Journal des Goncourt/IX/Année 1893

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome neuvième : 1892-1895p. 97-181).


ANNÉE 1893




Dimanche 1er janvier 1893. — Je rêvais, cette nuit, que j’allais m’assurer, si Sisos avait reçu le camélia blanc, que j’avais acheté dans la journée, et avant de rendre visite à Sisos, je montais au paradis, pour voir l’effet de la salle. Et je voyais les acteurs jouant devant une salle vide, absolument vide. Le spectacle était si consternant, que je me sauvais, en courant, du Gymnase, où j’oubliais par ce froid mon paletot, et le froid que j’éprouvais dans mon rêve, me réveillait.

La première lettre, que je reçois pour mes étrennes, est une lettre de Koning m’annonçant, que les recettes de Charles Demailly sont désastreuses, et que la pièce de Hugues Le Roux passera, le 18.

Dîner chez Daudet, en tout petit comité de famille, et le soir, avec Alphonse, une longue et captivante causerie sur la fin de terre touchant au pôle, où il n’y a plus d’humanité, d’animalité, de végétation, où plus rien n’est que glace et nuit, — et sur l’effroi du silence, qui règne dans ce monde glacé.

Mercredi 4 janvier. — Robert de Montesquiou, venu aujourd’hui chez moi, pour me remercier d’une lettre écrite à son sujet à la comtesse Greffulhe, devient bientôt expansif, me parle avec une horreur rétrospective de son enfance passée chez les jésuites de Vaugirard, me dit que ses premières années auraient eu besoin d’un bain-marie de jupes de femmes, au lieu des sales soutanes de ces prêtres, me conte qu’à l’âge de quatorze ans, faisant déjà des vers amoureux de la lune, un jour, en se rendant au réfectoire, où l’on mangeait de si mauvais veau, le gros jésuite qui les conduisait, lui avait jeté avec une ironie asthmatique, lueur rêveuse et blême, le morceau d’un vers sur la lune, que l’espionnage de l’endroit avait surpris en fouillant dans son pupitre, et que le sifflement méprisant de l’ironie de ce gros jésuite, l’avait fait se recroqueviller sur lui-même, et soigneusement en cacher la tendresse et l’exaltation.

Et Montesquiou m’entretient de son prochain volume de vers, qui sera tout entier consacré aux fleurs, et d’un pieux monument poétique, qu’il veut consacrer à Desbordes-Valmore.

Jeudi 5 janvier. — Antoine est venu déjeuner ce matin, pour fixer le jour de la représentation de : À bas le Progrès. Il causait des misères autour de lui, misères auxquelles souvent il ne pouvait donner d’argent, mais qu’il allégeait en les faisant manger avec lui, et il me parlait d’une de ses gentilles actrices, qu’il soupçonnait d’être dans une débine atroce, parce que, disait-il, la pauvre fille a une âme de blanchisseuse, et n’est point une chevronnée, comme tant d’autres, et à son sujet, il me contait, une triste impression qu’il avait dernièrement éprouvée.

Un matin qu’il était venu la chercher, pour répéter, et qu’elle devait déjeuner avec lui, son petit bonhomme à l’allure débrouillarde, lui dit en riant : « Maman va bien déjeuner… tant mieux… car chez nous, on ne mange pas tous les jours » : phrase qui fit fondre en larmes, la mère.

Lundi 16 janvier. — Toute la journée, ce sont successivement dans le cerveau, ce sont des précipités d’espérance et de désespérance, qui se volatilisent, comme des gouttes médicinales dans un verre d’eau.

Au fond, je suis saoul du théâtre. Ça dérange votre vie, ça vous retire du vrai travail, ça vous agite bêtement, mauvaisement.

À huit heures, par une neige et une glace à ne pas savoir, si je ne serai pas obligé de coucher dans un hôtel de Paris — et seulement par un sentiment de déférence, de devoir envers mes acteurs — je me risque, j’attrape le chemin de fer, j’arrive à la gare Saint-Lazare, où le cocher qui doit me mener chez Riche, demande à un camarade le chemin pour m’y conduire, par ce temps : à quoi le camarade répond qu’il n’y parviendra jamais par le boulevard.

