Journal d’un écrivain/1880/Août, I

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AOÛT


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I


UN MOT D’EXPLICATION AU SUJET DU DISCOURS SUR POUSCHKINE PUBLIÉ PLUS LOIN


Mon discours sur Pouschkine, prononcé cette année, le 8 juin, devant la société des Amis de la Littérature russe, a produit une grande impression. Ivan Serguieïvitch Aksakov, qui a dit de lui-même, qu’on le regardait comme le représentant des Slavophile, a déclaré que ce discours était « un événement ». Ce n’est pas pour me louer moi-même que je rappelle cela, mais bien pour affirmer que si mon discours est un événement, il ne peut l’être qu’à un seul et unique point de vue, que j’indiquerai plus loin.

Mais voici ce que j’ai voulu faire ressortir dans ce discours sur Pouschkine.

1o  Que Pouschkine, le premier, esprit profondément perspicace et génial, a su expliquer ce phénomène bien russe de notre société intelligente « déraciné » de la glèbe natale, et se séparant nettement du peuple. Il a campé devant nous, avec un relief intense, notre type d’homme agité, sceptique, sans foi dans le sol de sa patrie, négateur de la Russie et de soi-même, et souffrant de son isolement.

Aleko et Oniéguine ont engendré une foule de types pareils dans notre littérature. Après eux, sont venus les Petchorine, les Tchitchikoff, les Roudine, les Lavretzky, les Bolkonsky (dans la Guerre et la Paix du comte Tolstoï) et plusieurs autres qui ont témoigné de la puissance d’observation de Pouschkine. Gloire donc à son immense esprit, à son génie qui a indiqué la plaie encore saignante de notre société, telle que l’a faite la grande réforme de Pierre le Grand. Nous lui devons le diagnostic de notre maladie et c’est lui, le premier aussi, qui nous a donné quelque espoir. Il nous a fait voir que la société russe pouvait guérir, se renouveler si elle se retrempait dans la vérité nationale, parce que :

2o  Il nous a, le premier encore, tracé des types de beauté morale russe, qu’il a été chercher sur notre glèbe même, Tatiana, par exemple, la femme essentiellement russe, qui a su se garder du mensonge. Il a évoqué pour nous des types historiques, comme le moine et tant d’autres, dans Boris Godounov, comme ceux que l’on trouve dans la Fille du Capitaine, dans ses vers, dans ses contes, dans ses mémoires et même dans son Histoire de la révolte de Pougatschev. Ce qu’il faut surtout faire remarquer, c’est que tous ces types de la beauté morale russe sont choisis dans le milieu populaire. Car, disons-le franchement, ce n’est pas dans notre classe « instruite à l’européenne », que l’on peut trouver de ces belles figures : c’est dans le peuple russe et uniquement en lui. Si bien que je répète, qu’après avoir désigné la maladie, il a donné le remède, l’espoir : « Ayez foi dans l’esprit populaire, et de lui vous viendra le salut. » Il est impossible de ne pas arriver à cette conclusion après avoir approfondi Pouschkine ;

3o  Pouschkine est le premier et le seul chez lequel on puisse constater le génie artistique à un pareil degré, uni à la faculté de pénétrer le génie des autres nations. Ailleurs, il y a eu d’immenses génies, des Shakespeare, des Cervantes, des Schiller, mais nous ne voyons pas chez eux cette compréhension de l’âme humaine universelle que nous rencontrons chez Pouschkine. Je n’avance pas cela pour amoindrir les grands créateurs occidentaux qui ont, comme Shakespeare dans Othello, évoqué des types humains éternels, mais je veux dire que seul Pouschkine a pu, à son gré, sans cesser d’être original, pénétrer profondément l’âme des hommes de toutes races, parce que :

