Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, VII

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VII

ANNA KARÉNINE, EN TANT QUE FAIT D’UNE SIGNIFICATION SPÉCIALE


Et voilà que ce printemps encore, j’ai, un beau soir, rencontré par hasard, l’un des écrivains de chez nous que j’aime le plus. Nous nous voyons très rarement, et nous retrouvons les plus souvent par hasard, dans la rue. C’est l’un des plus brillants des cinq ou six littérateurs que l’on désigne ensemble, je ne sais pourquoi, sous le nom de la « pléiade ». Je suis toujours heureux de rencontrer cet aimable romancier et ne veux jamais convenir qu’il a vieilli, ni croire qu’il n’écrira plus rien comme il le prétend lui-même. De la plus courte conversation avec lui, j’emporte toujours quelque mot très fin ou très profond. Cette fois-ci, nous avions de quoi parler, la guerre venait de commencer. Mais il causa tout de suite d’Anna Karénine. Je venais moi-même d’achever la lecture de la septième partie du roman.

Mon interlocuteur n’est pas enclin à l’exaltation. Pourtant il m’a frappé par son enthousiasme pour Anna Karénine : « C’est une œuvre inouïe, m’a-t-il dit, une œuvre de premier ordre. Quel écrivain russe égalera son auteur ? Et en Europe, pourra-t-on nous présenter quelque chose de cette force ? Y a-t-il dans la production de ces dernières années, dans toutes les littératures, une œuvre qu’on puisse mettre à côté de celle-là ? »

Dans cette opinion, que je partage, du reste, une chose m’a frappé ; c’est cet appel à l’Europe tout à fait de saison au moment de toutes ces perplexités, de toutes ces questions qui se posaient à nous. Ce livre a pris pour moi les proportions de ce grand fait, de cette preuve que l’Europe semble réclamer de nous. On va se récrier, dire que tout cela « n’est que littérature », qu’on ne va pas servir un roman, comme preuve, à l’Europe. Je sais bien qu’il ne s’agit que d’un roman, mais si le génie russe peut en produire un pareil, il ne semble pas condamné à la stérilité. Il est capable de parler un langage qui lui est propre, de commencer à dire une parole bien à lui, de la dire complètement quand les temps seront venus. Je ne veux rien exagérer. Je sais que chez aucun des membres de la pléiade » (et l’auteur de Anna Karénine en fait partie), vous ne découvrirez, à proprement parler, un génie. Dans toute la littérature russe, je ne vois que trois génies, trois hommes ayant apporté une parole incontestablement nouvelle, Lomonosov, Pouschkine et, peut-être Gogol. La « pléiade » descend en droite ligne de Pouschkine, l’un des Russes les plus grands, mais l’un des moins expliqués encore. Il y a dans Pouschkine deux idées principales qui renferment en elles toute la destinée future de la Russie. La première, c’est l’universalité de la Russie, sa naturelle adaptation à tout ce qui fait le généie particulier de toutes les nations du monde, dans tous les temps. Cette pensée n’est pas seulement exprimée par Poushkine, mais démontrée par toutes ses œuvres générales. Pouschkine est à la fois un homme de la civilisation antique, un Germain, un Anglais et un poète oriental. Pouschkine a fait comprendre à toutes les nations que l’âme russe a en elle tous les éléments de leurs originalités individuelles, et que c’est à elle seule qu’il est donné de les pénétrer jusque dans leurs contradictions. La seconde idée de Pouschkine, c’est qu’il faut aller au peuple, qui seul nous donneras conscience du génie russe intégral, de sa destinée et de son but. Et ce n’est qu’après la publication des œuvres de ce grand poète qu’on s’est vraiment tourné vers le peuple, ce que l’on n’avait pas su faire jusque là, même lors de la grande réforme de Pierre le Grand. Toute notre « pléiade » n’a travaillé que d’après Pouschkine ; elle n’a rien dit qu’il n’est inspiré. Mais ce qu’elle a fait, elle l’a élaboré avec une telle force artistique, une telle richesse de talent, une telle profondeur, que Pouschkine aurait reconnu en tous les membres de la « pléiade » des frères intellectuels. « Anna Karénine » n’est pas une œuvre révolutionnante par la nouveauté de son idée. Nous pourrions, tout aussi bien, désigner à l’Europe, pour attester le génie russe, la source vraie de cette œuvre qui se retrouve dans Pouschkine. Hélas ! quoi que nous fassions, ce n’est ps demain que l’Europe nous lira et, si elle nous lit, elle sera longtemps avant de nous apprécier justement. Nous sommes, pour elle, un monde trop différent, peuplé de gens qui lui semblent tombé de la lune ; si bien qu’elle conçoit même mal notre existence. Néanmoins « Anna Karénine » est une œuvre d’art qui arrive tout à fait à propos, un livre en tout différent de ce qui se publie en Europe ; son idée est complètement russe. Il y a en ce roman quelque chose de notre « parole nouvelle », d’une parole qu’on n’a pas entendu encore en Europe, et qui serait pourtant bien nécessaire aux peuples d’Occident, quelque soit leur fierté. Je ne veux pas verser dans la critique littéraire ; je me ferai comprendre en quelques mots. Dans « Anna Karénine » vous trouverez une opinion sur la responsabilité, sur la culpabilité humaine. Il s’agit de gens qui, entraînés dans le torrent du mensonge contemporain, commettent une faute grave qui les perd. Vous voyez que le thème n’est pas inconnu des Européens. Mais comment la question se résoudrait-elle en Europe ? Ou l’on admettrait qu’il y a un code du bien et du mal établi peu à peu par les sages de l’humanité à la suite d’un profond et philosophique examen de l’âme de leurs semblables, et que celui qui ne suit pas ce code à la lettre doit payer son manquement aux lois admises, de sa vie, de sa liberté, de sa fortune. L’autre solution serait absolument contraire. Il serait dit que la société étant organisée de façon anormale et antinaturelle, il est inadmissible que les coupables aient à pâtir des conséquences de leurs actes. Donc le criminel ne serait pas responsable, ou plutôt il n’y aurait pas de crime. Pour en finir avec les crimes et la culpabilité humaine, il faudrait en finir avec la société et son organisation anormale. Il serait donc nécessaire de balayer tout l’ancien état de chose et de recommencer tout sur de nouvelles bases encore inconnue, mais qui ne sauraient être pires que celles de l’ordre actuel. L’espoir principal serait dans la science. La seconde solution consisterait donc à attendre une nouvelle réglementation de la fourmilière humaine ; et, en attendant, le monde serait arrosé de sang. Le monde européen occidental ne connaît pas d’autres solutions.

