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Journal d’un écrivain/1877/Mars, II

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II


LE PEUPLE RUSSE N’EST QUE TROP MÛR POUR AVOIR UNE OPINION NETTE SUR LA QUESTION D’ORIENT À SON PROPRE POINT DE VUE.


Il peut sembler absurde d’entendre affirmer que les quatre siècles de la domination des Turcs dans le sud-est de l’Europe, ont fait beaucoup pour le Christianisme et l’orthodoxie, — malgré les Turcs eux-mêmes, soit, — mais enfin, de la manière la plus positive. Rappelez-vous combien le joug tartare contribua chez nous à asseoir et à fortifier l’église orthodoxe. La population de l’Orient, subjuguée et martyrisée, a vu dans le Christ et dans la foi qu’elle avait en lui, sa seule consolation, dans l’église grecque, sa dernière particularité nationale. C’est ce qui l’a empêchée de se fondre avec les vainqueurs en oubliant sa race et son histoire ancienne. D’autres peuples, opprimés comme les Grecs, se serrèrent autour de la croix. D’un autre côté, toutes les nations chrétiennes d’Orient prirent, depuis la conquête de Constantinople, l’habitude de jeter un regard d’espoir vers la Russie lointaine, pressentirent sa grandeur future dès qu’elle eut chassé les envahisseurs tartares, et virent en elle la libératrice désignée. La Russie a accepté de succéder en quelque sorte moralement à Byzance, en plaçant l’aigle à deux têtes byzantin au-dessus de ses armes nationales. Elle a ainsi assumé une immense responsabilité vis-à-vis des chrétiens d’Orient. Le peuple russe a complètement ratifié les résolutions prises par ses Tsars au sujet de la défense de leurs coreligionnaires. Elle a toujours appelé son Tsar le « Tsar orthodoxe », et semble avoir reconnu en lui, quand elle lui donna ce nom, l’unification du monde orthodoxe et plus tard le libérateur, de la chrétienté d’Orient, prise entre la barbarie musulmane et l’hérésie d’Occident. Depuis deux siècles et surtout depuis Pierre-le-Grand les espoirs des peuples du sud-est de l’Europe ont commencé à se réaliser. L’épée de la Russie a plus d’une fois lui sur le champ de bataille pour les défendre. Il va de soi que les chrétiens d’Orient ne pouvaient pas ne pas voir leur Tsar futur dans celui dont ils imploraient la protection.

Cependant, au cours de ces deux siècles, la culture européenne s’est introduite en Orient. L’idée orthodoxe s’y est affaiblie tout comme chez nous où l’immense majorité des hommes des classes instruites s’est déshabituée de croire, et ne sait plus voir le rôle vrai de la Russie. Beaucoup de gens ont commencé, comme les occidentaux, à ne plus considérer l’Église que comme un conservatoire de formalités mortes, de rites, de cérémonie vaines. Des aperçus économiques d’un caractère occidental ont été acceptés en même temps que de nouvelles doctrines politiques et une morale nouvelle. Enfin, la science mal comprise n’a pu que rendre suspectes les vieilles croyances. Des idées nationalistes apparurent aussi, qui amenèrent les chrétiens orientaux à craindre le joug russe après l’oppression turque. Mais dans notre grand peuple simple et religieux, dans notre peuple de tant et tant de millions d’âmes, l’espoir ne mourut jamais de délivrer, en Orient, l’église du Christ, prisonnière des Barbares. L’enthousiasme qui a soulevé toute la population russe l’été dernier l’a bien démontré. Je le sais, on ne veut pas que notre peuple puisse comprendre ses destinées politiques, sociales et morales. On laisse entendre que cette masse de moujiks, hier encore serfs, aujourd’hui abrutis par les alcools, ignore tout de sa religion et se moque un peu de la libération de l’orthodoxie. Qui dit cela ? Peut-être un pasteur allemand qui fait de la propagande sur la schtounda, ou bien un voyageur européen, correspondant d’un journal, ou bien encore un juif influent et instruit, de ceux qui ne croient plus en Dieu et sont légion chez nous, ou enfin, un Russe résidant à l’étranger et ne se figurant plus la Russie que sous les traits d’une mégère ivre, tenant son verre d’eau-de-vie à la main. Pas le moins du monde. Ce sont des membres de notre meilleure société russe qui ne soupçonnent pas que notre peuple, malgré ses vices, a mieux que tout autre peuple conservé en lui l’essence du plus pur christianisme. Ce peuple « corrompu et obscur » sait encore que l’homme humilié, injustement persécuté, sera élevé plus haut que les forts et les puissants. Il aime aussi à raconter l’histoire de son grand, chaste et humble héros chrétien : Ilia Mourometz, défenseur de la vérité, champion des faibles et des pauvres, ignorant de toute vanité, fidèle et de cœur pur. Vénérant et aimant un tel héros, comment notre peuple ne croirait-il pas au triomphe et au relèvement des nations d’Orient actuellement humiliées ? C’est au milieu de pauvres gens, que j’ai pour la première fois entendu narrer aux enfants la vie des humbles ermites et des martyrs chrétiens. Chaque année, des rangs du peuple un « Vlass » quelconque se détache, qui distribue ses biens et s’en va vers la vérité, le labeur et la misère…

Mais nous reparlerons du peuple russe ; on finira par comprendre un jour, par savoir qu’il a une immense importance, que la Russie l’a toujours trouvé, aux minutes tragiques, prêt à se dévouer, qu’on n’a jamais pu se passer de lui, que la Russie n’est pas l’Autriche, — par exemple, — qu’aux moments graves de notre vie historique, c’est lui qui a parlé par la bouche des Tsars.

Mais je me suis détourné de mon but. Je reviens à Constantinople.