4o  Cette faculté est absolument russe, nationale, et que Pouschkine n’a fait que la partager avec tout le peuple russe. Il ne faut pas s’indigner si je répète que c’est grâce à cette aptitude que « notre terre misérable » sera celle d’où s’élèvera une « parole nouvelle universelle ». Il est absurde d’exiger que nous ayons achevé notre évolution scientifique, économique et sociale, avant de prononcer cette parole nouvelle, qui doit améliorer le sort de nations prétendues aussi parfaites que les nations européennes. J’ai eu soin, dans mon discours, de dire que je ne songeais pas à placer la Russie au même niveau que les pays d’Occident, au point de vue glorieux de l’économie politique. Je répète seulement que le génie du peuple russe est peut-être le seul capable de créer la fraternité universelle, d’atténuer les dissemblances, de concilier les contradictions apparentes. Ce n’est pas un trait économique de notre race. C’est un trait moral. Les trésors moraux ne dépendent pas du développement économique. Les 80 millions de notre population représentent une telle unité spirituelle, inconnue partout ailleurs en Europe, qu’il ne faut pas dire de notre terre qu’elle est si misérable ! Dans cette Europe si riche de tant de façons, la base civile de toutes les nations est sapée ; tout cela peut s’écrouler demain, et pour l’éternité. Il surgira alors quelque chose d’inouï, quelque chose qui ne ressemblera à rien de ce qui a été. Toutes les richesses amassées par l’Europe ne la sauveront pas de la chute, car en un seul moment « toute la richesse disparaîtra ». Et c’est cette organisation civique, pourrie et sapée, que l’on montre à notre peuple comme un idéal vers lequel il doit tendre ! Je prétends, moi, que l’on peut porter en soi un trésor moral sans posséder la moindre méthode économique. S’il nous faut, avant d’unifier l’Europe et le monde, devenir une nation riche, faudra t-il, pour cela, emprunter tous les systèmes économiques européens, toute une organisation destinée à périr demain ? Ne nous permettra-t-on pas de nous développer de nous-mêmes, selon notre tempérament ? Il faut imiter servilement l’Europe ? « Mais notre peuple ne nous le permettra pas », disait récemment quelqu’un à un fervent « occidental ». — « Eh bien ! exterminez le peuple ! » répondit paisiblement l’ « occidental ». Et celui-ci n’était pas le premier venu, mais bien un des « représentants de l’intelligence russe ». Ce dialogue est vrai, pris sur nature.

Par ces quatre points, j’ai établi l’importance qu’avait pour nous Pouschkine, et je répète que mon discours a produit une impression. Ce ne sont pas ses mérites qui en ont été cause (j’y appuie), mais bien sa sincérité. Mais ce qui en a fait un « événement », selon l’expression d’Aksakov, c’est que c’est à son occasion que les slavophiles ont reconnu la légitimité de tendances russes « occidentales » vers l’Europe, et les ont expliquées par cette faculté russe de sympathiser intellectuellement avec toutes les âmes humaines. Ils ont conclu que les « occidentaux » avaient, aussi bien que les autres, servi la terre russe, et que toutes les querelles entre le parti « slavophile » et le parti « occidental » n’étaient que le résultat de malentendus. Quant à moi, je déclare, comme je l’ai déjà dit dans mon discours, que le mérite de cette réconciliation ne revient aucunement à moi, mais bien à tout le monde « slavophile », à l’esprit et à la direction de notre « parti ». J’ai eu la chance de parler à propos, et voilà tout. Ma conclusion est que slavophiles et occidentaux n’auront plus de sujet de division entre eux, puisque tout est expliqué.