Dans l’opinion de l’auteur russe, aucune réglementation neuve de la fourmilière, aucun triomphe du « quatrième état », aucune extinction du paupérisme ne sauront sauver l’humanité des anomalies en matière de culpabilité et de responsabilité. Cela est fermement établi, après un puissant et philosophique examen de l’âme humaine, avec une force et un réalisme d’expression artistique, inouïs jusqu’à présent chez nous. Il est clair, évident, que le mal se cache plus profondément en l’homme que ne le supposent les médecins socialistes. Dans aucune société humaine organisée, on ne supprimera le mal qui est dans l’âme des hommes, laquelle demeurera la même, en dépit de tous les médecins et de tous les juges. Le juge humain doit savoir lui-même qu’il n’est pas un juge définitif, n’étant qu’un pêcheur comme les autres, qu’il est absurde qu’il puisse jugé, s’il n’a recours à l’unique moyen de comprendre qui est la charité, l’amour. Une seule issue est indiquée à l’homme ; elle est généralement mise en lumière dans une splendide scène du roman, dans les pages consacrée à la maladie, crue mortelle, de l’héroïne. Les ennemis deviennent supérieures à eux-mêmes, se transforment en frères qui se sont tous pardonné, en des êtres qui, dans l’oubli de leurs ressentiments, ont rejeté loin d’eux le mensonge et le crime.

Si nous avons des œuvres d’art d’une si grande force de pesée et d’exécution, pourquoi n’arriverons-nous pas, en science sociale, à des solutions qui seraient bien à nous ? Pourquoi l’Europe n’admet-elle pas que nous disions une parole qui nous soit propre ? Il est impossible d’imaginer que la nature ne nous ait ridiculement don que d’aptitudes littéraires.