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Journal d’un bibliophile/Après la vente

La bibliothèque libre.
Imprimerie « La Parole » limitée (p. 53-56).


XII

Après la vente


Après la vente de ma collection, je me mis à ramasser et classer une foule de faits et gestes que j’avais recueillis sur les premiers Canadiens émigrés aux États-Unis. Il y avait de tout : vieilles chansons, légendes, etc.

À la demande de quelques amis, j’en fis publier, en 1918, une première série : « Rencontres et Entretiens ». J’avais longtemps hésité à faire cette publication, vu mon incapacité.

Mon but était de transmettre à d’autres ces notes sur la manière d’agir et de penser des Canadiens en terre d’exil.

— Pourquoi, me disait l’un d’eux, laisser votre travail à d’autres ? On ne vous comprendra pas peut-être, vu votre position et les conditions dans lesquelles vous avez évolué, mais le mérite sera certainement apprécié par les gens sages et sincères.

— Laissez japper les roquets, me disait un autre, toutes ces petites miettes de notre histoire, à base morale, méritent d’être rapportées et conservées.

Cela me faisait penser aux paroles de Louis Veuillot, je crois : « Dieu t’a fait pour le temps où tu vis, fais ton œuvre, fais-la d’un cœur libre et tranquille et même joyeux. »

Le petit « Bulletin Bibliographique » en fit une analyse raisonnée. Un libraire m’en fit l’éloge et je lui vendis la balance d’exemplaires qui me restaient en main et dont le tirage avait été assez considérable.

Après ce coup de hardiesse, je me jetai, à corps perdu, dans le Folklore.

En 1916, j’avais reçu un premier numéro du "Journal of American Folk-Lore".

Il y avait, entre autres, deux vieilles chansons insérées sous forme de contes populaires. Cela me fit songer que nos vieilles chansons s’en allaient en oubli.

J’envoyai ces chansons à la Société, section de Québec, telles qu’elles devaient être chantées. Sur invitation, je me rendis à Montréal rencontrer les membres de la Société du Folklore.

J’avais apporté quantité de vieux contes et vieilles chansons et l’on me fit force félicitations pour avoir recueilli et conservé autant de vieilles choses du temps passé.

C’était l’élite des intellectuels que j’avais devant moi et l’un d’eux me dit :

— Vous êtes chanceux de ne pas avoir été retenu sur les bancs du collège depuis l’âge de huit ou dix ans jusqu’à instruction complète, car vous ne seriez pas, aujourd’hui, en état de nous rappeler tant de vieilles choses qui nous parlent des ancêtres.

En 1923, le "Journal of the American Folk-Lore " publiait une première série de mes contes populaires canadiens (24) et doit en publier une autre série sous peu.

Mes vieilles chansons avec musique, se chiffrant à environ un mille, ont pris la même direction et le "Royal Museum", d’Ottawa, doit les publier avec d’autres dans un fort volume avant longtemps.

Un prêtre d’une paroisse de la Province de Québec ayant ouvert une bibliothèque paroissiale, je lui ai passé quelques cents volumes d’ouvrages canadiens que j’avais en double.

Ainsi, tous mes livres, tous mes manuscrits, tout cela s’effrite, s’éparpille, s’envole et disparaît de mes mains, de mes yeux, de mon âme pour aller faire œuvre nationale chez mes compatriotes et, comme le dit encore Louis Veuillot : « Ce n’est peut-être point autant que je voudrais pour faire la volonté de Dieu, mais c’est pour perpétuer chez son petit peuple, qui croit en lui, de pieux, de chers et même de joyeux souvenirs d’un temps qui n’est plus. »