Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Tome II/Seconde partie/Chapitre IV-2

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2 juillet 1897.


Je n’ai pas écrit hier. Léon Nikolaïévitch a souffert de l’estomac et du foie. J’étais en train de copier son article lorsque Micha est accouru vers moi et m’a dit tout effrayé : papa crie et gémit de douleur. Je descends : Léon Nikolaïévitch est plié en deux et pousse des gémissements. Il était dans un tel état de transpiration que j’ai dû lui changer aussitôt de chemise. Macha, Micha et moi lui avons prodigué nos soins : cataplasme de farine de lin, lavements de camomille, eau de Seltz, rhubarbe. Rien n’aida. Tous les médicaments internes provoquaient des vomissements accompagnés de douleurs insupportables. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Les maux ont continué et j’ai craint pour sa vie. Je sentis tout à coup combien il serait terrible de rester seule sans lui ; bien que je souffre souvent de sentir qu’il m’aime plus physiquement que moralement, je ne tiens plus à vivre si je dois être privée de sa constante sympathie. Aujourd’hui, comme je renouvelais sa compresse, il m’a caressé les cheveux et quand j’eus terminé, il m’a baisé les mains. Il me suit constamment des yeux lorsque je mets de l’ordre dans sa chambre ou prépare quelque chose pour lui.
Le docteur Roudniev qui est venu aujourd’hui a trouvé l’organisme de Léon Nikolaïévitch très vigoureux et la maladie — un catarrhe de la vésicule biliaire — sans aucun danger. Il sera difficile d’obtenir de Léon Nikolaïévitch qu’il observe la diète. Ce sont les concombres et les radis qui l’ont rendu malade. Je l’avais pourtant prié de n’en point manger en ce temps d’épidémie et alors qu’il souffrait de douleurs au creux de l’estomac. La santé de Micha ne se rétablit pas, il a encore la dysenterie. Il accepte tout cela avec grand calme, gentillesse et puérilité. Je suis allée me baigner : temps doux, humide. Clair de lune magnifique ! Mais au lieu de promenades dans la belle nature, de musique, au lieu de tout ce qui embellit l’existence, il faut s’occuper de lavements, de compresses, lutter contre le sommeil, le désir de jouir de la nature, etc… Ainsi le veut le destin ! Lu à Léon Nikolaïévitch un conte sans intérêt que publie le Novoïé Vrémia et terminé les Demi-Vierges.

3 juillet 1897.


Léon Nikolaïévitch va mieux aujourd’hui, les douleurs ont cessé. L’estomac et les intestins ont fonctionné. Je suis délivrée du chagrin que me causait sa maladie. Pourtant, il a passé encore toute la journée au lit. Il a reçu la visite d’un jeune homme, membre d’une secte avec qui il a conversé longtemps. Comme tous les gens qui ont adhéré à une secte, le jeune homme en question est étroit, partial, mais il a beaucoup lu, s’intéresse aux questions morales et aux problèmes abstraits. Il a lu : Épictète, Platon, Marc-Aurèle, etc…, dans l’édition du Posriednik.
Aujourd’hui, j’ai quitté la chambre où j’ai dormi pendant trente-cinq ans pour m’installer dans celle de Macha. J’avais besoin de plus de solitude. En outre, il faisait si chaud dans ma chambre que j’avais des suffocations et étais en transpiration toute la journée. Le soir, je suis allée me baigner. Tourkine, pensant que j’aurais peur de rentrer seule, est venu à ma rencontre. Nous avons passé la soirée tous ensemble sur le balcon. Il faisait chaud ; la lune brillait d’un éclat extraordinaire. Macha et Kolia sont partis pour Ovsiannikovo.
Ce matin, je me suis occupée de Sacha ; elle travaille mieux. Je lui ai fait peur en la menaçant de l’envoyer en pension. Micha travaille bien ; il est très gentil, mais ses bizarreries me déplaisent et m’inquiètent : il éteint les bougies d’un coup de fusil, se prépare à fabriquer des liqueurs, frappe des accords sur le piano et crie à tue-tête des chansons stupides. C’est la jeunesse sans doute. Son âme s’affinera et s’ennoblira. Une lettre courte et froide de Serge Ivanovitch qui arrivera dimanche. Craignant d’inquiéter Léon Nikolaïévitch je ne lui en ai encore rien dit. Se pourrait-il qu’il soit de nouveau jaloux ? Cette éventualité m’effraie et surtout, Léon Nikolaïévitch est malade et j’ai si peur de lui faire du mal ! Si Serge Ivanovitch savait, comme il serait étonné ! Quant à moi, je ne puis cacher la joie que j’éprouve à la pensée de faire de la musique et d’avoir un interlocuteur agréable et joyeux. Serge Ivanovitch a dédié des romances à Tania pour qui il a, je crois, beaucoup d’affection.

4 juillet 1897.


Tout le monde est en meilleure santé, mais encore de nouveaux désagréments. Après le déjeuner, Micha a fait allusion à l’arrivée de Serge Ivanovitch. Léon Nikolaïévitch a pris feu et a dit : « Je n’en savais rien [185]. »
Aujourd’hui, quatre heures durant, je me suis délectée à jouer du Mozart. Je suis allée me baigner avec miss Welsh tard dans la soirée. Pomérantzev est arrivé, on l’a mal reçu. C’est un élève de Serge Ivanovitch. Un orage et de la pluie.

5 juillet 1897.


Ni mes caresses, ni mes soins tendres et attentifs, ni la patience avec laquelle je supporte les grossiers et injustes reproches de mon mari, — rien ne peut adoucir l’irritation que lui cause l’arrivée de Serge Ivanovitch. J’ai décidé de me taire. C’est là une chose qui ne regarde que moi, une chose entre Dieu et ma conscience. Pomérantzev et Mouromtzéva sont venus nous voir. Passé toute la journée dans l’oisiveté. Bavardages. Mouromtzéva est une femme de talent, elle comprend beaucoup de choses sinon par intelligence, du moins par intuition.
Léon Nikolaïévitch a parlé musique en présence de Pomérantzev, de Mouromtzéva et de Micha. Il a nié Wagner, la musique nouvelle, les dernières œuvres de Beethoven, etc… Il discute et prouve avec une telle irritation que je ne puis l’écouter et je m’en vais.

6 juillet 1897.


Ce matin, après un entretien avec Mouromtzéva, nous sommes allés nous baigner. Il fait plus chaud que jamais, j’aime ce temps-là. Sur le chemin du retour, près de la forêt, nous avons croisé Serge Ivanovitch et Ioucha qui, comme l’an dernier, allaient se baigner. A la maison, j’ai trouvé Léon Nikolaïévitch méchant, jaloux et d’humeur désagréable. Les mots les plus doux et les plus caressants n’ont pas réussi à l’attendrir [63].
Mouromtzéva se cramponne à Serge Ivanovitch ; j’ai découvert en elle un autre aspect sous lequel elle n’est pas à son avantage.
Mitia Diakov est arrivé ; les garçons sont allés voir des rondes populaires. Ma gentille et charmante Tania est revenue. Serge Ivanovitch n’a rien mangé ce soir au souper et s’est plaint d’avoir mal à la tête. Pourvu qu’il n’ait rien remarqué !

10 juillet 1897.


J’ai passé par de dures et pénibles épreuves. Mes craintes au sujet de Tania étaient justifiées : elle est amoureuse de Soukhotine avec qui elle a parlé mariage. C’est par hasard que nous avons abordé cette question. Évidemment, elle éprouvait le désir et le besoin de s’épancher. [57] Léon Nikolaïévitch s’est entretenu avec elle de ce projet. Lorsque je lui ai fait part de cette nouvelle, il en a été abasourdi, il semblait courbé sous le poids du chagrin. Le mot chagrin est trop faible, c’est désespoir qu’il faut dire. Tania a beaucoup pleuré ces jours-ci, mais elle semble comprendre que ce mariage serait un malheur, aussi a-t-elle répondu à Soukhotine par un refus.
Mes relations avec Léon Nikolaïévitch se sont rétablies encore une fois, mais à quel prix ! [152]

13 juillet 1897.


Serge Ivanovitch est parti aujourd’hui. Ces dernières journées ont été bonnes et paisibles. Serge Ivanovitch a joué du piano à plusieurs reprises. Le 10, dans la soirée, Léon Nikolaïévitch est allé, pour la première fois, trouver Tania et lui parler de Soukhotine et moi, j’ai prié Serge Ivanovitch de me jouer une sonate de Mozart. Nous étions seuls au salon, le silence régnait, il faisait bon ! Il a excellemment joué deux sonates, puis le superbe andante d’une de ses symphonies que j’avais entendue autrefois à Moscou et que j’aime beaucoup.
Dans la soirée, quand tout le monde était réuni pour le thé, il a joué une sonate de Chopin. Nul au monde ne joue aussi bien que lui ! Il y a dans son jeu tant de noblesse, de délicatesse et un tel sentiment de la mesure ; par instant, une aspiration vers je ne sais quoi comme si, oubliant tout, il s’abandonnait à une force inconnue. Alors il empoigne l’auditeur. Le lendemain, le 11, il s’est de nouveau assis au piano et a joué : un rondo de Beethoven, des variations de Mozart, Ah ! vous dirai-je maman ! Schubert, la chanson de Marguerite dans Faust, une ballade et une polonaise de Chopin.
Visiblement, il tâche de choisir la musique qui plaît à Léon Nikolaïévitch. Son jeu me déchire. En écoutant la polonaise, j’ai eu grand’peine à retenir mes larmes, j’étais secouée par des sanglots intérieurs. Hier, le 12, Serge Ivanovitch a rejoué une sonate de Chopin.
[4] J’ai passé une excellente semaine [3]. Nous avons visité à deux reprises l’usine belge, les mines, nous nous sommes baignés, nous avons fait de belles promenades à Goriëla Poliana, à Zasiéka, etc. Hier et aujourd’hui, Tourkine et moi avons pris tout le monde en photographie. Presque toutes mes photographies sont bien réussies. J’ai photographié plusieurs fois Serge Ivanovitch et, pour cette fois, Léon Nikolaïévitch n’en a pas pris ombrage. Il est redevenu soudain calme, bon ; il a fait hier et aujourd’hui des promenades à cheval et à bicyclette et ne s’est pas fâché contre moi. D’ailleurs, il n’y a pas de quoi se fâcher ! Qu’y a-t-il de mauvais dans mon attachement amical pour un homme pur, bon et plein de talent ? Quel regret que la jalousie de Léon Nikolaïévitch ait gâté nos relations !
Tania a reçu une lettre de Soukhotine qui, à n’en pas douter, lui écrit une série de ces mots banals et tendres par lesquels il a déjà séduit tant de femmes. Aujourd’hui, Macha et moi avons pleuré sur l’amour aveugle et fou de Tania. [17]
Andrioucha est venu de Moscou pour une heure. Toujours la même chanson : de l’argent, de l’argent ! Il est faible, tendre et pitoyable. Nous sommes allés nous baigner le soir. Par instants, mon cœur se serre, je ne veux pas penser que c’en est fait à jamais de nos promenades, de la musique et de ces calmes et charmantes relations avec Serge Ivanovitch. Mais ici aussi qu’il en soit fait selon la volonté de Dieu. J’ai foi en la volonté de Dieu, mais j’ai foi aussi en sa bonté.
Un peu copié pour Léon Nikolaïévitch, développé des photographies. Je regrette d’avoir vu si peu Maria Aleksandrovna. Il est 2 heures du matin. Je vois mal de l’œil droit. Quelque terrible que soit la mort, je la salue — mais l’impuissante vieillesse !
Pomérantzev m’a dédié des romances. Tanéiev m’a apporté ses duos. Je vais me remettre à la musique.
Le temps change. Cette semaine, la chaleur a été terrible. Aujourd’hui, il fait doux ; sur le soir, il est tombé une petite pluie et il y a du vent.
Comme cette semaine eût été bonne, lumineuse, sans le chagrin de Tania.

14 juillet 1897.


Passé tout le jour à développer et à tirer des photographies. J’ai travaillé pour tous ceux qui m’en ont demandé. Voici également mon portrait. On dit que je suis plus jeune en réalité que sur cette photographie parce que j’ai sur les joues de vives couleurs. Nous sommes allés nous baigner ; vent du nord, ciel clair. Le soir, j’étais fatiguée. Léon Nikolaïévitch m’a priée de l’accompagner en promenade et cela m’a fait plaisir. Sans que je m’y attendisse, Micha s’est mis à me parler sincèrement et avec chaleur des difficultés qu’entraîne pour lui l’éveil sexuel ; il se sent pour ainsi dire malade, voudrait rester pur et craint de ne le pas pouvoir. Mes pauvres garçons, ils n’ont pas de père pour leur donner conseil et moi j’ignore totalement cet aspect de la vie masculine. Tania est allée à Toula ; Léon Nikolaïévitch y est allé aussi à bicyclette et a gaiement raconté qu’il s’était rendu au vélodrome, il a parlé des courses et de tout ce qui a trait à la circulation en vélocipède. Cela aussi l’intéresse encore ! Je suis lasse. J’ai écrit à Liova, répondu à différentes lettres d’affaires, payé les gages, fait des comptes, copié une partie de l’étude de Léon Nikolaïévitch sur l’art. Je suis courageuse et fiévreusement active. Copié pour Léon Nikolaïévitch jusqu’à 3 heures du matin.

15 juillet.


Levée tard, tiré des photographies, allée me baigner avec Sacha et les gouvernantes. Après quoi, j’ai recommencé à tirer des photographies et travaillé avec Sacha. La leçon a très bien marché. Je lui avais donné à faire une composition sur la forêt et nous avions lu ensemble des descriptions de la forêt chez Tourguéniev et chez d’autres écrivains. J’ai attiré l’attention de Sacha sur la beauté de ces tableaux dans lesquels les écrivains ont rendu des impressions immédiates et non des impressions imaginaires. Sacha semble avoir compris. J’ai corrigé une traduction qu’elle avait faite de l’anglais sur les philosophes antiques et l’ai interrogée sur sa leçon de géographie : l’Amérique.
Après avoir pris le thé, nous sommes allés à pied à Ovsiannikovo. Nous avons chez nous en séjour un étudiant suédois, un bon gars. Chemin faisant, Tourkine a pris plusieurs photographies [7]. J’aimerais beaucoup qu’elles fussent réussies ! Nous avons passé quelques instants auprès de Macha et nous sommes rentrés en voiture. Sur un ciel bleu clair, très pur, le globe rouge feu du soleil. Il faisait frais et beau. Léon Nikolaïévitch et le jeune Suédois sont rentrés à cheval. Liovotchka m’a étonnée ce soir en buvant huit tasses de thé après avoir pris tout un vol de semoule d’avoine, une assiette de vinaigrette et une assiette de compote.
Voici 2 heures du matin et je copie encore ! Travail ennuyeux et pénible, car il est probable que demain, Léon Nikolaïévitch biffera et récrira de nouveau tout ce que j’ai transcrit aujourd’hui. Quelle patience il a et quel amour du travail ! C’est remarquable.
J’ai beaucoup pensé à Serge Ivanovitch aujourd’hui après en avoir parlé avec Nicolas Vasiliévitch et après avoir entendu les jugements admiratifs qu’a exprimés sur lui l’étudiant suédois qui l’a connu à Moscou. Il y a en Serge Ivanovitch quelque chose que tout le monde aime. Je pense à lui avec calme. Il en est toujours ainsi après que je l’ai vu. Il me manque constamment, surtout l’été [30].
J’ai passionnément envie de musique ; je me contenterais de jouer moi-même, mais le temps me manque ; tantôt Léon Nikolaïévitch travaille, tantôt il dort, tout le dérange. Sans la joie que je puise actuellement dans la musique, la vie me paraît ennuyeuse. J’essaye de me convaincre que la joie consiste dans l’accomplissement du devoir, mais par instants ma volonté faiblit, j’aspire à des joies et à une vie personnelles à un travail qui serait mon propre travail et non le travail d’autrui [7].

