Aller au contenu

Journal d’un écrivain/1880/Août, II

La bibliothèque libre.


II

DISCOURS SUR POUSCHKINE


Prononcé le 8 juin 1880 devant la Société des Amis de la Littérature russe.

Pouschkine est un phénomène extraordinaire, et peut-être le phénomène unique de l’âme russe, a dit Gogol. J’ajouterai, pour ma part, que c’est un génie prophétique.

Pouschkine apparaît juste à l’heure où nous semblons prendre conscience de nous-même, un siècle environ après la grande réforme de Pierre, et sa venue contribue fortement à éclairer notre chemin.

L’activité intellectuelle de notre grand poète à trois périodes. Je ne parle pas, en ce moment, en critique littéraire ; je ne songe qu’à ce qu’il y a pour nous de prophétique dans son œuvre. J’admets que ces trois périodes n’aient pas entre elles des limites très tranchées. Ainsi, selon moi, le commencement d’Oniéguine appartient à la première et à la fin de la deuxième période, alors que Pouschkine a déjà trouvé son idéal dans la glèbe natale.

Il est d’usage de dire que Pouschkine, à ses débuts, a imité les poètes européens, Parny, André Chénier et surtout Byron. Sas doute les poètes de l’Europe ont eu une grande influence sur le développement de son génie, et cette influence, ils l’ont gardé jusqu’à la fin de la vie de Pouschkine. Néanmoins, les premières poésies même de Pouschkine ne sont pas seulement une imitation : l’indépendance de son génie y perce déjà. Jamais, dans des œuvres simplement imitées, on ne verra une telle intensité de douleur et une si profonde conscience de soi-même. Prenez, par exemple, les Tsiganes, poème que je place dans la première période de son activité créatrice. Je ne parle pas seulement de sa fougue, qui ne saurait être aussi puissante, s’il ne faisait qu’imiter. Mais dans ce type d’Aleko, héros du poème, se révèle déjà une pensée forte et profonde, éminemment russe, qui se manifestera plus tard en toute sa plénitude dans Oniéguine, où l’on croirait voir reparaître Aleko, non plus sous un aspect fantastique, mais sous une forme réelle, tangible et compréhensible. Dans ce type d’Aleko, Pouschkine a déjà trouvé et marqué du sceau de son génie le personnage de l’infortuné vagabond, errant sur sa terre natale, de ce martyr russe historique, né forcément de notre société violemment séparée du peuple. Ce n’est pas dans Byron qu’il l’a rencontré. Ce vagabond russe sans gîte poursuit aujourd’hui encore sa carrière et ne disparaîtra pas de longtemps. S’il ne va plus rejoindre les Tsiganes, pour trouver chez eux son idéal de sauvage vie errante et l’apaisement au sein de la nature, il se jette dans le socialisme, qui n’existait pas encore à l’époque d’Aleko. Il cherche toujours, non seulement la satisfaction de ses instincts personnels, mais encore le bonheur universel. Le vagabond russe a besoin du bonheur universel pour s’apaiser.

