Journal d’un écrivain/1877/Mars, III

La bibliothèque libre.


III


LES IDÉES LES PLUS CONFORMES AUX TEMPS PRÉSENTS


L’Église d’Orient et ses chefs ont vécu, pendant les quatre siècles de leur asservissement par les Turcs, en intime communion avec les idées de la Russie. Il n’y eut ni grands troubles ni grandes hérésies alors. Ce n’était pas le moment.

En ce dernier siècle, et surtout depuis la grande guerre d’Orient d’il y a une vingtaine d’années, il s’est répandu dans l’est de l’Europe une odeur putride, semblable à celle d’un cadavre en décomposition. L’homme malade est mort ou va mourir. S’il vit encore faiblement, c’est la Russie qui l’achèvera. Actuellement nous sommes les seuls qui nous intéressions aux chrétiens de l’Empire turc. Les peuples européens ne demanderaient pas mieux que de constater la disparition de ces chrétiens gênants. Mais hélas ! ces derniers semblent nous craindre autant qu’ils abominent les Turcs. « Soit, disent-ils, la Russie nous délivrera des Ottomans, mais ce sera pour nous absorber ; elle ne laissera jamais nos nationalités se développer en liberté. » C’est l’idée fixe qui empoisonne toutes leurs espérances. De plus voici que des rivalités nationales les travaillent. La récente controverse gréco-bulgare, soi-disant religieuse, provenait en réalité de haine de races. Le Patriarche universel, en excommunient les Bulgares et leur exarque arbitrairement élu, déclarait qu’on ne pouvait sacrifier les lois de l’Église au principe « nouveau et funeste des nationalités ». Cependant, lui-même, grec, me semblait servir le dit principe en favorisant les Grecs au détriment des Bulgares slaves.

On peut être sûr qu’au moment de la mort de l’homme malade les querelles se feront violentes entre les diverses nationalités de la presqu’île balkanique. Et nos hauts politiciens veulent pourtant que Constantinople devienne, après l’exode des Turcs, une ville internationale, justement pour éviter ces querelles. Il est difficile d’imaginer un point de vue plus faux.

D’abord, si un point quelconque du globe terrestre se trouve sans possesseurs bien autorisés, on voit immédiatement apparaître une flotte anglaise. Nos amis de Grande-Bretagne viendront cette fois comme les autres ; sous prétexte de garantir l’ « internationalité » ou tout ce qu’on voudra, ils mettront purement et simplement la main sur Constantinople et, quand ils sont installés quelque part, il est bien difficile de les déloger. Ce n’est pas tout : Les Grecs, les Slaves et les quelques musulmans demeurés à Byzance les appelleront d’eux-mêmes. Ils se feront défendre contre la Russie, leur « libératrice ». On dit que les Anglais souhaiteraient le retour de désordres du genre de ceux qui ont eu lieu cet été en Bulgarie, afin que les Turcs demeurassent seuls maîtres de la situation. Nous ne savons, mais il est sûr que, si la forte épée de la Russie entrait en jeu, les choses changeraient vite de face. L’idée de l’ « internationalité » serait très certainement mise en avant par l’Europe, heureuse de voir les différentes nationalités de l’ex-Empire se déchirer sur le cadavre de l’ « homme si longtemps malade ». Il n’y a pas de calomnie que l’on n’inventerait contre nous. « Si ne nous vous avons pas aidé contre les Turcs, c’est à cause des Russes », diraient les Anglais, qui sauraient appuyer leurs dires, car leur intérêt est de voir les Chrétiens d’Orient haïr la Russie. D’un autre côté, les Slaves haïssent les Grecs et les Grecs méprisent les Slaves, et les deux races finiraient par en venir aux mains, ce qui ferait l’affaire de l’Europe, tandis que la Russie, qui n’aurait pas les mêmes raisons de diviser pour régner pourrait exercer une forte surveillance et maintenir le calme. Si la Russie a le tort de se désintéresser de ce qui se passe dans la presqu’île balkanique, l’union religieuse de toutes les populations chrétiennes qui habitent la Turquie sera continuellement en péril.

À la mort de l’homme malade il sera presque impossible d’éviter un concile qui aura pour tâche d’aplanir les difficultés rencontrées par l’Église renaissante. Pendant quatre siècles, les chefs religieux d’Orient ont suivi les conseils de la Russie, mais qu’ils soient libres du joug turc et inspirés par l’Europe et ils montreront de tout autres intentions à notre égard. Puis les Bulgares demanderont peut-être l’installation d’un nouveau pape à Constantinople — et qui sait s’ils n’auront pas raison ? Nouvelle querelle avec les Grecs. Il faudra que les Russes soient là pour apaiser les conflits.

Nous ne devrons faire aucune concession à aucune nation européenne en ce qui touche à la question d’Orient, il y va de notre vie ou de notre mort : Constantinople doit être à nous tôt ou tard, quand ce ne serait que pour éviter des guerres religieuses. Ces guerres auraient une répercussion terrible en Russie. C’est à ce point de vue surtout qu’il convient de faire tous nos efforts pour agir efficacement dans le cas d’une désagrégation de l’Empire turc.

Cette grave question d’Orient recèle tout notre futur : Ou nous nous heurterons à l’Europe et le choc peut nous être fatal — ou nous arriverons à une union définitive avec elle. Quelle que soit la fin des négociations diplomatiques, Constantinople doit être à nous tôt ou tard, ne fût-ce qu’au siècle prochain. Voilà tout ce que j’entends affirmer, mais je crois que la question est d’une gravité européenne.