16 juillet.


Levée tard. Cette nuit, j’avais de nouveau copié jusqu’à 3 heures. Passé encore toute la matinée à copier jusqu’au déjeuner. Après le repas, je suis allée voir greffer les pommiers, puis le jardinier m’a accompagnée dans les pépinières où je lui ai donné différents ordres. Après avoir cueilli des champignons, j’ai repris le chemin de la maison ; rencontré le fermier à qui j’ai violemment reproché de n’avoir pas mis de supports sous les branches des pommiers qui ploient et se brisent sous le poids des fruits. J’avais décidé de déposer plainte auprès du chef de district, mais je ne l’ai pas fait. Plus tard, nous sommes allés nous baigner. J’ai été active et courageuse toute la journée, mais le soir, j’ai été prise d’un désespoir si maladif que cela m’a fait peur. Il faut vivre avec courage, aller de l’avant, toujours de l’avant sans regarder en arrière, sans rien regretter, avec la foi inébranlable que Dieu fait tout pour le mieux. Je suis rentrée à la maison par la forêt en priant de toute mon âme, avec ferveur, et je m’en suis remise à la volonté et à la miséricorde divines.
Passé la soirée à coller des photographies dont je ferai demain la distribution. A l’avenir, je ne consacrerai plus autant de temps à la photographie. J’en ai collé quatre-vingts aujourd’hui.
Tourkine, le professeur de Micha, est parti. Je le regrette beaucoup. C’était un homme et un pédagogue excellent. Été doux, clair, magnifique ! Léon Nikolaïévitch passe ses journées dans son bureau à lire et à écrire son étude, des lettres. Il va à bicyclette se baigner. Il est indifférent à tous et à tout.

17 juillet 1897.


Je passe mon temps à copier et à tirer des photographies que j’ai toutes distribuées aujourd’hui. Trêve à cette occupation durant quelque temps ! Nous sommes allés nous baigner. Après déjeuner, nos voisins les Chenchine sont arrivés de Soudakovo et nous avons fait avec eux le tour des pépinières. Soirée magnifique ! Coucher de soleil clair, rose sombre, la tristesse de Tania, Liovotchka quelque peu distant, un poids sur le cœur. Micha a assisté au baptême de la fille d’Ivan, notre valet de chambre. Sacha fait des confitures pour Macha ; elle a écrit une composition et ri aux éclats tout le jour. Elle est épaisse, rouge et grossière avec tout le monde. Macha et Kolia sont venus ; on a joué au tennis.
Ma petite-fille Annotchka est venue nous voir avec son institutrice russe. Sonia arrivera demain avec ses trois garçons et Ilia samedi. Ils quittent toujours leur propriété quand affluent les visiteurs et que commencent les beuveries. J’aime Sonia et je l’approuve lorsqu’elle s’efforce d’écarter d’Ilia et de sa famille toute cette laideur et cette immoralité. Je me réjouis de voir mes petits-enfants, Micha en particulier. J’avais rêvé de passer la journée de demain seule, à écrire, à jouer, à lire, mais voilà que sont venus des visiteurs, demain arrivera la famille d’Ilia et je passerai tout mon temps avec mes petits-enfants. Copié un long chapitre se composant de plus de cinquante pages. Je suis venue à bout de ce travail difficile et ennuyeux. Eh bien ! qu’importe ! Je vivrai jusqu’à la fin ma vie de devoir ; j’ai toujours eu peu de joies et, maintenant, j’en ai de moins en moins.

18 juillet 1897.


Déjà le 18 juillet ! Je ne sais pas si je désire que le temps passe ou s’arrête. Je ne veux rien. Tania est assise au salon dans un fauteuil et pleure amèrement. Maria Aleksandrovna et moi sommes allées auprès d’elle et nous sommes mises à pleurer aussi. Pauvre Tania. Elle n’aime pas avec joie, avec audace, comme aime la jeunesse qui a foi dans l’avenir, croit que tout est possible, joyeux et qui a l’avenir devant soi. Elle est maladivement amoureuse d’un homme de quarante-huit ans et elle va en avoir trente-trois. Je reconnais qu’un sentiment est maladif à ce qu’au lieu d’illuminer l’existence, il l’obscurcit ; alors il est mauvais, impossible, mais on n’a pas la force d’y rien changer. Que Dieu nous aide !
Ma belle-fille Sonia est arrivée avec tous mes petits-enfants. Je suis très contente de les voir, mais, hélas, ils ne rempliront pas ma vie. A aimer mes enfants, j’ai épuisé toutes mes capacités d’amour et déjà ce sentiment ne peut plus me faire vivre. Tout le monde est parti pour Ovsiannikovo, — les trois petits garçons sont allés se coucher. Comme j’étudiais mon piano, Obolienskii est arrivé avec le jeune comte Chérémétiev et m’a dérangée. On me dérange toujours, c’est fatigant et désagréable !
Aujourd’hui, Léon Nikolaïévitch et moi souffrons de l’estomac, aussi sommes-nous d’humeur sombre. Expédié mille affaires : écrit au régisseur de Samara, composé pour les journaux une note annonçant la parution de la nouvelle édition ; adressé une requête au chef de district au sujet des pommiers ; envoyé des livres à Liova, des papiers d’affaire, des passeports à Moscou, répondu à Lœwenfeld qui est à Berlin ; dressé la liste des courses que je devrai faire demain à Toula, etc., etc… Tout cela est nécessaire, mais si ennuyeux, si ennuyeux ! Léon Nikolaïévitch passe ses matinées à écrire, après quoi, il s’étend sur le divan dans son bureau. Ses petits-enfants ne lui donnent pas plus de joies que ses propres enfants. Il n’a besoin de rien, ni de personne, tandis qu’autour de lui, c’est à qui réclamera ses droits à la vie, au mouvement, à la satisfaction de ses intérêts personnels…

20 juillet.


Je n’ai pas écrit hier. Après avoir passé la journée avec mes petits-enfants, je me suis occupée de photographies jusqu’à la nuit. Dormi peu et mal. Aujourd’hui, journée malchanceuse. Sacha, je ne sais comment, a pincé Annotchka et Tania lui en a fait de si vifs reproches que Sacha a sangloté et n’est pas venue dîner. J’étais irritée qu’elle troublât le repas d’anniversaire d’Ilia et en criant je lui ai intimé l’ordre de venir à table ; elle est venue, n’a rien mangé et n’a pas cessé de sangloter. J’ai pensé au chagrin qu’aurait eu le tendre Vanitchka à voir pleurer Sacha. Dès qu’il voyait que quelqu’un avait du chagrin, il devenait lui-même si triste, si triste [24].
Toujours la même chose ; nous sommes allés nous baigner, j’ai beaucoup copié. Envers Léon Nikolaïévitch j’éprouve une tendresse calme. Quand j’ai de la peine ou des difficultés, c’est pourtant auprès de lui que je vais chercher appui et consolation bien que je sache que rarement il est en son pouvoir de guérir une blessure et plus rarement encore d’aider. Seigneur, que de difficultés morales, que de questions il me faut résoudre seule !
Aujourd’hui par exemple un télégramme d’Andrioucha : « Pour l’amour de Dieu, envoyez trois cents roubles. » Que faire ? Après en avoir discuté tous ensemble, nous avons décidé de ne pas envoyer cet argent. Ilia a offert d’aller demain à Moscou voir Andrioucha qui est au camp. Je lui en suis bien reconnaissante.
Encore une malchance : le sympathique précepteur de Micha, N. V. Tourkine, ne peut pas continuer à lui donner des leçons. Les Sabaniéïev, mari et femme, sont malades et Tourkine reste seul pour veiller sur la famille et s’occuper du journal Nature et Chasse. Quelle malchance pour Micha ! Cela peut nuire à son examen de passage en seconde. Seul, il ne fera rien et sur quel répétiteur va-t-il tomber ?
Dans la soirée, essayé de jouer les duos et les romances de Tanéïev. Cela n’a pas marché. C’est difficile, compliqué. Il faut commencer par les apprendre.
Chaleur terrible, 43° au soleil, 30° à l’ombre. La famille d’Ilia me plaît beaucoup et je suis reconnaissante à la charmante Sonia d’être venue et d’avoir amené tous les siens. Comme elle est bonne ! C’est une femme, une épouse et une mère véritable. Elle a un gentil caractère.
Tania a pleuré hier et avant-hier, mais semble plus calme aujourd’hui.
J’ai joué du piano hier et aujourd’hui environ une heure ; c’est bien peu, en tout cas insuffisant pour faire des progrès, mais cela me calme et me distrait.

21 juillet 1897.


Hier, j’ai vu en songe Vanitchka étendu. Il était maigre et me tendait une main pâle ; aujourd’hui c’est Serge Ivanovitch que j’ai vu en rêve. Il était étendu lui aussi et me tendait les bras en souriant.
Macha m’a rapporté qu’Ilia était très affligé, qu’à Kiev, chez ma sœur Tania, chez les Filosofov, partout, on parlât de mon attachement pour Serge Ivanovitch. Comme l’opinion publique est étrange ! C’est mal d’aimer quelqu’un. Pourtant ces bavardages ne m’affligent ni ne me troublent. Au contraire, je suis heureuse et fière qu’on associe mon nom à celui d’un homme bon, honnête, excellent, plein de talent. J’ai la conscience tranquille. Devant Dieu, devant mon mari et mes enfants, je suis aussi pure d’âme, de pensée de corps que l’enfant qui vient de naître. Je sais que je n’ai aimé et que je ne puis aimer personne plus ou mieux que Léon Nikolaïévitch. Lorsque je l’aperçois à un moment où je ne m’y attendais pas, j’éprouve toujours une grande joie ; j’aime tout son être, ses yeux, son sourire, sa conversation où n’apparaît jamais un mot vulgaire (sauf dans ses accès de colère, mais ne parlons pas de cela) et son constant désir de se perfectionner.
Micha et Mitia Diakov sont partis à Poltava chez Danilevski. Ilia est parti pour Moscou voir Andrioucha. Macha et Kolia Obolienski nous ont quittés pour aller voir des parents.
Nous nous sommes baignés. Pris de nouvelles photographies et tiré celles que j’avais prises hier ; copié trois heures de suite pour Léon Nikolaïévitch. La tempête, le vent, des nuages de poussière, le roulement du tonnerre et le tocsin annonçant qu’un incendie a éclaté dans le voisinage. Chaleur accablante, 28° à l’ombre, 43° au soleil. A l’intérieur de la maison, 20 et demi.
Tania est pâle et ne se porte pas très bien. J’ai grand’pitié d’elle, je l’aime tant ! Comme j’aurais voulu la prendre, la serrer dans mes bras, l’étreindre, l’emmener je ne sais où. Ah ! vous, les aînés de mes enfants, Serge et Tania, mes préférés, que de tendresse, de soucis j’ai eus et que de rêves j’ai faits pour vous ! Le Seigneur n’a pas daigné jeter les yeux sur vous. Vous avez eu bien peu de bonheur en partage !

22 juillet 1897.


Léon Nikolaïévitch a été de nouveau malade toute la nuit : des vomissements et la diarrhée. La crise a duré quatre heures. Les douleurs n’ont pas été très violentes et se sont calmées vers le matin. Hier, il avait mangé une quantité invraisemblable de pommes de terre cuites au four, bu du kvass malgré ses douleurs au creux de l’estomac, et avant-hier il avait bu de l’eau d’Ems et mangé des pêches. Cette absence de toute notion d’hygiène et cette intempérance surprennent chez un homme d’une telle intelligence !
Serge est venu et a joué agréablement du piano. Je vis en automate : je sors, je mange, je dors, je vais me baigner, je copie… Aucune vie personnelle, je ne lis pas, je ne fais pas de musique, je ne pense pas. Ainsi en a-t-il toujours été. Est-ce là la vie ? Hélas ! la plus grande partie de notre vie n’est pas vie, mais durée. Oui, je ne vis pas, — je dure.
Serge a dit aujourd’hui : « Maman retombe en enfance, je vais lui faire cadeau d’une poupée et d’un petit service en faïence. » — La remarque est drôle, mais ce qui est loin d’être drôle et bien plutôt tragique, c’est que je retombe en enfance. Je n’ai jamais eu le loisir de m’occuper pour moi-même de quoi que ce soit, jamais je n’ai eu de temps pour moi. J’ai dû constamment consacrer mes forces et mon temps à satisfaire aux exigences de la famille, de mon mari ou de mes enfants. Et voilà que la vieillesse est venue, j’ai dépensé pour les miens toutes mes forces intellectuelles, psychiques et physiques et, comme dit Serge, je suis restée une enfant. J’ai déploré de ne pouvoir me cultiver davantage, de ne posséder aucun art, de connaître si peu de gens et d’apprendre d’eux si peu de choses, — maintenant c’est trop tard !
Le temps a changé, du vent, un ciel gris. J’ai écrit une lettre à Tourkine, copié pour Léon Nikolaïévitch tout un chapitre sur l’art. Encore un jour de la vie passé ! Vers le soir, l’état de Léon Nikolaïévitch s’est amélioré ; il est au salon avec son fils Serge et joue aux échecs.

23 juillet.