Oh ! la grande majorité des Russes n’en demande pas tant. La plupart d’entre eux se contentent de servir placidement le pays comme fonctionnaires, employés du fisc ou des chemins de fer, commis de banques, etc., et ne s’inquiètent que de gagner leur vie d’une façon ou d’une autre. C’est tout au plus si quelques-uns poussent le libéralisme jusqu’à un vague « socialisme européen », tempéré par la bonhomie russe ; mais ce n’est qu’une question de temps. Qu’importe que celui-ci ne commence qu’à peine à s’agiter, alors que celui-là heurte déjà du front la porte fermée ! Il suffit que quelques-uns soient agités pour que tous les autres soient inquiets. Aleko ne sait pas encore exprimer nettement son angoisse. Tout cela est encore à l’état vague, chez lui, il n’a que la nostalgie de la nature, des rancœurs contre la société mondaine, des tendances, en quelque sorte, cosmopolites, des larmes sur la vérité qu’on a perdue, qu’on ne peut retrouver. Il y a en lui un peu de Jean-Jacques Rousseau. En quoi consiste cette vérité ? C’est ce qu’il ne nous dira pas, mais il souffre sincèrement… La vérité est-elle ailleurs ? dans les terres européennes qui ont une ferme organisation historique, une vie sociale nettement définie ? Il ne comprendra pas que la vérité est en lui-même, et comment le comprendrait-il ? Il est comme un étranger dans son propre pays, il a désappris le travail, il n’a pas de culture. Il n’est qu’une poussière flottante dans l’air. Il le sent et il en souffre. Appartenant sans doute à la noblesse héréditaire, probablement propriétaire de serfs, il s’est offert la fantaisie de vivre avec des gens qui ne reconnaissent pas de loi ; il a promené un ours qu’il montre… Comme de raison la femme, la « femme sauvage», selon l’expression d’un poète, pouvait lui rendre l’espoir de la guérison, et c’est aveuglément qu’il s’éprend de Zemfira. « Voilà, dit-il, où est ma guérison et peut-être mon bonheur, ici, au sein de la nature, parmi des hommes qui n’ont ni civilisation ni lois ! » Mais lors de ses débuts dans la vie sauvage, il supporte mal l’épreuve et tache ses mains de sang. Les Tsiganes le chassent, sans vengeance et sans dépit, loyalement et magnifiquement :


Laisse-nous, homme orgueilleux.
Nous sommes sauvages. Nous n’avons pas de lois ;
Nous ne tourmentons pas et ne punissons pas.


Tout cela naturellement se passe en pleine fantaisie ; mais, pour la première fois, le type de « l’orgueilleux homme civilisé », en tant qu’opposé à l’homme sauvage, est saisi d’une façon juste. Et c’est chez nous qu’il est mis debout pour la première fois par Pouschkine. C’est un fait à retenir.

Dès que l’orgueilleux homme civilisé croira à une offense, il frappera et punira méchamment l’offenseur : se rappelant qu’il appartient à l’une des « quatorze classes de la noblesse », il poussera les hauts cris et regrettera la loi qui réprimait ceux qui pouvaient le gêner. Et l’on dira que ce magnifique poème n’est qu’une œuvre d’imitation ! On pressent déjà là la « solution russe » de la « question maudite » :

« Humilie-toi, homme orgueilleux ; il faut d’abord vaincre ta fierté. Humilie-toi, homme oisif, travaille ta glèbe natale. » Telle est la solution selon le peuple. « La vérité n’est pas en dehors de toi, elle est en toi-même ; soumets-toi à toi-même ; reconquiers-toi toi-même et tu connaîtras la vérité. Elle est dans ton propre effort contre les faussetés apprises. Une fois vaincu et subjugué par toi-même, tu deviendras libre comme tu n’avais jamais imaginé qu’on pût l’être ; tu entreprendras la grande œuvre de l’affranchissement de tes semblables ; tu seras heureux parce que ta vie sera bien remplie, et tu comprendras enfin ton peuple et sa vérité sainte. L’harmonie mondiale n’est ni chez les Tsiganes, ni nulle part pour toi, si tu n’es pas digne d’elle, si tu es méchant et orgueilleux, si tu veux la vie sans la payer d’un effort.

La question est déjà bien posée dans le poème de Pouschkine. Elle sera encore plus clairement indiquée dans Eugène Oniéguine, un poème qui n’a plus rien de fantaisiste, mais qui est d’un réalisme évident ; un poème dans lequel la vraie vie russe est évoquée avec une telle maîtrise que rien d’aussi vivant n’a été écrit avant Pouschkine ni peut-être depuis lui.

Oniéguine arrive de Pétersbourg, et c’est bien de Pétersbourg qu’il doit arriver pour que le poème ait toute sa signification. C’est toujours un peu Aleko, surtout lorsqu’il s’écrie, dans l’angoisse :


Pourquoi, comme l’assesseur de Toula,
Ne suis-je vaincu par la paralysie ?


Mais au début du poème il conserve un peu de fatuité, il demeure mondain et a vécu trop peu de temps pour être désillusionné de la vie. Mais déjà commence à le fréquenter


Le noble démon de l’ennui caché.


Au cœur même de sa patrie il se sent exilé. Il ne sait quoi faire ; il se sent « comme son propre invité ».

