Journal d’un bibliophile/Un deuxième ami
XV
Un deuxième ami
Ce deuxième ami, que je nommerai Wilfrid, était d’un physique très ordinaire. Appartenant à une nombreuse famille, il avait une meilleure conception du travail.
Autant Léo était désintéressé et insouciant sur l’issue de la vie, autant Wilfrid était appliqué, économe et sincère dans le but à atteindre, pour s’élever et parvenir à compter pour quelqu’un.
Lui aussi avait trôné comme rédacteur derrière un journal et avait manœuvré ciseaux, pot à colle et surtout longue pipe de plâtre, article indispensable, à ce qu’on dit, pour produire la fumée qui doit faire jaillir les idées.
Jeune homme qui se faisait passer pour sérieux, la parole quelque peu hésitante, il avait cependant, dans des moments d’humeur gaie, des reparties tranchantes comme des lames de rasoir.
Le journal où il travaillait s’était un jour oublié jusqu’à s’attaquer à un jeune enfant de seize ans, du nom de Pamphile, qui avait la prétention d’être écrivain.
Que ne fermait-il les yeux plutôt ? C’eût été certainement plus sage de sa part.
J’avais connu Wilfrid dans des réunions politiques, nous étions deux républicains convaincus : accord parfait sur ce point et qui dura longtemps.
Il devait cependant se produire un événement qui jetterait du froid entre nos deux amitiés.
Voici à quel propos : J’étais arrivé aux États-Unis à l’âge de deux ans, en 1869. J’avais été témoin et j’avais subi moi-même des assauts de sauvageries sans nom de la part d’un élément agressif et tapageur. J’avais vu couler le sang de mes compatriotes dans des attaques brutales et non provoquées. Je portais sur le corps des cicatrices et des marques de coups dont j’avais gardé un cuisant souvenir.
Plus tard, lorsque j’étais jeune homme, j’avais pris une part active dans nos luttes nationales pour la sauvegarde de notre langue maternelle. J’étais à Fall-River, Mass., en 1884, lorsqu’éclatèrent les troubles de la paroisse Notre-Dame de Lourdes qui revendiquait le droit d’avoir un prêtre canadien français pour remplacer le regretté curé Bédard qui venait de mourir[1].
Ce fut une lutte nécessaire, imposée, mais qui devait aboutir à un succès final pour la cause sacrée de la foi et de la langue de nos compatriotes.
Je continuai par la suite à m’occuper de la cause religieuse et nationale et suivis les événements de Danielson et autres qui, de temps en temps, venaient faire sursauter d’indignation et se cambrer dans des irritations spasmodiques les Canadiens français tenus en tutelle par une autorité accapareuse et persécutrice.
Au printemps de 1906, éclatèrent les troubles du Maine. L’annihilation du parler français dans le diocèse de Portland avait été décrétée.
« Le Messager » et « La Justice » publièrent des articles de protestations énergiques. Toute la presse franco-américaine était en ébullition, mais la plupart des journaux conseillaient la prudence.
« L’Avenir National », de Manchester, auquel collaborait mon ami Wilfrid, disait : « Soyons sages et ne disons rien. »
Je pris un abonnement au « Messager » de Lewiston, pour suivre les péripéties de la lutte engagée.
Ma demande d’abonnement était accompagnée d’une lettre écrite sur un ton quelque peu cassant. J’étais novice et maladroit.
Cette lettre n’avait pas été envoyée pour être publiée, mais elle le fut.
Le ton en était tellement violent que tous les journaux franco-américains me tombèrent sur le dos à qui mieux mieux.
« L’Avenir National » était de la partie et dans un article de rédaction on me gratifiait d’une petite lâcheté que le propriétaire, M. Bernier, avait dû désavouer, car, dans une rencontre, il m’avait assuré que la chose ne se renouvellerait plus.
Le fait d’avoir été réprimandé par le propriétaire avait-il indisposé le personnel du journal contre moi ?
Le ton sonore et discordant de mes articles, comme disait « L’Indépendant », de Fall-River, et que j’avais été obligé de publier pour me défendre, avait-il eu le don de leur tomber sur les nerfs ?