Impressions de la matinée : arrivée de mes fils Ilia et Andrioucha et de Soboliev, le nouveau précepteur de Micha qui remplace Tourkine. Combien je regrette Tourkine ! Soboliev est un homme aux allures vives et dégagées, un chimiste passionné, qui s’est longuement entretenu avec Serge de l’université et de la chimie. Andrioucha est allé de nouveau chez les tziganes, il a emprunté trois cents roubles. Il me fait grand’peine et je déplore sa mauvaise vie. Qu’adviendra-t-il de lui ? Il est déjà bien mauvais et le pire c’est qu’il boit [6]. Ilia est venu aujourd’hui me trouver dans ma chambre et m’a reproché d’avoir changé, d’aimer moins mes enfants et de m’être éloignée d’eux. Tania, Sonia et Andrioucha étaient présents aussi. Je me suis disculpée et ai rappelé à mes enfants que j’avais passé ma vie à travailler pour eux, à seconder Léon Nikolaïévitch et à copier pour lui. J’ai évoqué la pénible période qui avait suivi la naissance de Vanitchka : Liova passait ses examens de fin d’études, les garçons étaient sans gouvernante, je nourrissais avec d’atroces douleurs aux seins un enfant délicat, je cherchais des précepteurs. Mes couches m’avaient affaiblie. Léon Nikolaïévitch était parti à pied pour Iasnaïa Poliana, il m’avait abandonnée malgré mes larmes et bien que je lui aie demandé son aide. Tant de soucis, de nuits sans sommeil, de doutes ! Que de printemps j’ai passés en ville afin d’aider mes fils à préparer et à passer leurs examens et maintenant des reproches et encore des reproches… J’ai écouté, je me suis justifiée, mais c’était plus fort que moi et j’ai éclaté en sanglots.
Quelques reproches que m’adressent les enfants, jamais plus je ne serai ce que j’ai été. Tout s’use, — mon amour maternel, mon attachement passionné à la famille se sont affaiblis. Je ne peux et ne veux plus souffrir au spectacle de leurs faiblesses, de leurs défauts, de leurs insuccès. Je préfère les autres gens ; j’ai besoin de relations nouvelles, plus calmes et qui me donnent davantage. J’ai tant souffert dans la famille !
Ils m’ont aussi reproché Serge Ivanovitch. Tant pis ! Cet homme m’a tant donné et a mis tant de joie dans ma vie ! C’est lui qui m’a ouvert la porte du monde musical où, grâce à son jeu, j’ai trouvé joie et consolation. Par sa musique, il m’a ramené à la vie qui m’avait complètement abandonnée après la mort de Vanitchka. Sa douce présence m’a rendu le calme de l’âme.
Chaque fois que je le vois, je recouvre la sérénité et me sens l’âme légère. Ils croient tous que je suis amoureuse. Quel talent de tout banaliser ! Je suis déjà vieille. Ces idées et ces propos ne sont plus de mise ici.
Après le thé, nous sommes allés nous promener avec Léon Nikolaïévitch, Serge, Tania, Sacha et les gouvernantes. Sur un ton déplaisant et irrité, Léon Nikolaïévitch a parlé à Serge de l’importance de la science. Je me suis éloignée, car je ne supporte pas ces sortes de conversation qui menacent à chaque instant de dégénérer en discussion et en querelle. Serge a été réservé et tout a bien fini. Quand nous sommes revenus, il faisait déjà sombre ; les hommes ont joué aux échecs, j’ai lu un peu. J’avais passé toute la journée à copier.
Le temps s’est refroidi, un vent du nord sec. Vers le soir cela s’est éclairci. Nous sommes allés pourtant nous baigner. Je n’ai pas la possibilité de jouer du piano et je m’ennuie. J’ai taillé les cheveux à mes petits-enfants et passé la soirée avec eux ; ils sont très gentils, mais le sentiment de grand’mère ne me prend pas très profondément. Il faudrait de nouveau se donner à la famille, prendre à cœur les intérêts matériels des enfants et moi je suis déjà sortie de la famille, la vie des enfants ne m’intéresse plus. J’en ai assez.

24 juillet 97.


Ce matin, j’ai fait travailler Sacha et corrigé sa composition sur la forêt. Puis nous sommes allés nous baigner. Après déjeuner, j’ai copié pour Léon Nikolaïévitch et tout à l’heure, j’ai terminé la transcription d’un long chapitre. Le soir, tout le monde a joué au tennis. [45] La pluie nous a tous chassés à la maison ! Causé d’abord avec Ilia, puis avec Andrioucha et Vaka. J’ai essayé surtout de leur montrer les funestes conséquences de l’ivresse, des beuveries, et leur ai conseillé de renoncer totalement à l’usage du vin. Toutes les erreurs et les mauvaises actions de mes fils ont pour cause principale l’usage du vin. Tania a rapporté de Toula quelque animation, mais cette animation d’où la joie est absente me fait peine. Partie, elle est partie de chez nous notre charmante Tania, elle s’est dit adieu à elle-même ainsi qu’à la vie calme et heureuse et elle va à sa propre perte. Ira-t-elle jusque-là ? Nous reviendra-t-elle un jour ? Ah ! que toute est triste, triste !…
Je vais lire les Lettres sur la Musique d’A. Roubinstein. Léon Nikolaïévitch a chez lui Iartzev, un obscur, avec lequel il s’ennuie d’une manière insupportable. Il est patraque, faible, et a constamment mal au ventre. Il passe tout son temps étendu en bas à lire ; il est d’humeur morne et grave. Tania lui fait beaucoup de chagrin.

25 juillet.


Léon Nikolaïévitch continue à souffrir de l’estomac, aussi est-il sombre et ne peut-il pas travailler. Il est de mauvaise humeur et m’en a même demandé pardon. Passé la journée dans l’oisiveté. Copié une romance que Serge Ivanovitch, à la demande de Tania, a écrite sur les vers de Feth : « Quel bonheur ! La nuit et nous sommes seuls ! » Lu les Lettres sur la Musique de Roubinstein, rêvé de jouer, mais n’y ai pas réussi. L’après-midi, après le thé, j’aurais eu grande envie d’aller me promener très loin. Tania et Sonia ont fait un tour en barque, les gouvernantes sont allées avec Sacha à Kozlovka. Léon Nikolaïévitch a reçu la visite d’un élève du grand séminaire qui lui a été adressé par Annenkova. J’ai appelé mon mari pour qu’il vînt se promener, mais le soleil étant couché, il a eu froid, n’est venu que jusqu’au village et est rentré seul à la maison tandis que Sonia et moi avons poursuivi notre promenade. Mais que valent ces promenades ? Courtes, sans intérêt. Merci pourtant à la charmante Sonia de m’avoir accompagnée ; sa présence m’est toujours agréable. Tania et moi avons acheté à une vieille femme des dentelles russes. Après le dîner, Léon Nikolaïévitch nous a lu un drame français assez sot que publie la Revue Blanche. Sonia et les enfants partiront demain, cela me fait grand’peine ! Ils ne nous ont pas gênés le moins du monde, mais nous ont apporté joie et animation.
Aujourd’hui quand j’étais assise sur le balcon, j’ai pensé : je suis bien installée, Iasnaïa Poliana est belle ; je mène une existence paisible, mon mari m’est dévoué, je suis matériellement indépendante, — pourquoi ne suis-je pas tout à fait heureuse ? Est-ce ma faute ? Je sais toutes les raisons de mes souffrances morales. Tout d’abord, je souffre parce que mes enfants ne sont pas aussi heureux que je l’eusse voulu et parce que, au fond, je suis terriblement seule. Mon mari n’est pas un ami pour moi ; par moments et surtout dans sa vieillesse, il a été un amant passionné. Pourtant, avec lui, j’ai été seule toute ma vie ! Il ne se promène pas avec moi parce qu’il aime à méditer dans la solitude. Il ne s’intéresse pas à mes enfants, — cela lui est difficile et l’a toujours ennuyé. Il ne m’a jamais accompagnée nulle part et nous n’avons partagé aucune impression, — il les a toutes éprouvées auparavant et a parcouru le monde seul. Humble et silencieuse, j’ai vécu avec lui toute une vie, — uniforme, égale, sans intérêt, impersonnelle. Et voilà que maintenant se réveillent souvent le maladif besoin d’impressions artistiques, d’impressions de la nature, le désir de me développer intellectuellement, d’acquérir de nouvelles notions et de nouvelles connaissances, de voir des gens, — mais il faut étouffer ces besoins et ces désirs et, silencieuse et soumise, vivre jusqu’au bout une vie dépourvue d’intérêt. A chacun sa destinée ! Le sort a voulu que je sois au service d’un mari écrivain. C’est bien ainsi. Au moins, je me suis sacrifiée à un homme qui en était digne !
Je suis allée voir un enfant malade à qui j’ai appliqué des compresses sur le ventre et donné un médicament. Il a docilement accepté tous mes soins.

26 juillet 1897.


Après avoir passé la matinée à copier de la musique, je suis allée me baigner ; il fait très froid et il y a du vent. L’Anglais Mod, Boulanger, Zinoviev, Nadia Féré sont arrivés. Mod est lourd et ennuyeux. Zinoviev est bien doué, vif, mais assez peu sympathique. Boulanger est intelligent, bon, très dévoué à Léon Nikolaïévitch et à notre famille. Il est très occupé en ce moment par les éditions du Posriednik.
Nous avons parlé de la mort et des manières diverses de l’envisager. Quant à moi, je sens depuis longtemps que mon âme existe en dehors de mon corps, détachée des biens terrestres. Cela a donné à ma personne morale une absolue liberté et par conséquent l’éternité. En outre, les liens qui m’unissent au principe divin sont si forts que je sens la voie par laquelle je retournerai au principe dont je suis issue. J’ai des minutes de joie profonde quand je songe à ce mystérieux passage dans un lieu où il n’y aura vraisemblablement plus de souffrances. Je ne sais pas m’exprimer, mais il me semble que quand je mourrai, je serai libérée de toute ma personne, de tout ce poids et que légère, légère, je m’envolerai là-bas.
Ce soir, je suis restée longtemps au piano. J’ai rejoué avec intérêt et curiosité différents passages des sonates de Beethoven et étudié une invention de Bach. Terminé les Lettres sur la Musique de Roubinstein. Léon Nikolaïévitch ne se porte pas très bien. Il ne se nourrit pas suffisamment, ce régime végétarien lui dilate le ventre et les intestins et lui donne des aigreurs et des vents. Il est allé à cheval à Kozlovka et s’est longuement entretenu avec nos hôtes.
Sonia et les enfants nous ont quittés le matin de bonne heure. Andrioucha est allé chez Bibikov. Ils m’ont tous promis de ne pas boire, mais ils ne peuvent se passer deux jours de ces beuveries, ni de cette pernicieuse société de gens comme Bibikov. Tania semble plus calme, mais comme elle a maigri ! Sacha est allée aux noisettes avec les gouvernantes. Le temps s’est refroidi. Des pommes à profusion. Comme elles sont jolies à voir ! C’est aujourd’hui qu’on en fera la cueillette.

27 juillet 1897.


Nous sommes allés nous baigner ce matin, l’eau avait 14° ; la température extérieure est de 11°. Très froid ! Bien que Léon Nikolaïévitch soit encore patraque, il est allé à cheval à Iasienki. Tania et moi sommes allées à cheval à Ovsiannikovo. Le soleil s’est couché dans un ciel clair et pur, — la lune, — le soir, tout s’est apaisé. C’était très bien ! C’est ainsi que je vis maintenant, je jouis de la minute présente. J’ai trouvé Maria Aleksandrovna fatiguée, abattue même. Elle travaille trop. De nouveau Zinoviev, Mod et Boulanger. Boulanger s’est longuement entretenu avec moi et m’a dit que si, conformément à la doctrine de Léon Nikolaïévitch, j’avais renoncé à tout ce que je possédais et m’étais mise à gagner ma vie, on ne nous aurait pas laissés dans le besoin, on ne nous aurait pas laissés travailler, mais de toutes parts auraient afflué vers nous argent, secours et affection.
Quelle naïveté ! Nous vivons seuls et seuls aussi nous devons subvenir à nos besoins, souffrir. Jamais nul autre que mes filles et moi n’est venu au-devant de nos besoins, ne nous a soignés quand nous étions malades, ni ne nous a aidés en rien.
J’ai fait un peu de musique, étudié les Inventions de Bach, déchiffré l’ouverture d'Obéron et joué des choses que j’aime : une mélodie de Roubinstein, une romance sans paroles de Mendelssohn et une romance de Davidov.

28 juillet 1897.


Je passe mes journées dans la mollesse et l’oisiveté, bien que ma vie intérieure soit très pleine. Nous sommes allés nous baigner. Guinsbourg et Raïevskii sont venus et le soir Tzinger. Guinsbourg désire modeler de moi une petite statue. Il a loué ma taille, ma silhouette et m’a dit qu’au cours de ces six dernières années, je n’avais pas changé du tout.
A quoi bon tout cela ? Ces compliments, alors même qu’ils ne seraient que compliments, flattent agréablement la vanité. Léon Nikolaïévitch a joué au tennis et moi, j’ai passé deux heures au piano ce qui m’a rendu courage. Après le thé, nous sommes allés nous baigner à Goriéla Poliana, puis à Zassiéka par la route. Après avoir passé quelques instants dans la pépinière domaniale, nous avons regagné la maison. A ce moment la lune presque pleine se levait dans un ciel magnifiquement clair. A l’occident, le soleil à son déclin répandait sur le ciel une lueur d’un rose si beau et si tendre que les yeux couraient du levant au couchant. Mod semble se croire obligé de m’accompagner et de causer avec moi, mais je voudrais tant me promener seule, me taire et penser…
Le soir, j’ai joué à quatre mains avec Soboliev la huitième symphonie de Mozart et le commencement d’un septuor de Beethoven.
Reçu de Serge Ivanovitch une lettre que j’attendais, car je lui avais envoyé des photographies et lui, en homme bien élevé, était tenu de m’en remercier.
Parlé encore une fois à Tania de Soukhotine. De nouveau cet entretien m’a mise au supplice, car j’ai vu combien elle était allée loin avec lui. Bien que Léon Nikolaïévitch soit en bonne santé, il est de peu joyeuse humeur. Il a fait une partie de tennis et maintenant, il joue aux échecs avec Mod.
C’est dommage que Micha ne vienne pas ! Andrioucha rejoint son régiment cette nuit.
Une lettre tendre de Liova. Il est en mal de la Russie, mais il a peur, s’il y vient, que sa femme ne s’attriste sans ses parents. On ne peut pas tout concilier dans la vie !

29 juillet 1897.