Chez Riche, je trouve Scholl, en train de dîner, et qui n’ose s’aventurer place du Châtelet, à l’Opéra-Comique, où il a une place, pour la première de Werther.

Une voiture consent à me mener aux Menus-Plaisirs, où sur la demande d’Antoine, je l’ai autorisé à jouer : À bas le Progrès, à la fin du spectacle.

En attendant qu’on me joue, je me dissimule dans le fond de la loge de Daudet, et j’assiste à la pièce danoise de Strindberg : Mademoiselle Julie, dans laquelle la pauvre Nau est fortement empoignée.

Enfin me revoilà dans un placard sur le théâtre. J’avais peur de la scène politique, mais tout passe, la scène politique et les autres, et il me semble qu’on rit et qu’on applaudit. Après tout, je n’ai pas dans ma caisse en bois, une notion bien exacte de ce qui se passe dans la salle.

À la fin mon nom est prononcé, au milieu de faibles applaudissements, et j’ai le sentiment que la chose n’a pas porté, comme je l’aurais cru. Mais dans le moment, comme toute la salle, j’ai la préoccupation du retour, plus que de tout le reste.

Mardi 17 janvier. — Enfin, Dieu merci, c’est fini, des répétitions, des représentations… Quel retour hier ! Pas de voiture du Théâtre-Libre à la gare Saint-Lazare, et la marche — mon parapluie oublié chez Riche — dans des tourbillons de neige. Puis, dans la gare Saint-Lazare, sur de la glace, glissade des deux pieds, et me voici sur le dos, ayant touché des deux épaules. Enfin, je me relève avec rien de cassé, de luxé, et je crois, diable m’emporte, guéri d’un commencement de lumbago.

Jeudi 19 janvier. — Une presse, comme jamais je n’en ai eu. D’après le Figaro : « C’est une réunion de paradoxes vieillots, si ennuyeux que tout le monde a pris son chapeau » ; d’après la Liberté : « une bouffonnerie à l’esprit de 100 kilos » ; d’après la Libre Parole : « un radotage pénible de vieillard » ; d’après le National, par la voix du sévère Stoullig : « C’est la prétention dans l’ineptie, la nullité dans l’incohérence, l’absence absolue de toute fantaisie. »

Vendredi 20 janvier. — En lisant le Roman bourgeois de Furetière, je suis étonné de l’originalité de sa définition du roman : « Le roman n’est rien qu’une poésie en prose. »

Dimanche 22 janvier. — Aujourd’hui, les Rosny m’entretiennent longuement de l’hostilité haineuse du public à mon égard. Je ne puis m’empêcher de leur dire, dans un petit accès de nervosité : « Vous allez trouver que c’est prétentieux, eh bien, j’attribue cette disposition du public, à ce que, dans le moment, en France, on commence à avoir horreur et peur de l’honnêteté, qui devient gênante pour la masse du public, du public qui n’a pas à apporter dans ma vie, ou dans mon métier, l’indulgence pour une action basse, pour une faiblesse, pour une trahison de principe… car je crois être le type de l’honnête homme littéraire, du persévérant dans ses convictions, et du contempteur de l’argent… et j’oserai affirmer que je suis le seul, l’unique lettré de l’heure présente, qui, avec l’autorité de mon nom, ayant pu faire encore pendant dix ans, des romans bons ou mauvais, mais très bien payés, ne les a pas faits, dans la crainte qu’ils fussent inférieurs à ceux écrits, dans les années antérieures. »

Mardi 24 janvier. — Hier, on me contait une singulière histoire de tatouage. Une femme de Bogora, en Algérie, éprise follement d’un vétérinaire français, ne trouvait rien de mieux pour lui attester sa tendresse passionnée, que de se faire tatouer sur la poitrine, les différents fers à cheval, pris dans un livre technique de la bibliothèque du vétérinaire, pendant une de ses absences. Et l’amant fut fort refroidi, de retrouver, sur la peau de sa maîtresse, les images de son livre de maréchalerie.

Mercredi 25 janvier. — Ce soir, le peintre Doucet me parlait des actrices anglaises, de leur aspect chaste, éphébique, et presque de cette apparence, qu’elles ont d’intactes et de glorieuses pucelles, apparence qui leur permet de dire, dans des rôles, comme ceux de Porcia, de dire des choses énormes, sans qu’on soit choqué : ce qui n’est pas donné à l’actrice française, qui, lorsqu’elle dit une obscénité, une cochonnerie, a l’air d’y goûter.

