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Journal d’un écrivain/1881/Janvier, I

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JANVIER

I

LES FINANCES


Est-il vrai, mon Dieu, qu’après trois ans de silence, je vais recommencer mon Carnet avec un article économique ! Suis-je donc un financier si expert ? Jamais je ne me suis piqué de l’être. Cette maladie de l’économie politique m’avait toujours laissé indemne, et voici que je suis atteint comme les autres.

Maintenant, tout le monde est économiste, c’est dans l’air. Et comment ne pas être économiste à l’heure qu’il est ? Voici que le rouble baisse. C’est le déficit !

La maladie économique a pris chez nous, une inquiétante recrudescence depuis la guerre de Turquie. Presque tous les Russes en ont souffert plus ou moins. Dame ! le rouble baissait, la guerre nous avait criblés de dettes. Et puis, il faut bien le dire, il y a eu là une petite vengeance de ceux qui étaient opposés à l’expédition : « Ah ! nous vous l’avions bien dit ! Nous vous l’avions prédit ! » Se sont surtout jetés dans l’économie politique ceux qui, en 76 et en 77, proclamaient que l’argent valait mieux que l’héroïsme, que la question d’Orient était une sottise et un mythe, que non seulement la guerre n’était ni nationale ni populaire, mais encore que le peuple n’existait qu’à l’état de masse inerte, muette, sourde et imbécile, faite pour payer des impôts et travailler pour les gens intelligents. Si ces gens là avaient donné des sous dans les églises, c’était sur l’ordre des prêtres et des moines. Nos Thersites russe (et le nombre en est grand dans la classe éclairée) furent alors froissées dans leurs plus intimes sentiments. Et ils se soulagèrent en s’en prenant à nos finances. Peu à peu, se rallièrent à eux de nouveaux adhérents, parmi lesquels on ne fut pas médiocrement surpris de voir d’anciens « héros ». Ce fut le résultat de la paix très désavantageuse, et du Congrès de Berlin. (N.B. — À la suite de ce Congrès de Berlin, une bonne femme de la campagne, propriétaire d’une auberge, me demanda un jour : « Dis-moi donc comment tout cela a fini là-bas, à l’étranger ? Tu dois être au courant ? ») Je demeurai assez surpris. Mais nous reparlerons plus tard de cela, — je veux dire les progrès qu’a fait l’intelligence populaire. Pour l’instant, j’en reviens au rouble et au déficit. Il y a là-dessous quelque chose de l’« esprit de troupeau. » Tout le monde écrit à ce sujet, tout le monde s’inquiète. Et le grand thème est toujours celui-ci : « Pourquoi donc n’est point chez nous comme en Europe ? En Europe, dit-on, le thaler est toujours bon ; pourquoi ici le rouble devient-il mauvais ? Ah ! que ne sommes-nous pas Européens ! »

Quelques hommes d’esprit ont enfin résolu cette question. Si nous ne sommes pas comme les Européens, c’est que chez nous l’édifice est inachevé, n’est pas encore couronné. Et tout le monde crie, à cause du non-couronnement de l’édifice, oubliant qu’il n’y a en réalité aucune espèce d’édifice, à moins qu’une petite collection de messieurs à gilets blancs ne se prennent pour un édifice. Il serait peut-être bon d’établir des fondations, avant de songer à couronner quoi que ce soit. On nous dit aussi : « Si nous adoptions quelques formules européennes, tout serait sauvé. » Cela doit se trouver dans un coffre quelconque, les formules. Il n’y a qu’à prendre, et du coup la Russie sera l’Europe, et le rouble vaudra le thaler !

Ce qu’il y a de charmant dans ce genre de remèdes, c’est qu’il n’y a aucun besoin de penser ou de se donner de la peine pour les trouver.

Parbleu ! Pourquoi se fatiguer. Empruntons les idées et les systèmes des étrangers, et tout ira à merveille.

Mais, messieurs, des gilets blancs ne constituent pas un édifice ; c’est tout au plus si la réunion d’un certain nombre de ces gilets peut composer ce qu’on appelle un salon. Si encore, vos gilets blancs pouvaient donner un avis raisonnable sur une question générale ! Mais pourvus de gilets blancs ou non, nous nous sommes tenus à l’écart de notre peuple pendant des siècles, et nous allons tout à coup fusionner avec lui ! Il ne s’agit pas d’un jeu de scène de vaudeville ; non, il est question de culture intellectuelle, et nous n’avons pas eu de culture qui nous soit propre, jusqu’à présent. Songez-y. Prenez le Russe européanisé, même le plus inoffensif et le plus aimable de son naturel, et voyez avec quelle rage nigaude et haineuse il se démène, parfois l’écume à la bouche, pour soutenir ses idées bien aimées, surtout celles qui sont le plus nettement en contradiction avec l’idéal russe : « Nous seuls, clame-t-il, pouvons donner un conseil utile et que les autres (tout le pays) soient bien heureux que nous daignions faire nos efforts pour les élever jusqu’à nous, pour leur apprendre leurs droits et leurs devoirs ! » Oui ce sont les gens de son espèce qui veulent apprendre au peuple ses droits et même ses devoir, les farceurs ! La tutelle qu’ils prétendent nous imposer ressort fort à l’ancien servage :

Et le peuple, nous l’enchaînerons de nouveau !

Oui, ils organisent des parlotes ; mais dès le premier jour ils ne s’entendent plus. Ne vous offensez pas, messieurs. Mais ce n’est pas d’une société comme la vôtre qui, depuis deux siècles, a rompu avec le peuple, avec toute tâche utile et qui n’a pas de culture originale, que peut sortir un conseil efficace.

Les donneurs d’avis se multiplient d’une façon extraordinaire chez nous. Le premier monsieur venu s’installera devant vous et se mettra à pérorer. Cela n’aura ni queue ni tête et cela pourra durer une heure et demie. Oh ! il parlera aussi facilement que l’oiseau chante. On se demandera : « Est-ce un homme d’esprit ou… le contraire ? » Et personne ne saura quoi décider. Chaque parole semblera claire et compréhensible, mais l’ensemble du discours n’offrira aucun sens. Sont-ce les œufs désormais qui feront la leçon à la poule ? Ce sera l’absolue confusion. Le type de ce monsieur est encore nouveau pour notre littérature. Il y a comme cela un certain nombre de gens et de chose d’actualité, que notre littérature n’a pas encore abordés. Nous en sommes toujours aux types des «  années quarante  », ou, par exception, des années cinquante. Peut-être nous sommes-nous justement jetés dans le roman historique, pour cause d’incompréhension de l’actualité.