Encore une journée ennuyeuse ! Qu’ai-je fait ? Ce matin, travaillé sans plaisir avec Sacha, puis je suis allée me baigner, ce qui me prend beaucoup de temps, mais est agréable et entretient la fraîcheur du corps. Après déjeuner, écrit à Liova et à Serge Ivanovitch. Bien que j’aie recopié deux fois cette dernière lettre, elle resta assez maladroite. Tania s’est fâchée contre moi parce que, dans la lettre que j’ai écrite à Liova, je narre son histoire avec Soukhotine. J’en avais alors si gros sur le cœur que je n’ai pas pu me retenir d’en parler à mon fils. Mais Tania est la première à en parler à niania et à toutes les gouvernantes. Pendant la journée, j’ai confectionné à Léon Nikolaïévitch un bonnet de tricot noir. Nous sommes allés à Kozlovka. J’ai porté mes lettres et envoyé un télégramme à Micha pour le convoquer. Dans la soirée, copié pour Léon Nikolaïévitch. Je n’ai pas joué de piano et je m’ennuie.
Mod a passé toute la journée ici. Flettcher, le directeur du Sévernii Viestnik, est venu (il a besoin de la collaboration de Léon Nikolaïévitch, c’est pourquoi il m’est désagréable). Nous sommes allés nous promener tous ensemble, mais Léon Nikolaïévitch et Flettcher marchaient loin devant nous, aussi n’ai-je pas pu suivre leur conversation. D’ailleurs, même si je ne l’avais pu, je n’aurais rien entendu de nouveau ni d’intéressant. Ces raisonnements, cette négation et destruction de tout, cette recherche, non de la vérité, — ce qui eût été bien, — mais de l’inédit, de l’extraordinaire et de l’étonnant, — est fastidieuse. Celui qui, l’âme pantelante, cherche la vérité pour lui-même fait bien et mérite respect, mais celui qui cherche à étonner autrui ne fait rien d’utile. Que chacun cherche pour soi-même !
De nouveau, des journées claires, un temps terriblement sec, magnifiques nuits de lune. Si l’on pouvait d’une manière ou d’une autre tirer profit de cette beauté de la nature. mais la vie est d’une telle banalité !

30 juillet 1897.


Comme elle est belle, cette lune qui brille en ce moment derrière ma fenêtre ! Comme j’aimais à la contempler dans ma jeunesse tout en conversant intérieurement avec le bien-aimé absent. Je savais que lui aussi regardait cet astre dont la beauté captivait nos regards et par l’intermédiaire duquel nous menions un secret entretien.
Joué du piano pendant quatre heures. La musique m’a immédiatement soulevée de terre. Tout ce qui me paraissait désagréable et important est devenu moins désagréable et plus facile à supporter. Aujourd’hui deux ennuis : un télégramme de Danilevskaïa m’annonçant que Micha se porte bien, qu’il est de joyeuse humeur, mais n’arrivera que samedi. Ce retard, ce manque de délicatesse et de conscience de la part de Micha m’ont mise au désespoir. J’ai pris un précepteur chez nous, j’ai fait pour Micha des démarches auprès du proviseur du lycée au sujet des examens d’automne. Quant à Micha, il se promène à Poltava et c’est moi qui devrai répondre pour lui devant son précepteur et devant son proviseur. Non, je ne puis plus supporter le fardeau de l’éducation de mes fils qui sont faibles et mauvais. Ils me mettent à la torture. J’ai pleuré tout simplement en recevant ce télégramme. Même Léon Nikolaïévitch, qui est indifférent à tout ce qui concerne les enfants, en a été indigné. J’ai expédié à Micha un troisième télégramme, mais voilà déjà deux semaines perdues !
L’autre ennui vient de Sacha qui a commencé de très mal travailler avec moi. Je lui ai redonné à étudier une leçon qu’elle n’avait pas sue, mais elle ne s’est pas donné la peine de l’apprendre, aussi lui ai-je défendu d’aller se promener à cheval avec Tania. Je n’aime pas à punir, mais Sacha a déjà lassé la patience de toutes les gouvernantes.
Journée sans intérêt. Je suis allée me baigner, j’ai copié, joué du piano. Léon Nikolaïévitch est allé à cheval à Miasoïédovo prendre des informations sur les victimes de l’incendie. Le sculpteur Guinsbourg est venu. Chaleur tropicale, sécheresse terrible. Le hibou hulule. La nuit est magnifique ; il règne un si grand calme.

31 juillet 1897.


Toujours la même chose : beaucoup copié pour Léon Nikolaïévitch. Par instants, ce travail m’intéresse, par instants, mon désaccord avec l’auteur est si profond que cela m’irrite ; pourtant je ne me décide pas à entrer en discussion avec lui. Il se fâche si fort lorsque quelqu’un le contredit qu’il faut immédiatement couper court au débat. — Dans son Étude sur l’art, j’ai trouvé une idée heureuse : l’art a été sincère aussi longtemps qu’il est resté au service de la religion et de l’Église ; mais quand l’humanité eut perdu la foi, l’art, ne sachant plus qui servir, s’est égaré.
Il me semble que cette idée n’est pas nouvelle. Je me rappelle que moi-même, lorsque j’ai vu le temple du Saint-Sauveur, j’ai dit que cet édifice ne me plaisait pas parce que le sentiment religieux en était totalement absent (ceci est vrai également de la décoration et de la peinture), c’est pourquoi c’est un temple païen. Dans la cathédrale de l’Assomption, au contraire, tout respire la foi, la foi naïve et véritable de naguère, aussi cette cathédrale est-elle beaucoup plus belle, c’est le temple de Dieu.
Nous sommes allés nous baigner ; j’ai fait des exercices de piano durant une heure. Le soir, Léon Nikolaïévitch est allé à cheval à Toula chercher le courrier. Tania, à cheval aussi, s’est rendu à Iasienki. Goldenweiser est venu, il m’a joué des romances, des préludes, toutes les œuvres de Serge Ivanovitch que j’ai copiées. Il déchiffre admirablement. Au cours de la journée, Guinsbourg a modelé de moi une statuette ; ce qu’il a fait jusqu’ici est sans goût, très mauvais et pas ressemblant du tout. Qu’adviendra-t-il ensuite ? Micha n’est pas arrivé. Quel ennui ! le soir, j’ai cousu pour moi une chemise et transformé le bonnet de Léon Nikolaïvitch. Puis j’ai copié et encore copié. C’est ennuyeux et je suis mal portante. Léon Nikolaïévitch fait une partie d’échecs avec Goldenweiser. Il est gai et en bonne santé, grâce à Dieu ! Une lettre de Liova qui revient le 12.

1er août 1897.


Copié aujourd’hui l’étude de Léon Nikolaïévitch sur l’art. Il s’élève avec indignation contre le rôle trop grand que joue l’amour (la manie érotique) dans toutes les œuvres artistiques. Mais pas plus tard que ce matin, Sacha m’a dit : « Papa est si gai aujourd’hui que nous nous sommes tous mis à l’unisson. » Si elle savait que la gaieté de son père découle toujours de la même source : de cet amour qu’il nie [64].
Journées claires et très sèches. Partout poussière, détresse. Nous sommes allés nous baigner ; j’ai posé pour Guinsbourg. Fait une promenade au clair de lune. Goldenweiser a magnifiquement joué une sonate de Chopin et la Marche funèbre. Quelle merveilleuse épopée musicale ! si profondément sentie ! C’est tout un conte sur la mort. La monotonie du glas funèbre, les râles de l’agonie, les tendres et poétiques souvenirs que l’on évoque sur la mort, les cris sauvages du désespoir. On peut suivre tout le récit. J’espère que c’est là, même au point de vue de Léon Nikolaïévitch, une véritable œuvre d’art. Goldenweiser a joué encore des préludes de Chopin, une sonate de Beethoven et des variations de Tchaïkovski. Quel plaisir cela a été pour moi !
Visite des Obolienski. Tania a minaudé devant le nouveau précepteur. Combien est forte cette habitude de coqueter ! Léon Nikolaïévitch a joué avec emballement au tennis trois heures durant, puis il s’est rendu à cheval à Kozlovka ; il aurait voulu y aller à bicyclette, mais celle-ci est abîmée. Aujourd’hui encore, il a beaucoup écrit ; en somme il est jeune, gai et bien portant. Quelle nature vigoureuse ! Hier, non sans tristesse, il m’a fait observer que j’avais vieilli ces jours-ci. Je serai usée avant lui malgré ma santé et mon apparence de jeunesse et bien que je sois de seize ans plus jeune que lui. Je n’ai ni joué, ni lu ; cet immense travail de transcription me prend tout mon temps. Dans la soirée, j’ai été saisie d’angoisse et ai couru me promener. Comme on est impuissant parfois devant la passion et combien cette impuissance vous fait souffrir. C’est le sentiment que doit éprouver un être qu’on aurait emmuré. Telle je me suis sentie après la mort de Vanitchka et telle je me sens parfois maintenant. Comme on souffre alors et avec quelle joie on acclamerait la mort.

2 août 1897.


Ce matin, Micha est arrivé d’Ukraine où il était allé chez les Danilevski. J’aurais voulu le gronder pour ce retard, mais le courage m’a manqué ; il est heureux des impressions qu’il rapporte de son voyage. Comme c’est bon la jeunesse, la nouveauté des impressions que donnent la nature, les gens, la nature surtout. En outre, cela lui a fait du bien de changer de vie. Tous ces derniers temps, sa sensualité était très excitée.
Aujourd’hui, je me suis baignée avec Nadia Ivanova, nous avons nagé longtemps. Ensuite, j’ai beaucoup copié pour Léon Nikolaïévitch qui m’a dit : « Comme tu copies bien et comme tu sais bien ranger mes papiers ! » Merci pour ces paroles ! Quelque peine que l’on prenne pour lui, ce n’est pas si facile d’obtenir sa reconnaissance. J’ai de nouveau posé pour Guinsbourg ; sa statue continue à n’être pas ressemblante, j’ai l’air d’un monstre et je regrette le temps que j’ai perdu. La statue de Léon Nikolaïévitch n’est pas ressemblante non plus, il est affreux lui aussi. Ce Guinsbourg n’a aucun talent pour la sculpture ! Le soir, Sacha et moi sommes allées à la rencontre de la voiture qui avait emmené Macha et Kolia. Pauvre, pauvre Macha avec ce fainéant à longues oreilles ! Elle est maigre, maladive et fait pitié ! C’est elle qui porte tous les soucis ; quant à lui, il se balade, joue, mange aux frais d’autrui et ne pense à rien.
En ce moment, Léon Nikolaïévitch reçoit un visiteur, un ouvrier. Il a beau prétendre que cet homme est intelligent, il s’ennuie visiblement en sa compagnie et ne sait qu’en faire. J’ai terminé les Entretiens sur la Musique de Roubinstein et, chemin faisant, j’en ai raconté la teneur à Sacha.
Le soir, Soboliev a raconté des choses intéressantes sur les mines d’or et de platine de l’Oural. Temps doux, calme ; nuits de lune, bien que le ciel soit légèrement couvert. Léon Nikolaïévitch a eu aujourd’hui une contrariété : sa bicyclette s’est cassée, en sorte qu’il a dû aller à cheval se baigner. Il m’a surprise, car il a passé toute la matinée à jouer au tennis ; lui qui attache tant de prix à ses matinées est si emballé de ce jeu qu’il y va dès le grand matin. Que de jeunesse en lui ! Quant à moi, les seules distractions qui me restent sont la musique et le jardinage : scier les branches mortes, semer, arracher les mauvaises herbes.

3 août 1897.


Ce matin, trié mes lettres à Léon Nikolaïévitch et les lettres de lui à moi. Il faut que je les copie et les porte au Musée Roumiantzev. J’en ai déjà donné une partie. Je suis allée me baigner seule, puis j’ai posé. Après déjeuner, joué du piano, déchiffré quelques morceaux de Schumann, de Beethoven, de Tchaïkovski. J’étais seule en bas, il faisait bon. Le soir, copié l’étude de Léon Nikolaïévitch sur l’art. Je suis entièrement dévouée à mon mari et lui est calme et heureux. De nouveau, il remplit mon existence. Est-ce que cela me rend heureuse ? Hélas non ! Je fais ce que je dois et en cela je trouve quelque satisfaction, mais souvent je suis profondément triste et j’éprouve d’autres désirs.

4 août 1897.


Des visites tout le jour. A peine étais-je levée qu’un Français est venu voir Léon Nikolaïévitch. C’est un homme bien élevé, de culture médiocre qui vit à l’ordinaire dans sa propriété sise dans les Pyrénées et parcourt l’Europe pour faire des recherches géologiques. Puis ce fut au tour du peintre Kasatkine qui nous a montré une collection de photographies et de dessins qu’il rapporte de l’étranger. Cela m’a fait un grand plaisir. Après être allée seule me baigner, nouvelle séance de pose. Léon Nikolaïévitch a posé aussi pour Guinsbourg. Dans la soirée, nous sommes allés nous promener ; temps sec, serein, le ciel rosâtre au couchant et maintenant la lune. Nous avons reçu encore la visite de deux docteurs d’Odessa qui se rendent à Moscou pour un congrès de médecins. Ils sont restés une heure et demie. L’un, M. Schmidt, est un médecin civil, l’autre est un médecin militaire du nom de Lioubomoudrov. Tous deux sont désagréables. Avant d’aller se coucher, Goldenweiser a joué une sonate de Beethoven et le Carnaval de Schumann. Léon Nikolaïévitch se plaint d’être faible et d’avoir des frissons. Il est allé se baigner et a bu beaucoup de thé. Il a tort de se baigner !

5 août 1897.


Jour par jour, sans arrêter jamais, la vie s’enfuit. Je suis allée me baigner et ai emmené Sacha et Vierotchka dans la petite voiture. Nous avons passé beaucoup de temps à prendre des photographies. Après déjeuner, séance de pose de deux heures. La statue continue à très peu me ressembler. Kasatkine et moi avons photographié Léon Nikolaïévitch à cheval, mais aucune des photographies n’est réussie ; le cheval a bougé et je n’ai pas laissé l’objectif assez longtemps ouvert. Léon Nikolaïévitch est allé à cheval à Miasoïédovo pour distribuer des secours aux victimes de l’incendie. L’après-midi, nous sommes allés en bande nous promener, nous avons passé par le village. Tania a absolument voulu entrer chez le fils de la nourrice de Léon Nikolaïévitch, un paysan qui lit des livres et des journaux, méprise les « Messieurs » et les savants et se croit plus intelligent que tout le monde. Un moujik déplaisant ! Lorsque nous sommes rentrés, il faisait déjà sombre, j’ai développé les photographies et nous avons dîné. Reçu des nouvelles d’Andrioucha et de Gourévitch. Cette dernière me demande pour son journal un article de Léon Nikolaïévitch. Pourquoi est-ce à moi qu’elle s’adresse ? Léon Nikolaïévitch n’en fait jamais qu’à sa tête et la plupart du temps, il prend plaisir à me contrarier. Et moi, je n’aime pas Gourévitch et ne ferai rien pour elle. En ce moment Léon Nikolaïévitch lit son étude à Kasatkine, à Guinsbourg, à Soboliev et à Goldenweiser. Sa langue est lourde à la lecture. Temps sec, clair et doux. Macha est souffrante. Tania continue à caresser son rêve de sacrifier sa vie à la famille Soukhotine [5], mais grâce à Dieu, elle n’a perdu ni son calme ni sa gaieté.
Donné aujourd’hui à Sacha une excellente leçon, corrigé sa composition « Description de notre jardin », l’ai interrogée de nouveau sur sa leçon de géographie et lui ai longuement parlé des différentes formes de gouvernement.