Ensuite, quand, pris d’angoisse, il erre à travers sa patrie, puis à l’étranger, il se croit, en homme sincère qu’il est, plus étranger à lui-même chez les étrangers. Quant à sa terre natale, il l’aime, mais il n’a pas confiance en elle. Il a entendu parler de l’idéal russe, mais il n’y croit pas. Il ne croit qu’à l’entière impossibilité de tenter quoi que ce soit sur le sol de son pays ; et ceux qui, peu nombreux alors comme aujourd’hui, gardent leur espoir en la terre russe, il les raille tristement. Il a tué Lensky simplement par spleen, qui sait, peut-être par nostalgie de l’idéal mondial.

Tatiana est autre. C’est la femme qui tient par tous ses sentiments à la glèbe natale. Elle est d’âme plus profonde qu’Oniéguine ; elle pressent, par une sorte de noble instinct, où est la vérité, et exprime sa pensée à ce sujet à la fin du poème. Elle, c’est un type positif, non négatif, c’est l’apothéose de la femme russe, et le poète a voulu que ce fût elle qui révélât toute la pensée du poème dans la fameuse scène qui suit la rencontre de Tatiana avec Oniéguine. On peut presque dire qu’on ne retrouve plus un seul type aussi beau de la femme russe dans toute notre littérature, si ce n’est peut-être la Lise du Nid de Gentilshommes de Tourguénev…

… Elle passe, méconnue, dans la vie d’Oniéguine, et c’est ce qu’il y a de tragique dans leur roman. Ah ! si à leur première rencontre Childe Harold ou lord Byron lui-même était venu d’Angleterre pour faire comprendre à Oniéguine le charme de Tatiana, nul doute qu’Oniéguine n’eût été en extase devant elle. Car il y a parfois chez ces errants douloureux quelque servilité d’âme. Mais cela n’arrive pas, et le chercheur d’harmonie mondiale, après avoir débité à Tatiana une sorte de sermon, s’en va honnêtement avec son angoisse mondiale. Il continue à errer et, plein de force et de santé, s’écrie en blasphémant :


Je suis jeune ; en moi la vie est forte,
Et qu’ai-je à attendre ? L’ennui, l’ennui !


Tatiana a compris cela. En des strophes immortelles, le poète l’a représentée visitant la maison de cet homme étrange, encore énigmatique pour elle. Je ne parle pas de la beauté incomparable de ces strophes au point de vue littéraire. La voici dans le cabinet de travail d’Oniéguine ; elle cherche à deviner l’énigme ; puis elle s’arrête avec un sourire étrange ; elle pressent la vérité et dit à voix basse :


N’est-ce qu’un imitateur parodiste ?


Oui, elle devait penser cela et elle a deviné. Plus tard, à Pétersbourg, lors d’une nouvelle rencontre, elle le reconnaît parfaitement. À propos, qui donc a affirmé que la vie de la cour agissait sur elle comme un poison et que c’étaient ses nouvelles idées mondaines qui, jusqu’à un certain point, la décidaient à repousser Oniéguine… Non, c’est faux. Tatiana est toujours Tatiana, Tania, la villageoise. Elle n’est aucunement pervertie. Elle souffre, au contraire, de cette vie pétersbourgeoise trop brillante ; elle hait son rôle de femme mondaine, et qui la juge autrement l’apprécie mal, ne comprend pas l’idée de Pouschkine. Elle dit fermement à Oniéguine :


Je me suis donnée à un autre
Et je lui serai éternellement fidèle.


Elle a exprimé là le vrai sentiment de la femme russe. Je ne parlerai pas de ses opinions religieuses, de ses idées sur le mariage. Je ne toucherai pas à cela. Si elle refuse de suivre Oniéguine, bien qu’elle lui ait dit : « Je vous aime », ce n’est pas, comme une Européenne, une Française quelconque, parce qu’elle manque de courage pour sacrifier son luxe et ses richesses… Non, la femme russe est courageuse, elle suivra qui elle croit devoir suivre. Mais « elle s’est donnée à un autre et lui sera éternellement fidèle »…