Je le crois, car quelqu’un me dit que mon ami Wilfrid me servait à la sourdine des traits plus ou moins aimables.
Entre temps, presque tous les journaux franco-américains tiraient à boulets rougis contre « Le Messager » qui me faisait la faveur de publier mes articles de défense.
Le 13 mai 1906, dans un article, je faisais un appel où je déplorais le manque d’entente entre les journaux franco-américains.
Même si j’avais écrit deux fois mieux, ce n’est pas en combattant un simple particulier que mes contradicteurs pouvaient aider la cause nationale.
Ils étaient supposés savoir que, depuis les fameuses sorties du trop fameux Talbot Smith, il y avait péril pour le parler des Canadiens français établis aux États-Unis. Des milliers et des milliers de ceux-ci avaient, sous l’ostracisme voulu et concerté, perdu leur langue et leur foi de catholiques.
Or, pourquoi ne pas concentrer toute l’énergie et les capacités de nos écrivains journalistes contre l’ennemi commun, les fils de la Verte Érin, persécuteurs de notre langue française.
Cet appel fut entendu et compris et, quelques mois plus tard, à une convention de la Société, on formait l’Association de la Presse Franco-Américaine.
J’étais heureux et triomphant et, Dieu merci ! depuis ce temps, on ne voit plus nos journaux franco-américains se quereller, sortir leur attirail de phrases et de gros mots ronflants pour se jeter et se renvoyer des injures perfides et déprimantes.
Mais revenons à mon ami Wilfrid. Je veux bien croire qu’il est permis de prendre innocemment des petits plaisirs au dépens d’autrui, mais je suis comme il y en a beaucoup, je m’objecte qu’on en prenne trop sur le compte du même.
Je voulais savoir jusqu’à quel point l’on poussait la persécution sournoise et injuste dont j’étais victime.
Je pris un moyen nouveau et risqué. C’était en 1918. Je venais de faire publier ce volume de « Rencontres et Entretiens ».
Aussitôt reçu, j’en pris un exemplaire et allai le présenter à mon ami. En même temps, j’écrivis, en sa présence, sur la couverture du volume : « Homage de l’Auteur » avec un seul « M ».
J’avais affaire à un magasin tout près de là. Je partis laissant mon ami les yeux roulants de contentement.
Quinze minutes plus tard, je passai de nouveau devant le bureau de Wilfrid. Il en sortait deux figures connues, maître Lachance et Rémi.
Rémi était quelquefois le bailleur de fonds de Léo.
Le premier me dit :
— Vous avez publié un volume de légendes, j’en veux un exemplaire et veuillez signer votre autographe avec les mots : « Hommage de l’auteur ».
— Moi aussi j’en veux un, me dit Rémi, en faisant la grimace.
Il cherchait à sourire. « Le régal est déjà commencé », pensai-je.
Rémi n’avait pas fini de formuler son désir qu’un troisième personnage venait se joindre à notre groupe.
Celui-là était un homme sérieux. Un sur trois, ce n’était pas trop. Il laissa s’éloigner les premiers et me dit :
— Mon ami, ne faites rien de ce qu’ils vous demandent.
— Il y a donc une raison, répliquai-je, en faisant l’étonné.
— Peut-être, fit-il, ne voulant pas en dire plus.
Je lui exposai alors le plan imaginé qui devait démasquer le cercle des rigolos.
Il s’éloigna en souriant, sans plus se compromettre.
Le lendemain, je me rendis à la résidence de Wilfrid. Je me fis remettre par sa femme le volume marqué « Homage » pour le remplacer par un autre avec « Hommage » au complet.
Qu’en a pensé mon ami Wilfrid, je ne le sus jamais, car je ne le revis que rarement et de loin. Il me faisait l’effet de me regarder avec les yeux d’une statue de faïence.
- ↑ M. P. U. Vaillant, rédacteur du journal « Le Castor », publia en
1866 une biographie du Révérend Père J.-B. Bédard (le prêtre patriote) dont
je n’étais pas complètement étranger sur certains faits donnés.
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