malade qu’il était, il m’en reparlait avec plaisir. C’est un de ces souvenirs frais, bons, vraiment jeunes, comme on en garde peu.

Nous étions alors, l’un et l’autre, âgés d’un peu plus de vingt ans. Je demeurais à Pétersbourg ; il y avait un an que j’avais donné ma démission de mon poste d’ingénieur militaire, sans trop savoir pourquoi. C’était au mois de mai de 1845. — Au commencement de l’hiver, j’avais écrit les premières lignes des Pauvres Gens, mon premier roman. En mai, je l’avais fini et ne savais ni quoi en faire ni à qui le donner. Je n’avais aucune connaissance dans le monde littéraire, sauf D. V. Grigorovitch, qui n’a jamais écrit de sa vie qu’un petit article : les Joueurs d’orgue de Barbarie à Pétersbourg, paru dans une revue. Ce Grigorovitch était sur le point de partir pour aller passer l’été chez lui, à sa campagne. En attendant, il demeurait chez Nékrassov. Passant un jour chez moi, il me dit : « Apportez donc votre manuscrit à Nékrassov ; il a l’intention de publier un recueil l’année prochaine. » Je portai donc mon manuscrit au poète. Il me fit un accueil charmant, mais je me sauvai bien vite, effrayé d’être entré chez lui avec une œuvre de moi. Je comptais très peu sur un succès ; j’avais peur du parti des « Annales de la Patrie », comme on disait alors. Mon livre, je l’avais écrit avec passion, avec une émotion qui allait jusqu’aux larmes, mais je me méfiais quand même du résultat.

Le soir qui suivit j’allai chez un ami. Nous lûmes ensemble les Âmes mortes. On allait alors ainsi les uns chez les autres pour « lire du Gogol » ; on passait parfois la nuit à lire et relire le grand écrivain.

Nous avions, à cette époque, dans la jeunesse, le sentiment qu’il « allait arriver quelque chose ».

Je ne rentrai chez moi qu’à 4 heures du matin, par une nuit de printemps pétersbourgeois, claire comme le jour. Dans ma chambre, j’ouvris la croisée et m’assis près de la fenêtre. Un coup de sonnette retentit, à mon grand étonnement. J’eus à peine ouvert que Grigorovitch et Nékrassov m’embrassèrent comme des fous, en pleurant presque. Ils me dirent que le soir, chez eux, ils avaient lu les dix premières pages de mon roman « pour voir » ! Puis ils en avaient lu dix autres, encore dix autres, et en fin de compte avaient passé leur nuit à me lire à haute voix, se relayant l’un et l’autre. Nékrassov, me dit plus tard Grigorovitch, avait été pris d’un enthousiasme délirant. Quand il en avait été au passage où le père s’élance vers le cercueil, sa voix s’était entrecoupée et, ne se contenant plus, il avait frappé de la main le manuscrit en s’écriant : « Ah ! le diable ! » Il parlait de moi. — La lecture terminée (sept feuilles d’imprimerie), ils avaient décidé de courir vite chez moi : « Il dort ? » avait dit Nékrassov. « Eh bien on le réveillera ! »

Plus tard, songeant au caractère de Nékrassov, si fermé, si peu expansif, presque méfiant, je m’étonnais de cette minute de sa vie. Il avait certainement obéi à un sentiment très profond.

Les deux amis demeurèrent chez moi plus d’une demi heure ; pendant ce temps nous causâmes. Dieu sait combien ! nous comprenant à demi-mot, parlant vite, vite, avec fièvre, de la poésie et de la réalité, de la « situation littéraire d’alors », de Gogol dont nous citions le Reviseur et les Âmes mortes, — et surtout de Bielinsky : « Je lui porterai votre roman ! criait Nékrassov, encore enthousiasmé, vous verrez quel homme, quel admirable homme c’est ! » Et Nékrassov me prenait par les épaules et me secouait : « À présent dormez, dormez, nous partons ! Dormez ; et demain venez chez nous ! » Comme je pouvais bien dormir après une visite de ce genre !… Ce qui me causait le plus de joie, c’était de me dire : « Beaucoup de gens ont du succès, énormément de succès ; mais leur est-il arrivé qu’on vint les réveiller à 4 heures du matin pour les féliciter en pleurant ? Dieu ! que je suis heureux ! » Je me répétais cela et ne pouvais dormir.

Nékrassov porta le manuscrit à Bielinsky le même jour. Il vénérait Bielinsky et l’aima plus que tous ses autres amis pendant toute sa vie.

« Un nouveau Gogol nous est né ! » s’écria Nékrassov en entrant chez Bielinsky, le manuscrit des Pauvres Gens sous le bras. — « À présent, les Gogols poussent comme des champignons » remarqua sévèrement Bielinsky. Toutefois il consentit à prendre le manuscrit et promit de le lire.