… Et quel peut être le bonheur qui est fondé sur le malheur d’un autre ? Imaginez-vous que vous ayez trouvé le secret de rendre tous les êtres humains heureux, mais que pour cela il faille martyriser un seul individu, en admettant même que ce ne soit qu’un être un peu ridicule, sans rien de shakespearien, un vieillard, un mari, consentiriez-vous à faire à ce prix le bonheur de l’humanité ? Croyez-vous, d’ailleurs, que ceux que vous voudriez rendre heureux en faisant souffrir un seul être consentiraient à accepter un pareil bonheur ? Dites, Tatiana peut-elle prendre une autre décision que celle qu’elle prend, elle dont l’âme est si haute, elle dont le cœur a été si durement éprouvé ? Une vraie âme russe conclura comme elle : « Je préfère être seule privée de bonheur à faire le malheur d’un seul être humain ; je veux que personne ne connaisse mon sacrifice, mais je refuse toute joie qui contriste une autre créature. » Mais Oniéguine sera malheureux ? La question ici est autre. Je crois que, même veuve, Tatiana n’aurait pas épousé Oniéguine. Elle sait qu’Oniéguine en revoyant, dans un milieu brillant, la femme qu’il a jadis refusée, a pu être impressionné par le luxe qui la pare et l’entoure. Le monde adore cette fillette qu’il a failli mépriser ; le monde, cette autorité souveraine pour Oniéguine !

« Voici mon idéal, s’écrie-t-il, mon salut, la fin de mes angoisses ! Et j’ai perdu tout cela ! Et le bonheur a été si proche, si possible ! » Et comme jadis Aleko vers Zemphyra, il s’élance vers Tatiana, cherchant dans la satisfaction de cette nouvelle fantaisie la solution de tous ses doutes. Mais Tatiana ne l’a-t-elle pas depuis longtemps deviné ? Elle sait qu’au fond il n’aime que le caprice nouveau et non pas elle, qui est toujours la timide Tatiana d’autrefois. Elle sait qu’il n’aime pas la femme qu’elle est réellement, mais celle qu’elle paraît être ; est-il même capable d’aimer qui que ce soit ? Si elle le suit, il se désillusionnera, et le lendemain il se moquera de son enthousiasme de la veille. Il n’a aucun fond. C’est un brin d’herbe que le vent emporte où il veut. Elle est d’une nature toute différente. Quand elle a conscience que le bonheur de toute sa vie est perdue, elle s’appuie encore sur ses souvenirs d’enfance, de vie paisible et villageoise. Les souvenirs de jadis lui sont maintenant plus chers que tout ; il ne lui reste que cela, mais c’est cela qui la sauve du désespoir complet. Mais à lui, Oniéguine, que reste-t-il ? Ne pourrait-elle donc le suivre par pure compassion, pour lui donner ne fût-ce que l’apparence du bonheur ? Non, il y a des âmes fortes qui ne peuvent trahir même par pitié. Tatiana ne peut suivre Oniéguine.

Dans ce poème, Pouschkine se révéla le grand poète populaire, plus grand que tous ceux qui le précédèrent ou le suivirent. En nous montrant ce type du vagabond russe, il a prophétiquement deviné son immense importance pour notre sort à venir et a su mettre à côté de cet Oniéguine la plus belle figure de femme russe de toute notre littérature. Du reste, il est le premier qui nous ait donné toute une série de beaux types russes vrais, qu’il a découverts dans notre peuple. Je rappellerai encore une fois que je ne parle pas en critique littéraire et que c’est pour cela que je ne me livre pas à un examen plus détaillé de ces œuvres géniales. On pourrait écrire un livre entier rien que sur le type du moine historien pour expliquer toute la signification de cette grandiose personnalité russe magnifiquement dépeinte par Pouschkine, pour faire sentir toute la beauté spirituelle de cette figure. Ce type existe ; il n’est pas une simple idéalisation de poète. Et l’esprit du peuple qui l’a produit est aussi existant, et la force vitale de cet esprit est immense. Partout dans l’œuvre de Pouschkine vous verrez éclater sa foi en l’âme russe.


