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Journal d’un écrivain/1877/Janvier, III

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III

JOURS D’ANNIVERSAIRE


Rappelez-vous l’Enfance et l’Adolescence, du comte Léon Tolstoï. Il y a là un enfant qui est le héros de tout le livre. Mais il n’est pas simple comme les autres enfants, comme son frère Volodia, par exemple. Il a tout au plus une douzaine d’année, mais dans son cœur et dans sa tête naissent parfois des sentiments et des pensées qui sont au-dessus de son âge. Il se livre passionnément à ses rêves, mais sait déjà, qu’il est préférable de les garder pour lui. Une pudeur l’empêche de les laisser deviner. Il jalouse son frère, qu’il croit infiniment supérieur à lui-même, ne fût-ce que sous le rapport de la beauté et de l’adresse. Parfois, cependant, un obscur pressentiment l’avertit qu’il pourrait bien au contraire, être, des deux, le supérieur. Mais il chasse vite cette pensée qu’il considère comme monstrueuse. Souvent il se regarde dans la glace et décide qu’il est hideusement laid. Il se figure que personne ne l’aime, qu’on le méprise. En un mot, c’est un garçon assez extraordinaire.

Mais voici que dans la maison de famille, à Moscou, de nombreux hôtes se rassemblent. C’est le jour de la fête de sa sœur ; avec les grandes personnes arrivent des enfants, garçons et filles. Des jeux et des danses commencent. Notre héros veut se distinguer par son esprit, mais sans aucun succès. Furieux de son échec, il se résout à faire un éclat, et devant toutes les fillettes et ses camarades plus âgés qui le compte pour rien, il tire une langue à son précepteur et lui donne un coup de poing de toutes ses forces. Maintenant tout le monde saura qui il est : Il sait fait voir ! On le traîne honteusement hors de la pièce et on l’enferme dans sa chambre. Il se croit perdu pour toujours ; mais bientôt il commence à rêver selon son habitude. Il s’imagine, qu’il s’est enfui de sa maison, qu’il s’est engagé dans l’armée. Il tue des quantités de Turcs et tombe blessé. Mais les siens sont victorieux et le considèrent comme leur sauveur.

Le voici de retour à Moscou. Il se promène, le bras en écharpe, sur le boulevard de Tver. Il rencontre l’Empereur !… Mais tout à coup la penser que son précepteur va entrer, une verge à la main, disperse toutes ces belles imaginations comme une vaine poussière. Comme le châtiment tarde, de nouveaux rêves surgissent en lui. Il découvre pourquoi personne ne l’aime. Ah ! c’est bien simple ! Il n’est qu’un enfant trouvé ; on lui cache la triste vérité et voilà tout ! Mais il se voit mort. On entre dans sa chambre ; on trouve son cadavre : « Pauvre garçon ! » et tout le monde le plaint. « C’était un bon enfant », dit le père au précepteur. « C’est vous qui l’avez perdu ! »

Et les larmes étouffent le rêveur !

L’histoire finit par le récit de la maladie que fait l’enfant après ses émotions. Il a la fièvre, il délire… C’est toute une étude excellente de la psychologie d’un jeune garçon.




J’ai à dessein, rappelé cette étude en détails. Je viens de recevoir une lettre de K… où l’on me raconte la mort d’un enfant de douze ans. Et il y a quelque ressemblance entre la fiction et l’histoire vraie. D’ailleurs, je vais citer des passages de la lettre sans y changer un mot. Le sujet est intéressant.

« Le 8 novembre, au soir, on apprit dans la ville qu’un jeune garçon de douze à treize ans, élève du Lycée, s’était pendu. Et voici les renseignements recueillis à ce propos : Le professeur du Lycée, constatant que le malheureux enfant qui s’est tué ne savait pas sa leçon, l’avait mis en retenue jusqu’à 5 heures. L’élève, demeuré seul, détacha d’une poulie une corde, qu’il fixa à un fort clou planté dans le mur, et se pendit. Un domestique, qui lavait le parquet d’une pièce voisine, l’aperçut et courut chez le directeur. Celui-ci accourut. On dépendit l’enfant, mais il était trop tard. Il était mort. Quelle peut-être la cause du suicide ? Ce jeune garçon n’était pas de caractère violent. C’était plutôt d’ordinaire, un bon élève. Il avait eu récemment de mauvaises notes, et c’était tout. On dit que c’était, ce jour-là, sa fête et la fête de son père qui se montrait assez sévère avec le petit. Sans doute le gamin rêvait-il à l’accueil qu’il recevrait à la maison, ce jour-là, aux caresses de son père, de sa mère, de ses frères et sœurs… Et au lieu de cela, il s’est trouvé tout seul dans le collège vide, songeant à la colère terrible de son père, au châtiment qui l’attendait… Il savait qu’on peut en finir avec sa vie (et quel est l’enfant de ce temps qui ne le sait pas ?) On se lamente sur le sort du pauvre garçon ; on plaint aussi beaucoup le directeur, qui est un homme excellent et un professeur de mérite, adoré de ses élèves. Qu’ont dû penser les camarades du petit suicidé et les autres enfants qui ont appris la nouvelle ?… Certaines personnes commencent déjà une campagne contre les établissement d’instruction publique. On blâme l’excessive sévérité de la discipline, etc. »

On peut en effet s’apitoyer sur le sort du pauvre enfant, mais je m’étendrai pas sur les causes probables du suicide, ni surtout sur l’excessive sévérité de la discipline dans les collèges. On était tout aussi sévère autrefois dans les collèges et aucun enfant ne songeait au suicide.

Je vous donne l’épisode prie dans l’Enfance et l’Adolescence, du comte Tolstoï, à cause d’une certaine analogie entre les deux cas. Mais il y a aussi une différence radicale. Le petit héros du comte Tolstoï pouvait, avec un attendrissement morbide, songer, à ce qui arriverait, si on le trouvait mort ; il pouvait même rêver au suicide, mais seulement y RÊVER. Il n’aurait jamais passé du concept à l’action. Les suicides d’enfants sont bien des événements d’aujourd’hui, d’aucune autre époque antérieure. Et puis il y a une question de milieu. Nous sommes parfaitement au courant de l’existence de la moyenne aristocratie dont le comte Tolstoï est comme l’historiographe attitré. Mais qui se fera l’historiographe des autres couches sociales, si mal étudiées jusqu’à présent ? Il existe certainement chez nous des milieux où la famille va se décomposant, mais à côté de cela il est évident qu’il y a une vie qui s’organise sur des bases nouvelles. Qui observera et cette vie nouvelle et les milieu nouveaux ? Qui nous les montrera ? Qui pourra déterminer les lois qui président cette décomposition et cette réorganisation ?