Quand je suis descendu de l’estrade, les occidentaux aussi bien que les slavophiles sont venus me serrer les mains, en affirmant que mon discours était génial. Ils n’ont que trop insisté sur ce mot génial. Et malgré tout j’ai peur. N’ont-ils dit cela que dans leur enthousiasme ? Persisteront-ils à le trouver génial ? Je sais bien, moi, qu’il n’est pas du tout génial, et ce n’est pas le moins du monde parce qu’ils se sont trompés et peuvent se reprendre, que je leur en voudrai, mais je crains qu’après réflexion leur opinion sur le fond de la question se modifie. Ils pourraient (non pas ceux qui sont venus me serrer la main, mais les autres « occidentaux »), ils pourraient en venir à se dire peut-être, j’insiste sur le peut-être : « Ah ! vous avez consenti, après de longues querelles, à admettre que nos tendances européennes étaient légitimes ; vous avez reconnu qu’il y a aussi, de notre bord, une part de vérité ! Nous vous en remercions et nous hâtons de dire que c’est beau de votre part. Mais voici qu’apparaît un obstacle nouveau. Votre conclusion nous trouble ; votre thèse qui veut que nous soyons en tout mystérieusement guidés par l’âme populaire nous semble douteuse. Et voici que l’entente complète entre nous redevient impossible. Sachez que c’était l’Europe qui nous dirigeait, et cela, depuis la réforme de Pierre le Grand ; l’âme de notre peuple, nous n’avons aucun point de contact avec elle ; ce peuple nous l’avons laissé loin derrière nous. Lors de nos débuts, nous volions de nos propres ailes, et ne songions nullement à suivre quelque vague instinct de votre peuple vers la compréhension universelle et l’union de l’humanité. Le peuple russe n’est qu’une masse inerte, de laquelle il n’y a rien à apprendre, une masse qui nous entrave, au contraire. Nous avons découvert l’Europe, et c’est d’elle qu’il nous faut nous inspirer ; nous devons adopter son organisation économique et civique. Votre peuple n’a pas une idée. Toute son histoire n’est qu’une suite d’absurdités, d’où vous avez tiré des conclusions fantaisistes. Un peuple comme le nôtre ne devrait pas avoir d’histoire du tout et aurait le devoir d’oublier le peu qu’il en sait. Je n’admets comme histoire que celle de notre société intelligente, à laquelle le peuple ne peut servir qu’en travaillant pour elle.

« Ne vous fâchez pas. Nous ne voulons asservir personne. En parlant de travail ou d’obéissance, nous n’avons pas de pareilles intentions. Ne concluez pas ainsi. Nous sommes européens, nous sommes humains, vous ne le savez que trop. Au contraire, nous voulons instruire le peuple peu à peu, le hausser jusqu’à nous. Dès qu’il saura lire et écrire, nous le ferons rompre avec son passé, nous l’orienterons vers l’Europe ; nous le forcerons à avoir honte de son « lapot » et de son « kwass », de ses vieilles chansons ; il boira des liqueurs européennes et chantera l’opérette. Nous le prendrons d’abord par ses côtés faibles, comme on nous a pris nous-mêmes, et dès lors, le peuple sera à nous. S’il se montre rétif à l’instruction, eh bien ! nous le « détruirons ». La vérité est en Europe avec l’intelligence et, quoique votre peuple compte 80 millions d’âmes (et on assure que vous vous en vantez), ces 80 millions d’individus doivent servir la vérité européenne, parce qu’il n’y en a pas d’autre. Ces millions de moujiks ne nous intimideront pas. Telle est notre conclusion et nous nous y tenons. Voilà pourquoi nous acceptons la partie de votre discours où vous nous faites des compliments ; mais ce qui est relatif à vos « éléments populaires », et à votre orthodoxie, pardonnez-nous, mais nous n’en voulons pas entendre parler. Nous sommes athées et européens. »

Voilà la fâcheuse conclusion que je redoute. Je répète que je ne l’attribue pas à ceux des occidentaux qui m’ont serré les mains, ni même à l’ensemble de l’élite du parti, mais à la masse des européanisés. Quant à la foi, une portion de notre trop spirituel public russe affirme que notre seul but, à nous autres slavophiles, est de convertir l’Europe à l’orthodoxie ! Mais laissons de côté ces sottises et mettons notre espoir dans l’élite de nos occidentaux. S’ils veulent seulement accepter la moitié de notre conclusion et croire à l’espoir que nous avons en eux, gloire à eux ! Nous fraterniserons avec eux de tout notre enthousiasme et de tout notre cœur. S’ils consentent à reconnaître tout simplement que l’âme russe a sa personnalité et a droit à sa part d’indépendance, nous n’avons plus de raisons de nous quereller, du moins au sujet de ce qui est fondamental. Mon discours aura servi alors à hâter la venue des temps nouveaux. Ce n’est pas lui-même qui est un événement : il n’est pas digne d’une telle qualification ; c’est la fête en l’honneur de Pouschkine, qui est un événement, puisqu’elle consacre l’union de tous les Russes instruits et sincères, et nous montre un magnifique but dans l’avenir.