6 août.


Extrêmement fatiguée d’avoir transcrit un long chapitre sur l’art. Guinsbourg m’a fait poser longtemps et cela aussi m’a fatiguée. Occupations qui assombrissent l’âme. Je suis lasse de travailler pour autrui bien que ce travail ne manque pas d’intérêt. Mais combien un travail personnel serait plus facile et plus agréable ! [20] Le soir Guinsbourg a imité un tailleur, puis un Anglais prononçant un discours et un Allemand faisant la lecture. Tout le monde a ri, mais le rire de certains était forcé. Quant à moi, je ne sais pas rire et n’ai pas le sens du comique. C’est mon défaut. Goldenweiser a admirablement joué un concerto de Grieg, une œuvre forte, originale qui me plaît beaucoup, deux nocturnes de Chopin, quelque chose de Schubert et une valse de Roubinstein. Kasatkine fait une petite esquisse d’après Tania. Soboliev nous a de nouveau pris en photographie et j’ai tiré quelques positifs de ses excellents négatifs. J’aurais voulu prendre aussi quelques photographies, mais les travaux de copie et les séances de pose ne me laissent aucun loisir.
Macha et Kolia sont ici. Macha est maigre, pâle et me fait peine. La pauvre ! Je voudrais tant lui aider ! De Tania, je n’écrirai rien. Ce qui se passe avec elle est terrible [26].
Léon Nikolaïévitch, accompagné de Kolia, est allé à cheval à Iasienki. On a modelé aussi d’après lui une statue, mais celle-ci est fort peu ressemblante. Pendant la soirée, il a lu à nos hôtes les trois premiers chapitres de son étude sur l’art. Plus tard, il a fait une partie d’échecs avec Goldenweiser et son fils Serge. Léon Nikolaïévitch est en train et bien portant.

8 août 1897.


Macha est tombée malade. Roudniev pense qu’elle a le typhus. Avec quel serrement de cœur, j’ai appris cette nouvelle ; j’ai des spasmes, des larmes dans la gorge, ces larmes familières et terribles, ces larmes d’inquiétude et de douleur, toujours en réserve et prêtes à couler. Macha voit constamment en songe Vanitchka, peut-être veut-il la rappeler à lui et l’arracher à cette vie misérable, pénible, compliquée avec ce flegmatique Kolia. Avant son mariage, Macha a mené une vie bonne et utile, une vie de sacrifice. Quel est l’avenir qui l’attend ? Dieu le sait. Elle me fait grand’pitié. Depuis qu’elle a quitté la famille, elle est si misérable ! Je me suis rappelé que Sacha Filosofova était morte du typhus et ma terreur n’a fait que croître.
A la maison, les visiteurs sont si nombreux qu’on ne s’y reconnaît plus : Macha et Nicolas Maklakov, les deux sœurs Stakhovitch, les deux Natacha, Natacha Obolienskaïa et Natacha Kolokoltzéva, Guinsbourg, Goldenweiser et Kasatkine. Nous étions vingt à table. Chacune de ces personnes, prise séparément, est très agréable, mais c’est dommage qu’elles soient venues toutes à la fois. Ni promenades, ni intimité, ni travail, ni copie, seulement un grand remue-ménage. Nouvelle séance de pose. Tiré de nouvelles photographies, je me suis baignée, je ne fais absolument rien. Le temps s’enfuit irrévocablement [97].
Hier, Léon Nikolaiévitch a lu mon journal que j’avais laissé sur la table et y a trouvé matière à s’affliger. Qu’est-ce qui peut lui faire de la peine ? Je n’ai jamais aimé personne autant et aussi longtemps que lui !
Un télégramme de Lombroso, anthropologue, qui est actuellement à Moscou pour le congrès médical et désire venir voir Léon Nikolaïévitch.
Pendant les séances de pose, Léon Nikolaïévitch lit à haute voix son étude sur l’art. Ce qu’il y a de très bien dans cette étude, c’est que l’auteur prend à partie les tendances de la jeune école décadente. Il faut endiguer cette tendance vile et insensée. Et à qui, sinon à Léon Nikolaïévitch, incombe cette tâche ?

11 août 1897.


Trois jours que je n’ai rien noté dans mon journal. Avant-hier on nous a amené Macha d’Ovsiannikovo. Elle a le typhus intestinal et, depuis quelques jours, une température de 40°. Au début, nous avons eu grand’peur, puis nous nous sommes faits à l’idée qu’elle est malade. Le docteur Roudniev nous a assurés que le typhus était léger. Pourtant Macha fait peine ; elle est très accablée, s’agite et ne dort pas la nuit. Je suis restée auprès d’elle jusqu’à trois heures du matin et ai copié l’étude de Léon Nikolaïévitch. J’ai beaucoup écrit. Macha a eu des douleurs dans le ventre. Léon Nikolaïévitch s’est levé et à voulu préparer lui-même le samovar afin que l’on pût faire des cataplasmes, mais le poêle étant encore chaud, il a mis chauffer les serviettes dans le four. Il me donne toujours envie de rire lorsqu’il entreprend quelque travail manuel. Il s’y prend de façon si primitive, avec tant de naïveté et de gaucherie. Hier, il a taché de suie toutes les serviettes, sa barbe s’est allumée à la flamme de la bougie et quand j’ai voulu l’éteindre en la serrant dans mes mains, il s’est fâché contre moi.
Tania m’a remplacée auprès de Macha à 3 heures du matin. Lombroso vient d’arriver. C’est un petit vieillard qui flageole sur ses jambes. Il est trop décrépit pour ses soixante-deux ans. Il parle le français mal, avec un fort accent et il fait beaucoup de fautes. Quant à l’allemand, il le parle plus mal encore. C’est un Italien, un anthropologue qui a consacré ses études au problème de la criminalité. J’aurais voulu le faire parler, mais je n’ai obtenu de lui que peu de choses intéressantes. Il a dit que le nombre des crimes va croissant partout sauf en Angleterre, qu’il n’ajoute pas foi aux renseignements fournis par les statistiques russes puisque la liberté de la presse n’existe pas chez nous. Il a ajouté que, — bien qu’il ait étudié la femme durant sa vie entière, — il ne pouvait pas la comprendre. Au sujet de la femme, — de la femme latine, — pour employer ses propres expressions, il a déclaré la Française et l’Italienne inaptes à tout travail. Leur seul but dans la vie est d’être élégante et de plaire. Quant à la femme slave, et la femme russe est de ce nombre, elle est apte à n’importe quel travail et infiniment plus morale. Il a dit que l’éducation était pour ainsi dire impuissante devant l’hérédité. Je suis d’accord avec lui.
Guinsbourg est parti aujourd’hui après avoir terminé la statuette de Léon Nikolaïévitch et la mienne. Hier, pendant que Léon Nikolaïévitch posait, trois jeunes filles ont insisté pour qu’on les introduisît auprès de Tolstoï. Quand celui-ci s’informa auprès des visiteuses si elles avaient quelque chose à lui demander, elles répondirent qu’elles désiraient seulement le voir. Et, après l’avoir regardé, elles s’en allèrent. Il est venu encore un jeune homme dans ce même but, mais on lui a répondu que Léon Nikolaïévitch n’était pas à la maison. Plus tard, comme nous prenions le thé, nous vîmes arriver quelqu’un, tout couvert de sang, qui menait sa bicyclette à la main. Il demanda Léon Nikolaïévitch. C’était un professeur du lycée de Toula, qui s’était fait mal en tombant de bicyclette. On l’a emmené dans le pavillon, lavé et on a pansé ses blessures. Nous l’avons retenu à dîner.
Les Natacha nous ont quittés hier et demain déjà, il ne restera presque plus personne à la maison. J’ai un grand désir de solitude. Hier Micha est parti pour Moscou avec son précepteur qui fait partie du jury. Il a fait chaud tous ces jours-ci. Une sécheresse et une poussière terribles ! Je ne suis pas bien portante, j’ai le corps brisé, des douleurs dans le foie et les reins. Léon Nikolaïévitch va bien, il a joué longtemps au tennis aujourd’hui. Et moi, ne serai-je plus jamais gaie, ni heureuse ? Rien ne me réussit et pourtant, il faudrait si peu de choses pour me satisfaire : pouvoir jouer du piano pendant deux heures et avoir cinq jours de liberté pour aller à Kiev chez ma sœur Tania. La maladie de Macha s’est mise en travers de tous mes projets. Qu’elle soit ici, dans la maison paternelle, ce n’est que trop naturel ! Moi-même, la sachant malade, j’aurais été la première à l’aller chercher. Mais ce qui me fâche, c’est la présence de Kolia, j’ai toujours envie de le chasser comme une mouche importune. Je n’aime pas ces pique-assiettes, flegmatiques, sans-gêne, paresseux.

13 août 1897.


Macha continue à avoir de la fièvre. Plus de 40° depuis le matin jusqu’au soir. La pauvre ! elle me fait peine. On se sent si impuissant devant le cours inflexible et l’obstination de cette affreuse maladie ! Jamais encore, je n’ai vu pareil typhus ! Le docteur que Léon Nikolaïévitch était allé chercher hier ne voit pas de danger, mais moi, j’ai constamment un poids sur le cœur.
Ces jours-ci, j’ai copié une grande partie de l’étude sur l’art. J’en ai parlé à Léon Nikolaïévitch et lui ai demandé comment il voulait que l’art existât sans écoles spéciales. Mais il est impossible de discuter avec lui, il s’excite, crie et devient si désagréable que tout l’intérêt que l’on prenait à la question recule à l’arrière-plan et que l’on n’a plus qu’un seul désir, qu’il se taise au plus tôt. Ainsi en a-t-il été hier !
Lorsqu’il a lu son étude à nos hôtes, ceux-ci n’ont pas soufflé mot et ils ont eu raison de faire semblant d’être d’accord avec lui. Il a parfois des idées magnifiques : celle-ci, par exemple, l’art doit servir à inspirer les hommes et non à les distraire. C’est une incontestable vérité. Encore une autre idée très belle : dans toutes les écoles, on devrait enseigner le dessin, la musique et tous les autres arts afin que chaque homme de talent ait la possibilité de trouver sa voie.
Chaleur et sécheresse terribles ! On a semé l’orge dans la poussière. L’herbe, les feuilles, tout est sec. Nous prenons des bains et cela nous soulage. Micha, qui est à Moscou, nous laisse sans nouvelles.

14 août.


Liova et Dora arrivent de Suède, gais et heureux. Dieu soit loué ! Ils vont nous égayer. Le docteur est venu et a assuré que l’état de Macha n’inspirait aucun danger. Je lui ai demandé conseil pour ma propre santé. Il a trouvé mon système nerveux très atteint et mon organisme sain. Il m’a prescrit du brome.
Léon Nikolaïévitch s’est rendu à cheval à Babourino où l’avait appelé un professeur de Pétersbourg. Passé tout le jour dans l’oisiveté. Je suis très fatiguée parce que je reste auprès de Macha jusqu’à 4 heures du matin. Elle est brûlante de fièvre, très agitée, la température est montée jusqu’à 40°,7. Je suis allée me baigner, ai collé des photographies. Lu un peu la Philosophie de l’Art de Taine et ai tenu compagnie à Macha. Sécheresse terrible.

16 août 1897.


La vie devient de plus en plus pénible. Macha continue à se mal porter. Aujourd’hui, je me suis levée dans un état de complète démence, car j’avais passé toute la nuit à son chevet dans une grande inquiétude. Elle a eu du délire qui a duré jusqu’au matin. A 5 heures, je me suis retirée dans ma chambre, mais je n’ai pas pu m’endormir. En outre, des désagréments de toutes parts. Tania est allée à Toula où elle avait rendez-vous avec Soukhotine, elle a passé quelque temps avec lui dans un hôtel, puis est partie avec lui en chemin de fer. Pour moi, elle n’a pas abandonné une minute l’idée de l’épouser [6]. Micha n’est pas allé à Moscou où l’attendait son professeur, il ne travaille pas et ne sera certainement pas reçu à ses examens [19]. Andrioucha est arrivé ce matin et restera ici six semaines. Il a le projet d’aller chez Ilia et à Samara. C’est bien. Le plus difficile c’est avec Léon Nikolaïévitch ! Impossible de lui adresser la parole, impossible de le satisfaire. Boulanger est venu hier. Nous avons parlé ensemble de l’utilité qu’il y aurait à parcourir l’étude de Léon Nikolaïévitch sur l’art et de supprimer les passages, d’ailleurs peu nombreux, qui pourraient servir de pierre d’achoppement à la censure et de publier cette œuvre simultanément dans le Posriednik et dans les œuvres complètes dont elle constituerait le quinzième tome. Je n’ai pu me décider à en parler la première à Léon Nikolaïévitch tant je redoute le ton d’irritation sur lequel il parle maintenant, non seulement à moi, mais encore presque à tous ceux qui osent le contredire. C’est Boulanger qui s’en est chargé et m’a dit que Léon Nikolaïévitch était d’accord avec lui. Mais quand j’ai moi-même abordé cette question avec Léon Nikolaïévitch, celui-ci s’est fâché et m’a répondu que Tchertkov avait demandé qu’aucune de ses œuvres ne parût en russe avant de paraître en anglais. Encore Tchertkov ! Même quand il est en Angleterre, cet homme tient Léon Nikolaïévitch en son pouvoir !
Nous avons parlé de Tania. Léon Nikolaïévitch a déclaré que nous ne devions songer qu’à nous afin de ne pas nous tromper touchant ce qu’il fallait conseiller et souhaiter à Tania. Et moi, j’ai répliqué qu’on ne pouvait pas mentir, qu’il fallait dire ouvertement ce que l’on pensait même au risque de se tromper et qu’il était impossible de ne pas être honnête par prudence. Je ne sais qui de nous deux a raison. Lui, peut-être ? Mais il ne s’agit pas de savoir qui a raison, mais bien de pouvoir discuter sans aigreur.
Pas plus tard qu’aujourd’hui, en sortant de son bureau, Léon Nikolaïévitch est tombé sur Micha et sur Mitia Davidov et leur a fait des reproches cruels mais justes. Et à quoi cela a-t-il servi ? S’il avait dit à Micha, d’un ton calme et ferme, qu’il fallait absolument qu’il allât à Moscou préparer ses examens, combien cela eût mieux valu ! Ces réprimandes ne font qu’exciter ses fils contre lui. Ceux-ci ont commencé à le juger et à dire que leur père ne savait que les gronder, ne leur avait jamais donné aucun conseil, ne s’était pas soucié d’eux, ne leur avait témoigné aucune sympathie, mais seulement de la méchanceté. C’est à leur mère seule qu’ils reconnaissent le droit de leur faire des observations parce qu’elle est la seule à prendre soin d’eux. C’est vrai, je prends soin d’eux, mais à quoi cela a-t-il abouti ? A rien. Andrioucha est un raté, Micha manque de fermeté. Qu’adviendra-t-il de lui ? Oh, comme tout est triste, triste…
Liova et Dora défont leurs valises et s’installent. Pour Dora, c’est difficile en pays étranger et dans une famille qui n’est pas très gaie. Souvent l’idée me vient de m’enfuir, je ne sais où. Je suis lasse, terriblement lasse de la vie ! Pourtant, il faut supporter jusqu’au bout cet éternel labeur. Je devrais me remettre à copier pour Léon Nikolaïévitch, mais je ne le puis. Je lui en veux de m’avoir réduite en esclavage, de ne s’être jamais soucié de moi, ni des enfants ; je lui en veux surtout parce qu’il continue de me réduire en servitude et que je n’ai plus la force de travailler et de le servir.
Cette nuit, en gardant Macha, j’ai copié tout le cinquième chapitre. J’accomplis toujours deux tâches à la fois.
Malgré la pluie, l’air est chaud et lourd. Je lis Taine. Je l’avais commencé il y a quelques temps, mais Léon Nikolaïévitch, ayant eu besoin de ce livre, l’avait mis je ne sais où. Maintenant que j’ai remis la main dessus, j’achève de le lire. J’ai trouvé chez Taine une bonne définition de l’art : « L’art a pour but de manifester le caractère capital, quelque qualité saillante et notable, un point de vue important, une manière d’être principale de l’objet1. »
Léon Nikolaïévitch n’apprécie pas Taine, mais Serge Ivanovitch m’avait conseillé de le lire.

