Journal d’un bibliophile/Je vends ma collection

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Imprimerie « La Parole » limitée (p. 33-36).


VII

Je vends ma collection


En 1918, j’avais près de quatre mille ouvrages canadiens.

Cela commençait à être embarrassant pour la famille. J’avais des armoires remplies à déborder dans toutes les pièces de la maison, le salon, la salle à dîner, les chambres à coucher ; il y en avait partout.

Souvent, il m’arrivait de lire que tel incendie avait détruit certaines collections de livres précieux et cela me faisait songer à mettre mon trésor à l’abri d’une telle surprise, car toute une vie de travail eût été anéantie.

Un jour, en parlant avec un ami, entrepreneur-menuisier, je lui demandai de calculer le prix que coûterait la construction d’une espèce de crypte en pierre ou ciment, dans une déclivité derrière ma maison.

— Pour un garage d’auto, me dit-il.

— Non, c’est pour y placer mes livres.

— Des livres ! s’exclama-t-il en me regardant fixement un instant.

Il partit en disant qu’il y verrait.

Je devinai sa pensée, ma demande lui avait paru hors de l’ordinaire. Je ne le revis qu’après avoir vendu ma collection à l’Association Canado-Américaine, ce qui arriva peu de temps après.

Il vint me voir alors et me dit :

— Cette proposition était donc sérieuse ?

— Des plus sérieuses, répondis-je, mais je ne bâtis plus à présent, car j’ai vendu mes livres.

— Je le sais, et je vois par le prix de vente que cela valait la peine d’être mis en sûreté.

— Peut-être, mais, pour moi, ce n’était pas le prix que je considérais, mais la perte de ces livres rares et précieux qui n’auraient pu être remplacés.

Entre temps, j’avais l’insigne honneur de recevoir la visite du R. P. Henri Beaudé (Henri d’Arles de son nom d’auteur).

Cet éminent écrivain était à traduire et à ajouter plusieurs chapitres à l’œuvre de Ed. Richard : « Acadia ».

D’après une information, il s’était présenté et avait trouvé dans ma collection assez de documents rares pour lui aider à parachever son œuvre.

Il a dû être satisfait, car c’est lui, le R. P. Beaudé, qui a engagé l’Association Canado-Américaine à acquérir ma bibliothèque.

Plus tard, quand il fit publier le deuxième tome de l’histoire de l’Acadie, à la page 18, il faisait l’appréciation flatteuse suivante, en parlant du livre : " Neutral French or The Exile of the Nova Scotia ", par M. Williams :

« C’est dans l’admirable collection de Canadiana, formée avec tant de soin et de patience par M. A. Lambert, de Manchester, N.-H., que nous avons trouvé ce volume qui mérite d’être mieux connu, tant l’auteur a prouvé de courage et de jugement. »

Enfin, au mois de mai 1919, je vendais mes livres à L’Association Canado-Américaine, dont le bureau général est à Manchester, N.-H.

C’était dans mon voisinage et la bibliothèque devait être connue sous le nom de « Collection Lambert ».

Il était aussi compris par les nouveaux propriétaires que le privilège m’était donné de visiter ce lieu comme bon me semblerait.

Et en ai-je usé et abusé de cette aimable permission !

Tôt ou tard, malgré mon éloignement, quand il me sera donné de retourner à Manchester, je m’empresserai de rendre visite à ce temple de douces béatitudes, aux livres, aux vieux bouquins, mes compagnons de silence des jours passés.