Dans l’espoir de la gloire et du bien,
Je regarde devant moi sans crainte.


a-t-il dit lui-même, et ces paroles peuvent être appliquées à toute son activité de création nationale. Aucun écrivain russe n’a su acquérir en quelque sorte une telle parenté avec le peuple. Certes il y a de bons appréciateurs de notre peuple parmi nos écrivains ; pourtant, si on les compare avec Pouschkine, à l’exception d’un ou deux de ses successeurs les plus indirects, ce ne sont jamais que des « messieurs » qui écrivent sur le peuple. Chez ceux d’entre eux qui ont le plus de talent, et même chez ces deux dont je viens de parler, perce tout à coup quelque chose de hautain, une intention de bien montrer qu’on daigne élever le peuple jusqu’à soi. Chez Pouschkine il y a une véritable familiarité avec le peuple, une sorte de tendresse pour le peuple, une franchise et une bonhomie réelles. Vous souvenez-vous de la légende de l’ours et du paysan qui a tué la femelle de cet ours. Prenez ces vers :


Ivan est notre compère,
Et quand nous nous mettons à boire…


et vous comprendrez ce que je veux dire.

Tous ces trésors d’art ont été comme laissés pour l’enseignement des artistes à venir. On peut dire positivement que s’il n’y avait pas eu de Pouschkine les talents qui ont suivi n’auraient pu se manifester. Ils n’auraient su, tout au moins, se révéler avec autant de force et de clarté. Et il ne s’agit pas seulement de poésie. Sans lui notre foi en l’indépendance du génie russe n’aurait pas trouvé de forme pour s’exprimer.

On comprend surtout Pouschkine lorsque l’on approfondit ce que j’appellerai la troisième période de son activité artistique.

Je le répète encore une fois, ces périodes ne sont pas très nettement délimitées. Certaines œuvres de la troisième période pourraient figurer au nombre des productions de la première, parce que Pouschkine a toujours été un organisme complet qui a, dès le début, porté en lui tous les germes de son talent. La vie extérieure ne faisait qu’éveiller en lui ce qui existait déjà dans les profondeurs de son être. Mais cet organisme évoluait, et il est difficile de bien séparer une phase de son développement d’une autre. On peut, d’une façon générale, attribuer à la troisième période cette série d’œuvres dans lesquelles son âme pénètre surtout l’âme humaine universelle. Certaines de ces œuvres n’ont paru qu’après sa mort.

Il y avait eu dans la littérature européenne des Shakespeare, des Cervantes, des Schiller. Mais lequel de ces génies possède la faculté de sympathie universelle de notre Pouschkine ? Cette aptitude-là, il la partage précisément avec notre peuple, et c’est par là, surtout, qu’il est national. Les poètes des autres pays d’Europe, lorsqu’ils choisissaient leurs héros hors des frontières de leur nation, les déguisaient en compatriotes à eux et les arrangeaient à leur manière. Prenez même Shakespeare. Ses Italiens sont tout bonnement des Anglais. Pouschkine, de tous les poètes du monde, est le seul qui entre dans l’âme des hommes de toutes nationalités. Lisez son Don Juan et vous verrez que s’il n’y avait pas la signature de Pouschkine vous auriez juré que c’était l’œuvre d’un écrivain espagnol. Prenez ailleurs le morceau d’une poésie étrange qui commence par ces vers :


Une fois errant dans une vallée sauvage…


C’est, me direz-vous, une transcription presque littérale de trois pages d’un bizarre livre écrit en prose par un sectaire religieux anglais. Mais n’est-ce qu’une transcription ? Dans la musique triste et exaltée de ces vers passe toute l’âme du protestantisme du Nord, à la fois obtuse, mystique, lugubre et indomptable. Avec Pouschkine vous assistez à toute l’histoire humaine, non seulement comme si vous aviez une série de tableaux devant les yeux, mais encore de la même façon que si les faits eux-mêmes se mettaient à revivre ; il vous semble avoir passé devant les rangs des sectaires, chanté avec eux leurs hymnes, pleuré avec eux dans leurs exaltations mystiques, cru avec eux tout ce qu’ils ont cru.