17 août 1897.


Léon Nikolaïévitch et moi sommes entièrement réconciliés (à vrai dire, nous ne nous étions pas querellés), mais j’étais peinée de son attitude envers moi [9]. Nous avons une infirmière pour soigner Macha qui va mieux. Aujourd’hui, à plusieurs reprises, la température est descendue jusqu’à 38°,6. Liova et Dora sont apathiques et ne se portent pas très bien. Dora me fait peine. La pauvre ! Il lui est pénible de vivre en Russie, loin de ses parents. Le temps est redevenu sec, du vent. Depuis ce matin, l’air est frais. Tania est venue se baigner avec moi et nous avons parlé de Soukhotine. Elle m’a dit n’avoir pris encore aucune décision définitive. Hier soir, Micha est parti pour Moscou et Andrioucha pour une destination inconnue. J’ai recommencé à copier pour Léon Nikolaïévitch tout en gardant Macha, mais dans l’accomplissement de ces devoirs élémentaires, je ne trouve déjà plus la moindre satisfaction, je m’ennuie. — Un nouvel incendie a éclaté chez Ilia. La récolte de cette année, les granges, les instruments, etc… tout a brûlé. Oh ! quel fardeau que la vie ! — Dounaïev et Mitia Diakov sont ici. Je me suis demandé aujourd’hui pourquoi je suis si lasse de copier pour Léon Nikolaïévitch. Il est pourtant absolument nécessaire de faire ce travail. Voici la réponse que j’ai trouvée : Tout travail exige que l’on s’y intéresse ; il faut au moins vouloir qu’il soit bien fait et savoir comment et quand on le terminera. Si je couds, j’en vois les résultats. La marche du travail m’intéresse. Est-ce que je le fais vite ? Est-ce que je le fais bien ou mal ? Si je donne une leçon, — je peux constater les progrès de mon élève ; si j’étudie mon piano, c’est moi-même qui fais des progrès, qui comprends soudain des choses nouvelles et découvre des beautés inconnues. Je ne parle ni des œuvres littéraires, ni des œuvres artistiques, mais des plus simples travaux de la vie quotidienne. Transcrire pour la dixième fois le même article, quel travail ingrat ! On n’a même pas la possibilité de bien faire. On ne peut jamais savoir quand ce sera fini. On fait et refait sans cesse. J’ai perdu l’intérêt que j’avais à suivre le progrès d’une œuvre artistique. Au temps de Guerre et Paix, je me rappelle l’impatience avec laquelle j’attendais, pour la recopier, la tâche quotidienne de Léon Nikolaïévitch. Avec quelle fièvre j’écrivais pour découvrir de nouvelles beautés. Tandis que maintenant, ce travail m’ennuie. Il faut absolument que j’entreprenne un travail personnel, autrement mon âme s’étiolera.

18 août 1897.


Nous avons fait hier une belle promenade avec Léon Nikolaïévitch et Dounaïev. Après avoir traversé Zassiéka, nous sommes allés à Kozlovka en longeant la voie ferrée. Que de calme, que de poésie dans la forêt ! Après avoir fait douze verstes, j’étais fatiguée et la marche m’a paru difficile et ennuyeuse [93].
Macha va mieux. M. A. Schmidt est venue. Il est tombé une pluie fine. Nous sommes allés nous baigner. Depuis hier ou plutôt depuis avant-hier, nous avons une infirmière qui veille sur Macha. Le docteur Roudniev est venu. Je suis allée voir Liova dans l’autre maison que j’ai mise en ordre. Les travaux domestiques sont ennuyeux [5]. Ensuite, j’ai beaucoup copié pour Léon Nikolaïévitch. Une incisive de la mâchoire inférieure est déchaussée ce qui me met de méchante humeur. Comme j’ai peu envie de vieillir, mais de cela aussi il faut s’accommoder. Journée dépourvue d’intérêt. Je vais lire Taine.

21 août 1897.


Tous ces jours-ci, Macha m’a inspiré de grandes craintes. Par moments, une température supérieure à 40° et ce matin, tout à coup 35°,6. Nous lui avons donné du champagne. Pendant la journée, elle n’a rien pu avaler et a vomi tout ce qu’elle absorbait. C’est terrible ! j’ai grand’pitié d’elle. La pauvre est tout à fait épuisée. Lisa Obolienskaïa est arrivée et m’aide à soigner Macha. Nous avons pris une infirmière pour veiller sur l’état général et nous aider la nuit. Reçu la visite du fastidieux prince Nakachidze, un Caucasien, le frère de cette princesse Nakachidze qui s’est rendue en Angleterre chez Tchertkov après avoir distribué à Tiflis des secours aux Doukhobores. Nous attendons aujourd’hui Mitia Olsoufiev.
Depuis deux jours, je m’occupe de photographies [7]. Je suis allée me promener avec Roudniev. Coucher de soleil pur et beau, des nuages rosâtres entourés d’une bande de feu. Sécheresse terrible ! Léon Nikolaïévitch a parcouru à cheval les jolis endroits de Zassiéka. Il a recommencé du commencement son étude sur l’art. Il est très tendre et aux petits soins pour moi, et moi je ne me sens plus rien, ma sensibilité est émoussée ; l’inquiétude que me cause Macha, les nuits d’insomnie m’ont rendue terriblement nerveuse.
J’ai donné ce matin à Sacha une leçon trop brève. Elle brode pour moi une petite serviette dont elle me fera cadeau pour mon anniversaire de naissance. J’aurai demain cinquante-trois ans.

23 août.


Macha va mieux, ce qui est une joie pour nous tous. Mais j’ai un nouveau poids sur le cœur : Soukhotine arrive demain et Tania est très excitée [34]. Léon Nikolaïévitch a eu la touchante attention d’aller à cheval chercher les plus jolis coins de Zassiéka pour m’y conduire le jour de mon anniversaire. Cette promenade d’hier a été charmante. Malheureusement j’étais si fatiguée que je n’ai pas pu le cacher ; aussi ai-je fait de la peine à Léon Nikolaïévitch et je le regrette beaucoup. D’ailleurs nous nous sommes reposés longtemps auprès des isbas des forestiers près d’un feu qui flambait. Les chênes séculaires au sombre feuillage étaient d’une si majestueuse beauté, qu’oubliant ma fatigue, je suis rentrée d’un pas allègre. Je m’occupe de photographie. Je n’ai pas copié du tout ces jours-ci et me sens très coupable. Boulanger est arrivé. Lisa Obolienskaïa est partie.
Demain, je me rendrai à Moscou où j’ai beaucoup à faire. Il faut y conduire Micha et rester auprès de lui pendant les deux jours que durera son examen. J’ai très peu envie d’aller là-bas, cela m’est difficile. Mais je sens qu’il le faut.

26 août 1897.


Je suis à Moscou depuis deux jours. Hier je suis allée dans les banques, j’ai versé 1 300 roubles pour payer les intérêts de l’hypothèque sur la propriété d’Ilia. Je devrai en verser encore autant. Un incendie a éclaté chez lui. En outre, il a perdu 2 000 roubles d’arrhes qu’il avait versés pour une propriété qu’il se proposait d’acheter avec Serge dans le gouvernement de Volinskoï. Tout cela m’irrite et m’afflige. Ilia est un propre à rien ; il est également incapable de faire des études, de diriger une entreprise et de s’occuper de quoi que ce soit.
Mania, la femme de Serge, a mis au monde un fils le 23 août. Pauvre Serge ! Pauvre petit !
Moscou est calme, mais ennuyeux. Personne n’y est encore rentré. Le charmant Tourkine est venu et nous nous sommes agréablement entretenus de l’éducation des enfants. Serge Ivanovitch n’est pas encore à Moscou, cela me fait grand’peine de ne pas le voir.
J’ai passé aujourd’hui mon temps à faire des comptes avec le commis. Des chiffres, des chiffres à n’en plus finir ! Une terrible tension d’esprit afin de ne rien omettre et de ne rien oublier.
Il a plu, le temps s’est refroidi et assombri. C’est demain l’examen de Micha. J’ai affaire à la censure et à la maison avec le commis.

28 août 1897.


C’est aujourd’hui l’anniversaire de naissance de Léon Nikolaïévitch qui a soixante-neuf ans. C’est, je crois, la première fois depuis que nous sommes mariés que je passe ce jour sans lui et je le déplore. Dans quelles dispositions d’esprit est-il aujourd’hui ? Hier, je n’ai fait que penser à son étude sur l’art qui me tourmente beaucoup. Elle pourrait être excellente, mais elle contient tant de paradoxes, d’injustices et le ton en est si agressif !
Micha subit aujourd’hui ses derniers examens, je l’attends avec impatience. Passera-t-il en seconde ?
Je travaille de toutes mes forces avec le commis ; j’ai passé des journées entières à faire des comptes. Allée hier à la censure avec le livre de Spire pour l’édition du Posriednik, des courses. Je n’ai rien fait dans la maison, qui est très sale.
Vivre seule ici est pour moi très sain et très calmant. Je reviendrai le 10 septembre [74]. Le temps est devenu froid ou plutôt frais et sombre. Je suis allée aux bains à vapeur.

31 août 1897.


Tout est triste. Insuccès sur insuccès ! Micha reste en troisième. Andrioucha m’a fait encore une scène pénible à Moscou et lui, le pauvre, est parti tout en larmes avec Micha chez Grouzinskii. Il m’a semblé légèrement ivre, car il passait étrangement de la plus extrême grossièreté à la tendresse la plus exaltée. L’indifférence avec laquelle Micha supporte son échec me fait peine. Il est allé au jardin avec ses camarades et a crié à tue-tête des chansons russes. Mes enfants ne sont pas du tout comme nous eussions désiré qu’ils fussent. J’aurais aimé voir en eux le sentiment du devoir, la finesse de goût, je les aurais voulu cultivés ; Léon Nikolaïévitch aurait désiré qu’ils accomplissent simplement un travail austère et menassent un existence simple et tous deux aurions voulu les voir obéir à de nobles principes moraux. Or, il n’en est rien. Je suis rentrée à Iasnaïa Poliana avant-hier lasse et affligée. Léon Nikolaïévitch est venu à ma rencontre, non loin de la maison et a pris place à côté de moi dans la voiture, mais à aucun moment, il ne m’a demandé des nouvelles des enfants. Combien cette indifférence me blesse ! Ici, une quantité de gens : Dounaïev, Doubienskii et sa femme, Rostovtzev et Serguiéenko. Toutes les chambres sont occupées. On s’agite, on bavarde. Cela m’a beaucoup fatiguée. Tous ces gens veulent quelque chose de Léon Nikolaïévitch et celui-ci a imaginé d’écrire une lettre et de la faire imprimer à l’étranger. Voici ce dont il s’agit : Nobel a institué un prix de plusieurs millions en faveur de la paix, c’est-à-dire contre la guerre. Un comité réuni en Suède a décidé que c’était l’œuvre de Viéréchtchaguine qui constituait la plus violente protestation contre la guerre. Mais l’enquête a prouvé que l’artiste avait exprimé cette protestation par hasard et non par conviction. Alors, on a affirmé que Léon Nikolaïévitch méritait ce prix. Il va sans dire qu’il n’a jamais songé à accepter cet argent pour lui, mais il a écrit une lettre pour prouver que c’était les Doukhobores qui avaient le mieux servi la cause de la paix en se refusant au service militaire, refus qui avait entraîné pour eux de cruelles souffrances.
Je n’aurais rien eu à objecter à une lettre de ce genre, mais le fait est que, dans la lettre qu’il a écrite, Léon Nikolaïévitch attaque grossièrement et sans aucune nécessité le gouvernement russe. Cette lettre m’a vivement inquiétée, elle a agi sur mes nerfs déjà très faibles et m’a mise au désespoir. En pleurant, j’ai reproché à Léon Nikolaïévitch de n’avoir pas pitié de lui-même et de provoquer le gouvernement sans aucune raison. J’aurais voulu partir, car je ne puis continuer à vivre dans une atmosphère si malfaisante pour mes nerfs, parmi de telles difficultés et sous l’éternelle menace de voir Léon Nikolaïévitch faire, contre le gouvernement, un geste brutal qui entraînera notre déportation.
Touché par mon désespoir, Léon Nikolaïévitch m’avait promis de ne point envoyer cette lettre. Mais aujourd’hui, il est revenu sur cette promesse et a décidé d’envoyer une lettre plus modérée. Alors, par instinct de propre conservation, je n’ai plus opposé qu’indifférence à cette affaire. Il est impossible de passer les nuits sans fermer l’œil, comme cela m’est arrivé hier, impossible de pleurer et de se tourmenter éternellement. Partout, il n’y a que chagrins. Ilia est venu, un incendie a éclaté chez lui. Il comptait évidemment sur mon aide, mais moi j’ai en perspective de nombreuses échéances, je viens de verser, pour son compte, 1 300 roubles à la banque et, cet hiver, je devrai en verser encore autant. Il ne m’a pas demandé d’argent et s’est borné à faire illusion à sa mauvaise situation. Il a dit à Liova : « Le printemps dernier, j’ai demandé à maman 1 000 roubles (je lui en avais déjà donné 2 500), mais elle me les a refusés. Je n’ai rien assuré, maintenant tout a brûlé et je ne recevrai aucune indemnité. » A quoi Liova a répondu : « Ce n’est pas la faute de maman si un incendie a éclaté chez toi. Tu es injuste ! » Et il est parti. J’ai rappelé à Ilia que Serge et lui, trouvant désagréable d’avoir constamment à me demander de l’argent, avaient décidé que je réglerais pour eux, à dates fixes, les intérêts de l’hypothèque sur la propriété, à savoir 2 000 roubles par an et qu’il s’était déclaré satisfait de cet arrangement.
Maintenant, il me reproche de ne pas lui donner d’argent de la main à la main et il assure qu’il eût mieux valu que je ne fisse aucun versement à la banque. A ces mots, je me suis malheureusement fâchée, j’ai dit qu’il était vil de sa part de me prier de verser de l’argent à la banque pour me le reprocher ensuite. Comme c’est triste et douloureux que nous nous soyons querellés pour des questions d’intérêts. Je l’aiderais volontiers, mais je n’ai pas de disponibilités en ce moment.

