Journal d’un bibliophile/Mon ami Léo

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Imprimerie « La Parole » limitée (p. 71-74).


XIV

Mon ami Léo


Mon ami Léo était doué d’un physique parfait : figure ronde, imberbe, yeux noirs, traits ciselés, teint frais, rosé, bouche fermée, mais dont les lèvres à l’occasion émettaient un si beau sourire qu’une « jeune fille » de quarante ans n’aurait pas pu mieux réussir malgré une longue pratique devant son miroir.

Talent d’écrivain sans réplique, qu’un papa orgueilleux avait fait cultiver par une instruction complète, mon ami Léo travaillait alternativement comme rédacteur d’un journal quelconque ou tenait un atelier d’imprimerie.

J’étais allé le voir pour faire imprimer une légende, mon premier essai : « Un Parrain de Malheur », qui fut plus tard publiée dans un volume : « Rencontres et Entretiens ». À cette occasion, il m’avait adressé louanges et félicitations.

Ironie du temps : je ne savais pas qu’en faisant publier ce « Parrain de Malheur » par mon ami Léo, j’adopterais un parrain de déception et d’ennuis. Un jour, je rencontre mon ami qui m’arrête et me dit :

— Je voulais vous voir, on va publier prochainement un nouveau journal et je suis engagé comme rédacteur en chef. Vous me passerez de vos légendes et, aussi, je voudrais que vous me trouviez un correspondant de Montréal, qui, tous les jours, pourrait me faire parvenir, par télégraphe, des nouvelles qui pourraient intéresser les Canadiens.

Je lui répondis que je ferais mon possible.

Quinze jours après, le journal fit son apparition et le correspondant montréalais envoyait quotidiennement des nouvelles très intéressantes.

Deux mois s’écoulèrent. Le journal semblait alerte et vigoureux lorsqu’à ma grande surprise, je reçus un jour une lettre du correspondant de Montréal m’informant que, malgré sa bonne volonté et son dévouement, il n’avait pas encore reçu un seul centin pour son travail.

J’allai voir Léo. Il me dit qu’il était pour régler cela durant la semaine courante.

Quinze jours s’écoulèrent, quand une deuxième plainte m’arriva et pour la même raison.

De nouveau je me rendis chez Léo lui reprocher son manque d’égard envers un honnête travailleur.

C’est alors que celui-ci se découvrit tel qu’il était. Il percevait l’argent mais il ne le rendait pas à destination. Il me traita d’imbécile et pis encore.

Dégoûté, j’allai voir un avocat et lui fit rendre gorge. L’amitié fut brisée et je sus plus tard que Léo ne cessait à tout propos de me représenter sous un jour des plus ridicules aux yeux des badauds de son entourage, toujours prêts à gober des inepties enjolivées par un talent et une instruction raffinée mais dévoyée.

Autant de propos de fripon, autant de fumée emportée par le vent. Dieu que j’en ai connu de ces beaux talents qui dépensaient le plus utile de leur temps accoudés au comptoir, et où le verre avait le plus beau rôle.

Est-ce qu’ils se rendent compte des sacrifices que souvent des parents pauvres se sont imposés pour eux ?

Je pouvais me consoler, car je n’étais pas le seul à souffrir des rancunes du perfide Léo.

Un prêtre de la ville avait reproché à celui-ci son inconséquence et son manque d’idéal.

Léo avait trouvé moyen de se venger de ces reproches et voici comment. Un dimanche, le curé avait annoncé un concert sacré, donné par des amateurs locaux pour les œuvres paroissiales.

L’impression des programmes avait été confiée à Léo. À la dernière minute, les programmes arrivèrent au curé par l’entremise d’un jeune garçon.

Le curé constata avec stupéfaction que ces feuilles étaient parsemées de nombreuses petites grenouilles.

— Que viennent donc représenter ces grenouilles dans un concert sacré ? demanda le curé.

Le jeune garçon rapporta les propos tenus par Léo. D’après Léo, ces grenouilles étaient placées là pour symboliser le gazouillis des chants au réveil du printemps, alors que tout dans la nature chante le renouveau et que sais-je encore ?

— Pauvre Léo, avait dit le curé : gâté à tout jamais ! chez lui c’est incurable, il ne reviendra jamais au sérieux, c’est un talent perdu au service du beau, du grand et du bien.

Le concert sacré fut un succès et la plaisanterie inconvenante du maître-grenouille fut ratée.