Puis Pouschkine nous donne des strophes qui contiennent tout l’âpre esprit du Koran. Ailleurs le monde ancien renaît avec la nuit des temps égyptiens, les dieux terrestres qui guident leurs peuples et plus tard, abandonnés, s’affolent de leur isolement.

Pouschkine a su admirablement incarner en lui l’âme de tous les peuples. C’est un don qui lui est particulier ; cela n’existe que chez lui, comme aussi ce don prophétique qui lui fait deviner l’évolution de notre race. Dès qu’il devient un poète entièrement national, il comprend la force qui est en nous et pressent quelles grandes destinées peut servir cette force. C’est là qu’il est prophétique.

Qu’a signifié pour nous la réforme de Pierre le Grand ? N’a-t-elle consisté qu’à introduire chez nous les costumes européens, la science et les inventions européennes ? Réfléchissons-y. Peut-être Pierre le Grand ne l’a-t-il entreprise, tout d’abord, que dans un but tout utilitaire ; mais plus tard il a certainement obéi à un mystérieux sentiment qui l’entraînait à préparer pour la Russie un avenir immense. Le peuple russe lui-même n’a vu au début qu’un progrès matériel et utilitaire, mais il n’a pas tardé à comprendre que l’effort qu’on lui faisait accomplir devait le mener plus loin et plus haut. Nous nous sommes bientôt élevés jusqu’à la conception de l’universelle unification humaine. Oui, la destinée du Russe est pan-européenne et universelle. Devenir un vrai Russe ne signifie peut-être que devenir le frère de tous les hommes, l’homme universel, si je puis m’exprimer ainsi. Cette division entre slavophiles et occidentaux n’est que le résultat d’un gigantesque malentendu. Un vrai Russe s’intéresse autant aux destinées de l’Europe, aux destinées de toute la grande race aryenne qu’à celles de la Russie. Si vous voulez approfondir notre histoire depuis la réforme de Pierre le Grand, vous verrez que cela n’est pas un simple rêve qui m’est personnel. Vous constaterez notre désir à tous d’union avec toutes les races européennes dans la nature de nos relations avec elles, dans le caractère de notre politique d’État. Qu’a fait la Russie pendant deux siècles, si elle n’a pas servi encore plus l’Europe qu’elle-même ? Et cela ne saurait être un effet de l’ignorance de nos politiciens. Les peuples de l’Europe ne savent pas à quel point ils nous sont chers. Oui, tous les Russes de l’avenir se rendront compte que se montrer un vrai Russe c’est chercher un vrai terrain de conciliation pour toutes les contradictions européennes ; et l’âme russe y pourvoira, l’âme russe universellement unifiante qui peut englober dans un même amour tous les peuples, nos frères, et prononcer enfin les mots d’où sortira l’union de tous les hommes, selon l’Évangile du Christ ! Je ne sais que trop que mes paroles peuvent paraître entachées d’exagération et de fantaisie. Soit, mais je ne me repens pas de les avoir prononcées. Elles devaient être dites surtout au moment où nous honorons notre grand homme de génie russe, celui qui a su le mieux faire ressortir l’idée qui les a dictées. Oui, c’est à nous qu’il sera donné de prononcer « une parole nouvelle ». Sera-t-elle dite pour la gloire économique ou pour la gloire de la science ? Non, elle sera dite uniquement pour consacrer enfin la fraternité de tous les hommes. J’en vois une preuve dans le génie de Pouschkine. Que notre terre soit pauvre, c’est possible, mais, « le Christ en humble appareil y a passé en la bénissant ». Le Christ n’est-il pas né dans une crèche ? Et notre gloire c’est de pouvoir affirmer que l’âme de Pouschkine a communié avec l’âme de tous les hommes. Si Pouschkine avait vécu plus longtemps, peut-être aurait-il rendu évident pour l’Europe tout ce que nous venons d’essayer d’indiquer ; il aurait expliqué nos tendances à nos frères européens, qui nous considéreraient avec moins de méfiance. Si Pouschkine n’était pas mort prématurément, il n’y aurait plus de querelles et de malentendus entre nous. Dieu en a décidé autrement, et Pouschkine est mort dans tout l’épanouissement de son talent et il a emporté dans sa tombe la solution d’un grand problème. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenter de le résoudre.