1er septembre.


Tous nos hôtes s’en sont allés. Comme c’est bon d’être seule ! Hier soir, j’ai eu un entretien bref, mais désagréable avec Léon Nikolaïévitch. J’étais mal portante, il me cherchait noise à propos de certains passages de mon journal (je me propose toujours de narrer cette histoire) et surtout, je voyais son désir auquel, pour raison de santé, je ne pouvais répondre. C’est bien là ce qui l’a fâché le plus. Nous sommes redevenus amis, j’ai copié pour lui deux chapitres, fait sa chambre où j’ai mis des fleurs merveilleuses [53].
J’ai été très en mal de musique tout le jour ; je ne rêve que de musique. Bientôt, j’irai à Moscou, je prendrai un piano. Je jouerai et j’espère que Serge Ivanovitch viendra et jouera aussi. Comme ce sera bon ! Cette seule pensée me ranime [57].

2 septembre 1897.


J’ai mis en ordre la bibliothèque, suis allée me baigner avec Viérotchka ; l’eau avait 11° ; j’ai pris des photographies de notre jardin, des pommiers abondamment couverts de fruits. Recopié partiellement la lettre remaniée de Léon Nikolaïévitch à propos du prix Nobel. Le début en est modéré. Je suis de mauvaise humeur à cause de ces deux dents branlantes et la perspective d’avoir de fausses dents me semble insupportable. Que faire ? Il faut prendre son parti de vieillir.
Je vais me coucher et lire les œuvres philosophiques de Spire. Il a plu légèrement, mais il ne fait pas encore froid.

4 septembre.


Quelque peine que l’on se donne, quelque effort que l’on fasse, on ne parvient pas à combler la vie. Bien que nous ayons l’air unis, chacun des membres de notre famille souffre de la solitude. Léon Nikolaïévitch se plaint aussi d’être seul, abandonné. Tania est amoureuse de Soukhotine, Macha est mariée et moi, il y a longtemps que toute intimité morale a cessé d’exister entre Léon Nikolaïévitch et moi ! Nous sommes tous las de vivre uniquement pour le servir. Il était heureux d’avoir réduit trois femmes en esclavage : ses deux filles ainées et moi. Pour lui, nous copiions, sur lui, nous veillions, nous nous donnions beaucoup de peine pour lui assurer ce régime végétarien qui devenait si difficile et si compliqué quand il était malade ; jamais, nulle part, nous ne le laissions seul. Et soudain, chacune de nous a réclamé ses droits à une vie personnelle, les amis de Léon Nikolaïévitch sont déportés à l’étranger, il n’a plus de nouveaux disciples et il est malheureux.
Je m’évertue à lui aider ; je transcris son étude ; hier j’ai copié une longue lettre de quinze pages relative au prix Nobel, je prends soin de lui. Parfois, l’existence m’est insupportable sans travaux, sans intérêts personnels, sans répit, privée d’amis, de musique, je perds courage et m’ennuie.
Léon Nikolaïévitch parle sans cesse de l’amour de Dieu et du prochain et n’écrit que sur ces questions. Je l’écoute, je le lis et suis plongée dans la perplexité. Léon Nikolaïévitch passe sa vie sans entrer en contact avec son prochain, sans lui témoigner la moindre sympathie. Il se lève, boit son café, va se promener ou se baigner et, sans avoir vu personne, revient et se met à écrire ; puis il part à bicyclette de nouveau pour se baigner ou pour se promener ; il déjeune, lit en bas ou joue au tennis. Il passe l’après-midi chez lui dans son bureau. Ce n’est qu’après le souper qu’il passe quelques instants auprès de nous en parcourant les journaux ou en regardant les illustrations. Ainsi, jour par jour, s’écoule cette vie régulière et égoïste, cette vie sans amour. La famille, nos intérêts, les joies, les chagrins des êtres qui lui sont proches ne le touchent pas. Cette froideur m’a mise à la torture. J’ai cherché à remplir ma vie spirituelle, je me suis éprise de musique où je trouvais exprimés ou plutôt où je devinais les sentiments humains les plus complexes. Mais à la maison, non seulement on n’approuvait pas mon amour pour la musique, mais encore mon mari me le reprochait avec cruauté. Alors, la vie a de nouveau perdu tout intérêt pour moi et, le dos courbé, je copie durant des heures et pour la dixième fois un fastidieux article sur l’art ; je m’efforce de puiser une joie dans l’accomplissement de mon devoir, mais ma nature se révolte, aspire à une vie personnelle ; je m’enfuis de la maison, cours dans la forêt, lutte contre le vent, me jette dans la rivière et me baigne dans l’eau froide. Dans ces sensations, je trouve un maigre plaisir.
Sans m’en rien dire, Léon Nikolaïévitch est parti à cheval chez Bouliguine à Khotounka, à seize verstes d’ici. Il vient d’arriver un professeur américain que je ne connais pas. Jeté avec effroi un coup d’œil sur les papiers de Léon Nikolaïévitch que j’ai pris pour les copier. Que de travail sur la planche !
Donné ce matin à Sacha une leçon d’une heure et demie ; corrigé une composition sur sa visite au couvent de Troïtza ; marqué les mouchoirs de Micha, lu, copié. Bien que j’aie été occupée tout le jour, il me semble que je n’ai rien fait. Il en est toujours ainsi quand le cœur n’est pas à l’ouvrage.
En rentrant du bain, j’ai pensé de nouveau que l’homme ne vit que de rêves [59]. Mais le plus doux des rêves, c’est le royaume céleste dans lequel nous entrerons après la mort, l’union avec Dieu et la réunion avec les êtres chers que nous avons perdus.
Ah ! cher Vanitchka ! Aujourd’hui, en apercevant un morceau de sa petite veste bleue rayée, j’ai fondu en larmes. Pourquoi m’a-t-il laissée seule sur terre, privée d’affection. Je ne puis vivre sans lui, il a emporté mon âme et mon corps souillé de péchés achève péniblement sa vie terrestre.

8 septembre 1897.


Quelle agitation ! Encore des visiteurs : Dounaïev, Boulanger, Sen-Djon, un Anglais adressé par Tchertkov, je crois. On expulse Boulanger à l’étranger, on le trouve dangereux parce qu’il propage les idées de Léon Nikolaïévitch et parce qu’il a écrit et publié dans les Nouvelles de la Bourse une lettre sur la misère où se trouvent les Doukhobores. On l’a convoqué à Pétersbourg, à la sûreté où, sans autre forme de procès, on lui a signifié son expulsion.
Boulanger est un homme plein de vie, intelligent et énergique. On a eu peur de lui. Comme notre gouvernement est despotique ! On croirait que nous n’avons pas de tsar. Des gens obtus et méchants tels que Goriémikine (le ministre de l’Intérieur) ou Pobiédonostzev prennent des mesures arbitraires que l’on impute au jeune tsar et c’est dommage. Léon Nikolaïévitch est très abattu par un bouton qu’il a sur la joue et parle beaucoup de la mort dont il a très peur. Cela m’effraie. Il aura bientôt terminé son étude sur l’art. Nous avons à la maison une jeune fille qui le copie à la machine. Léon Nikolaïévitch veut en envoyer la traduction en Angleterre afin qu’elle soit imprimée chez Tchertkov [122].

9 septembre 1897.


J’aurais voulu jouer du piano, lire, me promener, boire du thé même. Au lieu de cela, j’ai copié plusieurs heures de suite l’étude de Léon Nikolaïévitch sur l’art. En rentrant de chez Sousermann où il était allé à cheval, Léon Nikolaïévitch ne m’a même pas dit « merci » ; il est parti d’un air maussade lorsque je lui ai demandé de m’expliquer certains passages de son manuscrit que je n’avais pas pu déchiffrer. Je suis irritée que l’on apprécie si mal mon travail [100].

12 septembre 1897.


Depuis hier, je suis à Moscou complètement seule avec niania et je me sens fort bien. Micha fréquente le lycée et ne revient que pour les repas. Tania a élu domicile chez Woulf et je la vois peu. Le matin, je vais chez le dentiste qui me met à la torture [9]. Le moment est venu où il faut que je me fasse remplacer les dents ; j’ai perdu encore une dent de devant et je ne supporte pas ce qui est laid et incommode. Je prévois qu’il me sera difficile de porter de fausses dents. Je me sens à l’aise ici sans tous ces étrangers, sans ces visiteurs désagréables qui entourent Léon Nikolaïévitch. Je suis heureuse d’être hors de la famille, nos relations sont si compliquées, heureuse de ne point entendre parler des Doukhobores, des articles et des lettres qui doivent être imprimés à l’étranger, des attaques contre le gouvernement. Je suis à l’abri de toutes les exigences et de tous les reproches. J’en suis si lasse et j’ai si grand besoin de respirer. Ce soir, j’ai joué du piano, pris quelques notes en vue d’une nouvelle que j’ai grande envie d’écrire. Rien de la maison. Ici, je n’ai encore vu personne, mais j’ai grande envie de voir Serge Ivanovitch et surtout de l’entendre jouer. J’espère bien qu’il viendra me faire de la musique le jour de mon anniversaire de naissance.

14 septembre 1897.


Hier, je suis allée de nouveau chez le dentiste, puis j’ai gardé la maison, cousu, lu et fait de la musique le soir. J’étudie une invention de Bach à deux voix et une sonate de Beethoven. Cela ne va pas, il faut les travailler [98].
J’ai pris un fiacre pour aller avec niania sur les tombes de Vanitchka et d’Aliocha. Chaque fois que je vais au cimetière, je suis accablée par la douleur et par les souvenirs. C’est un mal que rien ne peut guérir.
Je souhaite passionnément la mort, je voudrais disparaître dans cet inconnu où sont mes fils. Niania a poussé des soupirs et pleuré, et moi, en récitant un Pater noster, j’ai fait effort pour m’unir spirituellement à mes enfants et leur demander d’intercéder auprès de Dieu pour nous, pauvres pêcheurs. Puis je me suis arrachée à mon chagrin [61]. Il paraît que Tanéïev est venu me voir aujourd’hui avec Ioucha Pomérantzev. Comme je regrette d’avoir manqué sa visite, j’ai si grande envie de le voir ! Comment arranger cela maintenant ? Dieu m’y aidera d’une manière ou d’une autre, et s’il ne m’y aide pas, ce sera bien aussi.
Je ne sais rien de la maison. Léon Nikolaïévitch n’écrit pas. Liova ne m’envoie de lui aucune nouvelle et ne me donne que des commissions.

15 septembre 1897.


Je me suis levée tard et me suis occupée du ménage [34]. Puis je suis allée chez le dentiste qui m’a posé des dents. Au premier moment, j’ai cru qu’elles allaient bien, mais elles me blessent tellement les lèvres que force me sera de retourner chez lui. Que tout cela est ennuyeux !
En rentrant à la maison, j’ai appris que Serge Ivanovitch était venu encore une fois en mon absence. J’en ai conçu du chagrin, je voudrais tant le voir ! Allée chez le prince Ourousov qui malheureusement était parti pour la campagne. Je suis allée demander si Varia ou Macha Kolokoltzéva étaient arrivées, mais je n’ai trouvé personne. J’aurais besoin de la société de quelqu’un qui me fût proche. Serge Ivanovitch est venu ce soir à 8 heures et a passé la soirée avec moi. Micha, après avoir dîné avec moi, était parti chez les Diakov. Quel regret que Léon Nikolaïévitch m’en veuille au sujet de Serge Ivanovitch ! Nos relations sont simples, sérieuses, calmes et me donnent beaucoup. Nous avons parlé toute la soirée d’art, de musique, des œuvres de Léon Nikolaïévitch pour qui Serge Ivanovitch a beaucoup d’affection [91].
Serge Ivanovitch m’a joué sa magnifique symphonie qui m’a beaucoup émue. C’est une œuvre splendide, d’un style noble et soutenu.

17 septembre 1897.


C’est le jour de ma fête et, sottement, je me suis occupée de cela toute la journée. J’ai acheté quelques fleurs pas chères, changé les meubles de place pour les disposer gentiment, tout comme je faisais lorsque j’étais enfant et que nous préparions une fête [12]. Reçu une lettre de Sacha dont je me suis réjouie. Liovotchka n’écrit pas, on dirait qu’il m’ignore et cela me fait mal. La maison a pris un air de fête. J’ai régalé les domestiques d’un pâté, d’une oie, de craquelins et de thé. Tout le monde était très content. Le soir sont venus : oncle Kostia, Aleksei Maklakov, S. I. Tanéïev, Pomérantzev, Koursinskii. Puis ce fut au tour des camarades de Micha qui ont chanté en chœur, sauté, lutté, mangé et bu. Oncle Kostia a prié Serge Ivanovitch de s’asseoir au piano, je n’osais pas le faire, et ce dernier nous a rejoué sa symphonie. Il en est de la musique de Serge Ivanovitch comme de certaines personnes : mieux on les connaît, plus on les aime. En entendant cette symphonie pour la troisième fois, j’ai découvert en elle de nouvelles beautés. C’était très intéressant.
Je suis allée chez tante Viéra Aleksandrovna. C’était son jour de fête. Je l’ai trouvée grippée, au lit et absolument seule. Pour le moment, sa petite fille est auprès d’elle, mais elle se prépare à partir. Voilà comment on reste seule au monde après avoir donné le jour à onze enfants. C’est instructif ! Il faut en prendre son parti sans murmurer.
Lu quelques instants, fait un peu de musique, allée au marché aux champignons. Journée vide et inutile.

18 septembre.