Le soir Nékrassov le trouva dans une agitation extraordinaire : « Amenez-le moi ! amenez-le moi le plus vite possible », clama Bielinsky.

Le surlendemain je fus amené chez lui. Je me souviens qu’au premier coup d’œil je fus très surpris de son extérieur, de sa physionomie, que je croyais tout autres. Il est vrai de dire qu’on l’avait appelé devant moi : « Ce critique terrible et affreux. »

Il me reçut avec beaucoup de gravité et de réserve. Je songeai que c’était l’usage, sans doute, mais un instant plus tard, je vis tout sous un autre jour. Sa gravité n’était pas cette raideur de commande qu’affecte un critique pour recevoir un débutant de vingt-deux ans. — Non ! J’oserais presque dire qu’il parlait avec un grand et profond sérieux par ce qu’il avait une sorte de respect pour les sentiments qu’il voulait m’exprimer. Peu à peu il s’échauffa et en vint à parler avec véhémence, les yeux flamboyants :

— Mais comprenez-vous vous-même ce que vous avez écrit ! Vous n’avez pu écrire cela que sous le coup de l’inspiration, comme un artiste que vous êtes ! Mais avez-vous compris la vérité terrible de ce que vous nous avez fait voir ! Un jeune homme de votre âge ne peut pas comprendre cela ! Mais votre fonctionnaire est tellement fonctionnaire qu’il n’ose même pas, par humilité, se croire malheureux ! Il se figure que la moindre plainte, de sa part, serait une audace téméraire ; il n’admet pas qu’un être comme lui ait même « droit au malheur ». Mais c’est une tragédie ! Vous avez d’un seul coup touché le fond des choses ! Nous autres, les critiques, nous ratiocinons sur tout, mais vous, l’artiste, d’une image, d’un trait, vous nous montrez les dessous de l’âme humaine. Voilà le mystère de l’art, la magie de l’artiste ! Ah ! vous avez le don ! Tâchez de le garder et vous serez sûrement un grand écrivain ! »

Tout cela il me le dit et le répéta ensuite à d’autres, qui sont encore vivants et peuvent l’attester.

Je sortis de chez lui comme ivre. Je m’arrêtai auprès de sa maison ; je regardai le ciel, le jour radieux, les hommes qui passaient, et je compris que je venais de vivre un moment solennel, une minute que je n’avais jamais espérée même dans mes rêves les plus fous. (J’étais alors un terrible rêveur !)

« Est-ce que vraiment je suis grand ? » me demandais-je avec une sorte de honte de moi-même, avec un timide enthousiasme. — Oh ! ne riez pas !

Jamais plus tard je ne pensai plus que je pouvais être grand. Mais alors étais-je à l’épreuve d’un bonheur pareil ? Je me promettais de me rendre digne de ces louanges. Quels hommes ! Je tâcherais de mériter leur bonne opinion et demeurerais fidèle à l’amitié que je leur vouais. Combien j’étais honteux d’être ordinairement si léger. Oh ! si Bielinsky savait, me disais-je, ce qu’il y a de mauvais et de honteux en moi ! Et on disait partout que les hommes de lettres étaient orgueilleux et jaloux ! En tout cas mes nouveaux amis étaient les premiers, les seuls hommes dignes de ce nom, en Russie ! Ils étaient seuls détenteurs du Beau et du Vrai. Le Beau et le Vrai devaient toujours finir par vaincre le Mal et le Vice. Nous en triompherions ensemble !

Je n’ai jamais oublié ce moment-là : ce fut le meilleur, le plus exquis moment de ma vie. Quand je me le rappelais au bagne, j’en étais tout fortifié, et c’est toujours avec enthousiasme que m’en souviens. Il n’y a pas longtemps j’y ai rêvé au chevet du pauvre Nékrassov. Je ne revenais pas sur les détails, je lui disais seulement combien j’avais joui de ce premier bonheur littéraire, et je voyais que, lui aussi, se souvenait. Oui, il s’en souvenait.

Quand je reviens du bagne, il me montra des vers dans un de ses livres :

— C’est sur vous que j’ai écrit cela, me dit-il.

« Ils n’ont pas fini, les prophètes, de rendre leurs oracles. Ils ont été, à la fleur de l’âge, victimes de la haine et de la trahison. Leurs portraits pendue aux murs me regardent avec reproche. » C’est un mot pénible que reproche ! Sommes-nous demeurée fidèles ? Que chacun le dise avec sa conscience…

… Mais lisez vous-mêmes les poèmes douloureux de Nekrassov, et que votre poète aimé revienne à la santé, ce poète passionné pour les souffrants.