Journal d’un écrivain/1877/Mars, I

La bibliothèque libre.
MARS


____


I


ENCORE UNE FOIS, CONSTANTINOPLE DOIT ÊTRE À NOUS TÔT OU TARD.


L’année passée, au mois de juin, j’ai écrit que Constantinople, tôt ou tard, devait être à nous. C’était alors une époque d’enthousiasme et d’héroïsme. La Russie entière suivait de ses vœux son peuple, son armée, qui partait volontairement pour servir le Christ et la foi orthodoxe contre les infidèles, pour aller en secours de nos frères de sang et de religion, les Slaves. Bien que j’eusse critiqué moi-même mon article en le qualifiant d’« interprétation » utopique de l’histoire », je croyais fermement à ce que j’écrivais, et je suis bien sûr que je n’en changerais pas un mot aujourd’hui.

Voici ce que j’ai dit alors sur Constantinople :

« Oui, la Corne d’or et Constantinople, tout cela sera à nous. Cela viendra de soi-même. Et les temps sont proches. Tout l’indique. Il semble que la nature, elle-même, en ait décidé ainsi ; Et si le fait ne s’est pas accompli, c’est que le poire n’était pas mure. »

J’expliquais alors ma pensée. Si Pierre-le-Grand, disais-je, au lieu de fonder Pétersbourg avait eu l’idée d’occuper Constantinople, je crois qu’après quelques réflexions, il aurait abandonné son projet.

En terre finnoise, nous ne pouvions guère éviter l’influence des Allemands voisins : Soit. Mais comment eussions-nous pu paralyser l’action des Grecs à Constantinople, de ces Grecs cent fois plus fins et avisés que de naïfs Allemands, et mille fois plus que ces derniers, doués d’affinités avec nous-mêmes, capables, au besoin, de s’instruire et de se moderniser bien avant les Russes. Ces Hellènes eussent politiquement envahi la Russie, et notre nationalité eût été arrêtée dans son développement, par ces gens toujours tournés vers les routes d’Asie. Le Grand-Russe serait demeuré isolé dans son Nord neigeux, tandis que son frère du Sud, le Petit-Russien, aurait été absorbé par l’élément grec. Peut-être même y eût-il eu scission dans le monde orthodoxe. D’un côté Byzance rajeunie ; de l’autre la Russie septentrionale. En un mot toute entreprise de ce genre était alors prématurée. À présent, c’est autre chose.

De nos jours, écrivais-je, la Russie pourrait annexer Constantinople sans y transporter sa capitale, ce qu’on n’eût pu éviter du temps de Pierre-le-Grand et même des années après lui. Maintenant, Constantinople deviendrait peut-être, sans être la capitale de la Russie, le centre du Panslavisme, comme quelques-uns le rêvent. Les Grecs ne peuvent nullement hériter seuls de Constantinople ; on ne peut leur livrer un port d’une telle importance. Ce serait hors de toute proportion avec leur valeur ethnique actuelle. Mais de quel droit moral la Russie se prévaudrait-elle pour s’emparer de Constantinople ? Au nom de quel principe supérieur aurait-elle la faculté d’imposer son occupation de cette ville à l’Europe ?

Ce seraient précisément, ai-je écrit, les conditions d’existence de la religion orthodoxe qui exigeraient l’intervention de la Russie. Le rôle que notre pays doit jouer ne s’est clairement révélé qu’après Pierre-le-Grand, quand la Russie a compris que son devoir était de devenir la réelle tutrice de l’orthodoxie. Au point de vue religieux les Slaves ou les Grecs, c’est tout un. La plus grande nation orthodoxe a le devoir de se faire la protectrice de la religion grecque ; le Russe sera le protecteur, le chef, mais non le maître des populations qui partagent ses croyances.

Toutes ces opinions ont été exposées par moi dans l’article de juin auquel je faisais allusion. Je n’affirmais pas que l’on pût réaliser immédiatement tout ce que j’indiquais ; mais, disais-je, le temps se chargera de me donner raison. Il est encore difficile de préciser le moment où il sera bon d’agir, mais on peut pressentir qu’il est assez proche.

Depuis mon article, neuf mois se sont passés, des mois qu’il ne faut pas porter en compte, des mois troublés, occupés d’abord par l’enthousiasme qu’excite la guerre, par les espérances qu’elle fit naître, puis par des déceptions. On ne peut encore fixer aucune date, et je n’ai voulu qu’ajouter ici quelques paroles explicatives afin de commenter mes rêves de juin sur l’avenir de Byzance. Quoi qu’il arrive, Constantinople sera à nous tôt ou tard ; je reviens là-dessus, mais à un autre point de vue :

J’admets qu’il y ait quelque gloire la posséder un port célèbre, une illustre cité de ce monde qui a été considérée comme l’umbilicus terræ, mais je ne m’arrête pas à cette considération si flatteuse pour nous dans un avenir prochain. Je n’insisterai pas plus sur cette vérité que la Russie est comme un géant énorme qui a grandi dans une chambre close de tous côtés, sans communication avec le reste de l’univers et qui a besoin de respirer l’air libre des Océans. Je ne veux pas développer une appréciation, pour moi d’une importance extrême, bien que personne n’ait paru, jusqu’à présent, l’évaluer à sa juste valeur.