Fait la grasse matinée et me suis assise au piano. Étudié une invention à deux voix de Bach, très difficile ! Puis quand la pluie a cessé, je suis allée chez le dentiste et à la fabrique Goubner acheter de la finette. Rencontré par hasard Serge Ivanovitch. Tout d’abord, je ne l’ai pas reconnu, ensuite j’ai été étonnée de le voir. Le sort me réserve toujours pareilles surprises. Tanéïev allait se promener au Monastère de la Vierge, je l’ai accompagné jusqu’au train tout en causant. Je n’ai pas pu aller à la fabrique, mais suis arrivée à temps chez le dentiste qui semble m’avoir aujourd’hui très bien posé les dents. J’ai eu tort de raconter à Serge Ivanivitch que j’avais voulu m’ôter la vie en me laissant geler sur le Mont aux Moineaux. Naturellement je lui en ai tu les raisons et les circonstances. Mais ces souvenirs sont en moi si vivants et si douloureux que j’ai éprouvé le besoin de tout avouer [16].
En rentrant à la maison, j’ai dîné avec Micha. Joué du piano quatre heures de suite et je suis fatiguée. Micha et Boutiénev sont venus. Micha s’est mis à étudier ses leçons, moi à broder des monogrammes pendant que Boutiénev lisait en bégayant les Pensées et Maximes. Reçu de la famille un télégramme de félicitations qui est arrivé en retard. Par instants, je me sens attirée vers Iasnaïa Poliana ; mais si je songe à toutes les complications et difficultés de notre vie de famille, alors je préfère rester ici dans la solitude et le silence. Seuls ces visiteurs étrangers suffiraient à m’ôter l’envie de retourner là-bas.

19 septembre 1897.


Un homme de talent met toute son intelligence et toute sa sensibilité dans ses œuvres et n’oppose à la vie qu’indifférence et mollesse. Hier, j’ai étudié les romances de Serge Ivanovitch. J’en ai beaucoup maintenant. Non seulement la musique correspond au caractère de l’œuvre dans son ensemble, mais encore presque à chaque mot (que de passages vigoureux !) ; en outre le caractère et le style des œuvres de Serge Ivanovitch sont très soutenus. Maintenant, je reconnais tout de suite sa musique. Dans la vie, il est si calme, si peu communicatif, il n’exprime aucun sentiment, rarement ses idées et il a toujours l’air d’être indifférent à tout et à tous.
Et mon mari qui a incomparablement plus de talent ! Quelle étonnante compréhension de la vie psychologique dans ses œuvres et quelle incompréhension et indifférence envers la vie des êtres qui lui sont les plus proches. Il ne connaît et ne comprend ni moi, ni ses enfants, ni ses amis, ni autrui.
Du vent. Temps morne et triste. La musique, la musique seule m’attire. Je suis souffrante, seule, j’aurais besoin d’affection, de société, mais où trouver ces choses ? Chacun a besoin d’affection, mais rares sont ceux qui en peuvent donner ! Et si quelqu’un donne amour, chaleur, abnégation, alors on ne les accepte pas, on n’a pas besoin de cette affection qui n’est qu’un fardeau. Ainsi en est-il la plupart du temps : les lignes de l’amour sont parallèles et ne se rejoignent pas : elles ne sont presque jamais dans le prolongement l’une de l’autre. Il y en a toujours un qui aime et l’autre qui se laisse aimer.

22 septembre 1897.


Me voici de retour à Iasnaïa Poliana. J’ai laissé à Moscou Micha, niania et cet ivrogne d’Ivan. C’est à regret que j’ai renoncé à ma solitude, à la possibilité de faire de la musique et que j’ai renoué avec cette vie fiévreuse qu’a organisée ici Léon Nikolaïévitch. Nous avons reçu la visite des Molokanes auxquels, pour des raisons religieuses, on a enlevé leurs enfants. Léon Nikolaïévitch a déjà écrit une fois au jeune tsar à leur sujet, mais cette démarche est restée sans résultats. Il vient d’écrire à nouveau. Par bonheur, l’empereur est à l’étranger et il est probable que la lettre ne lui parviendra pas. Moi-même, j’aurais fait tout au monde pour rassurer les mères et consoler les enfants, mais puisqu’il n’y a rien à faire, à quoi bon mettre sa sécurité en péril. Léon Nikolaïévitch a déjà publié dans les journaux cet appel en faveur des Doukhobores. Il lui faut du bruit, de la réclame, de la publicité. Je ne crois ni en sa bonté, ni en son humanité. La gloire, la gloire, une soif de gloire illimitée, délirante, inassouvissable. Comment croire à l’amour de Léon Nikolaïévitch qui n’aime ni ses enfants, ni ses petits-enfants, ni aucun des siens. D’où lui viendraient soudain cette affection pour les enfants de Molokanes et des Doukhobores ? Il a un abcès sur la joue. Il est enveloppé d’un châle et a terriblement peur de tomber malade. Que de pitié il inspire !
Il est allé deux fois sans moi chez le docteur et la troisième fois, c’est le docteur qui est venu ici. Léon Nikolaïévitch affirme qu’il a le cancer et mourra bientôt. Il est morne et a mal dormi. Maintenant, il va mieux. Ah ! le pauvre, combien il lui sera difficile de souffrir, de se séparer de la vie ! Dieu lui vienne en aide. Puissé-je ne pas vois sa fin et ne pas lui survivre !
Tania se prépare à partir pour Ialta ; elle reste toujours aussi faible de caractère. Macha aussi est faible d’âme et de corps. Tout va bien chez Liova et Dora. Kolia Obolienski est allé à Moscou pour affaires.
Je viens de copier un peu pour Léon Nikolaïévitch. Tiré des photographies pour Micha, taillé une robe pour la petite Viéra, la fille du valet de chambre. J’ai une nostalgie de musique, mais à peine en parlé-je que mes deux filles me le reprochent d’un ton hostile.

26 septembre 1897.


Journées agitées. J’ai passé fort agréablement, bien que sans aucune solennité, le jour anniversaire de mon mariage. Trente-cinq ans que nous sommes mariés ! Bien que ma vie ait été par instants difficile et compliquée, je remercie Dieu qui a permis que nous restions purs l’un devant l’autre, que nous vivions amicalement et même que nous nous aimions encore. Mes deux fils aînés sont arrivés, toute la famille est réunie. Micha seul manquait, mais, à ma grande joie, je viens de le voir arriver. Serguiéenko, Boulanger et son fils âgé de neuf ans sont venus aussi. Boulanger part le 28 pour l’Angleterre où on l’exile pour avoir diffusé les idées de Tolstoï.
Léon Nikolaïévitch a écrit la conclusion de son étude sur l’art qu’il a de nouveau remaniée. Je vais me mettre à la transcrire. J’ai copié en outre une lettre de lui aux Rouskié Viédomosti. Plusieurs journaux déclarent inconcevable que le congrès des missionnaires réunis à Kazan ait voté une motion demandant à ce que les enfants des Molokanes fussent enlevés à leurs parents. Pourtant c’est un fait. Les parents auxquels on a ravi leurs enfants sont venus trouver Léon Nikolaïévitch et l’ont prié d’intervenir dans cette affaire. C’est à ce sujet qu’il a écrit aux Rouskié Viédomosti. Publiera-t-on cette lettre ? C’est là toute la question.
Nous avons passé deux jours paisibles en famille et aujourd’hui, de nouveaux visiteurs, un officier, le prince Tcherkasskii, le professeur de lycée Tomachévitch. Lisa Obolienskaïa est arrivée hier soir et, aujourd’hui, nous sommes allés avec elle faire une longue promenade. Comme c’était beau ! [83].
Chemin faisant, en réponse aux questions de Lisa Obolienskaïa, j’ai narré toute l’histoire de mon attachement pour Serge Ivanovitch, la jalousie de Léon Nikolaïévitch, j’ai parlé du sentiment que j’éprouvais pour lui en ce moment. Toute cette conversation m’a émue. A la maison, pénibles entretiens avec Macha au sujet de son avenir. Elle va aller vivre à Pokrovskoïé avec son mari chez la mère de celui-ci. Voilà ce que je n’approuve pas. J’ai dit à Macha qu’il fallait absolument que Kolia se mît à travailler et ne vécût pas aux crochets, tantôt de sa mère, tantôt de sa belle-mère. Tania, Kolia et Macha font leurs valises et se préparent à partir pour la Crimée.

29 septembre 1897.


Macha et Kolia sont partis hier pour la Crimée. Je les regrette peu, bien que j’aie pour eux plus d’affection maintenant qu’au début de leur mariage. La crainte de voir mourir Macha m’a attachée à elle. Kolia est un bon et brave garçon, mais il est mou et paresseux. Il ne veut, ne peut et ne sait pas travailler. C’est désagréable à voir.
Visite de Viéra et de Macha Tolstoï. L’aumônier des prisons de Toula est venu voir Léon Nikolaïévitch. C’est un homme de santé délicate, humble, doux et naïf. Il a dit que, sur beaucoup de points, il pensait d’accord avec Léon Nikolaïévitch et c’est la raison pour laquelle il désirait causer avec lui. J’ai été surprise que cet aumônier ait dû demander à son évêque l’autorisation de venir chez nous. Considère-t-on Léon Nikolaïévitch hérétique à ce point ? Les Molokanes sont venus après être allés à Pétersbourg avec les lettres que Léon Nikolaïévitch leur avait données pour Koni et différentes autres personnes qui n’étaient pas à Pétersbourg. L’affaire des Molokanes passe actuellement devant le Sénat et Koni espère que celui-ci décidera de rendre les enfants à leurs parents, mais croit possible que l’affaire aille jusqu’au Conseil d’État ; en ce cas elle risque de traîner deux ans. Les Molokanes ont raconté qu’une petite fille de deux ans était tombée entre les mains d’une religieuse qui l’avait prise en affection, la soignait fort bien et s’indignait elle-même qu’on ait enlevé les enfants à leurs parents. Cette petite fille a dit à son père : « Vite, prenons un fiacre et allons-nous-en ! » Les garçons sont aussi au couvent, mais ils sont mal soignés, portent des chemises sales, pleines de vermine. Ils ont demandé aux religieuses l’autorisation d’aller sur le seuil de la porte jeter un coup d’œil sur leurs chevaux. Les religieuses ont déclaré aux Molokanes qu’ils ne pourraient voir leurs enfants qu’à l’église, mais quand ils arrivèrent à l’église, leurs enfants n’y étaient pas ; ils ne virent que d’autres Molokanes que l’on était en train de convertir à l’orthodoxie et on les leur montrait afin qu’ils prissent exemple sur eux. Tout en embrassant les nouveaux venus, le prieur du couvent leur adressa ces paroles : « Vous êtes plongés dans l’affliction parce qu’on vous a séparés de vos enfants ; de même votre mère l’Église est dans l’affliction parce que vous vous êtes séparés d’elle. » Mais les Molokanes restèrent inébranlables.
Aujourd’hui, départ général : Andrioucha et Lisa Obolienskaïa, les Tolstoï, les Molokanes et un jeune homme du nom de Popov qui part en Angleterre chez Tchertkov. La pluie tombe. Le calme, la solitude. Il fait bon.
L’abcès que Léon Nikolaïévitch a sur la tempe ne se guérit pas [5]. Voilà trois semaines qu’il en souffre et que l’état de l’abcès reste le même.
La pluie nous retient tous à la maison, ce qui est favorable au travail. Il faut confronter les derniers chapitres de l’étude sur l’Art avec les chapitres déjà corrigés afin de les envoyer aux traducteurs.
Je suis allée avant-hier à Toula pour l’affaire de l’envoi en possession de Iasnaïa Poliana. Je me suis présentée en qualité de tutrice d’Andrioucha et de Micha. En outre, des affaires de toute sorte [155].

30 septembre 1897.


Tania est partie pour la Crimée où elle conduit Andrioucha, le fils d’Ilia. La maison s’est vidée. Seuls Sacha, Liova et sa femme sont restés dans les dépendances. J’ai grand’pitié de Léon Nikolaïévitch. Voilà tant d’années qu’il passait avec ses filles ces paisibles mois d’automne ; celles-ci l’aidaient, copiaient pour lui. Comme leur père, elles avaient adopté le régime végétarien et lui tenaient compagnie durant ces longues et fastidieuses soirées d’automne. Et moi, à cette saison, je partais à Moscou avec ceux de mes enfants qui faisaient leurs études et je m’ennuyais sans mon mari et sans mes filles. Je vivais avec eux en pensée, car les membres de ma famille que je préférais, ceux qui m’étaient les plus chers, c’étaient mon mari, Léon Nikolaïévitch, et ma fille aînée Tania. Actuellement tout est changé : Macha est mariée, la pauvre Tania est amoureuse et son funeste amour pour un homme indigne d’elle l’a épuisée et nous a tous épuisés. Elle se rend en Crimée pour bien réfléchir. Dieu lui vienne en aide !! Dans six jours, ce sera à mon tour de partir pour Moscou avec Sacha. Je diffère le départ autant que je le puis, mais il est grand temps que Sacha travaille. Elle a quatorze ans et, jusqu’ici, elle n’a pour ainsi dire rien fait. Micha aussi me tient en souci, je crains qu’il ne se gâte et pense que, malgré tout, rien ne vaut pour les garçons l’entourage de la famille. Léon Nikolaïévitch restera avec Liova, mais je vois que cette perspective n’est spécialement agréable ni à l’un, ni à l’autre. Dès que j’aurai accompagné et installé Sacha à Moscou, je reviendrai auprès de Léon Nikolaïévitch. Comme tout est difficile et compliqué ! Je prie Dieu pour qu’il me donne la force de ne pas faiblir devant mes obligations, de comprendre en quoi elles consistent et de m’accorder le courage de vivre jusqu’au bout ma vie de plus en plus difficile et compliquée.
Une petite pluie. Temps doux. Les rares feuilles qui restent encore ont jauni. Les chênes et les lilas sont encore verts et très feuillus. Aujourd’hui, j’ai rangé la maison et vaqué aux soins du ménage ; tiré des photographies. Départ de Macha et de Kolia. Chacun m’ayant demandé des photographies, j’en ai distribué à tout le monde. J’ai fait un peu travailler Sacha qui a écrit une très mauvaise composition. Ce soir, je recopierai pour la cinquième fois la conclusion de l’étude sur l’art, je réparerai une chemise de jour dont la dentelle est usée, j’y ferai de petits plis et y mettrai des entre-deux de dentelle. Je blâme en moi cette recherche et cette habitude d’élégance.
Bien que je m’en défende, je suis fort en mal de Tania. Ce vieil ami de trente-trois ans qui a été témoin de toute ma vie et de mon bonheur conjugal ! Joies et chagrins, elle a tout partagé et vécu avec moi. Nul être au monde ne m’est plus proche.


1. Cette phrase est en français dans le texte.