Jeudi 26 janvier. — Au fond, je pense avec une certaine ironie, du haut de quel mépris, la critique dramatique d’ordinaire, si facile à la louange de n’importe quoi de pas original, a traité la pièce de l’homme assis sur quarante volumes, un peu en avant de tout ce qui avait été fait ou écrit avant lui.

Lundi 30 janvier. — Le docteur Blanche, qui fait, ce soir, une visite rue de Berri, vient causer avec moi de Maupassant, et nous laisse entendre qu’il est en train de s’animaliser.

Mardi 31 janvier. — Aujourd’hui, où je voudrais répondre à l’article de l’ami Bauër, qui vise un peu ma préface de : À bas le Progrès, dans laquelle je repousse l’inspiration scandinave et slave pour notre théâtre, je suis trop souffrant pour écrire l’article.

Aux inspirations, que le théâtre français, dit Bauër, a tirées de la tragédie grecque, de la comédie latine, des pièces espagnoles, et du bénéfice qu’il y aurait pour notre théâtre d’emprunter des inspirations au Nord, j’aurais voulu répondre que les inspirations grecques, latines, espagnoles étaient des inspirations de cervelles de la même famille, aux circonvolutions identiques, de cervelles latines et non hyperboréennes.

J’aurais voulu rappeler à Bauër, dans une conversation sur la mort, entre Zola, Daudet, Tourguéneff, la mention d’un certain brouillard habitant les cervelles du Nord, le brouillard slave, selon l’expression de Tourguéneff, et dont il disait : « Ce brouillard a quelque chose de bon pour nous : il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées, à la poursuite de la déduction. » — Brouillard tout à fait contraire à la fabrication de notre théâtre, fait de clarté, de logique, d’esprit.

À cette assertion, que le théâtre naturaliste était mort de la représentation d’êtres exceptionnels, j’aurais voulu lui faire remarquer, qu’un tas de chefs-d’œuvre, comme Don Quichotte, Werther, Le Neveu de rameau, Les Liaisons dangereuses, etc., sont des monographies d’êtres exceptionnels, qui imaginées par des auteurs de génie, trouvent au bout de cinquante ans, des scoliastes pour faire de ces êtres exceptionnels, des êtres généraux, et j’aurais voulu l’interroger sur sa conviction, que les femmes d’Ibsen, sont vraiment considérées, à l’heure présente, en Norvège, comme des types généraux de Norvégiennes.

J’aurais voulu aussi lui demander, dans la Puissance des Ténèbres, quand Nitika assis sur la planche fait craquer les os de l’enfant, et que l’on entend piauler le petit écrasé, s’il croyait que la pièce aurait été plus loin, si Tolstoï était Français, et s’il croyait encore, que les trois actes de Mademoiselle Julie auraient été joués, si Strindberg était Français.

Enfin j’aurais voulu lui faire proclamer à nouveau — lui, qui a été le seul défenseur des tentatives révolutionnaires au théâtre, que tout ce qui est permis aux étrangers ne l’est pas à nous, de par notre critique actuelle, qui nous défend un théâtre élevé, littéraire, philosophique, original, un théâtre qui dépasse le goût et l’intelligence d’un Sarcey, un théâtre autre, que celui renfermé dans les aventures bourgeoises du ménage d’aujourd’hui.

Jeudi 2 février. — Mme Ganderax, à laquelle quelqu’un demandait, si elle permettait à la loute, sa petite fille, de la tutoyer, répondait spirituellement : « Si j’habitais, rue de Varenne, un grand hôtel, entre cour et jardin, je lui imposerais le vousmais je n’habite qu’un petit appartement ; vous comprenez alors que le tu… »

Lundi 6 février. — Aujourd’hui Carrière est venu faire une esquisse de ma personne, sur mon canapé de Beauvais, et ayant pour fond une des portières à fleurs, que je viens d’acheter.

Je parle à Carrière des choses homicides de ce temps, entre autres de la cherté de la vie. Il me dit que lui, habitant Strasbourg, à dix-sept ans, et recevant de ses parents dix sous, le dimanche, en compagnie d’un camarade, pas plus riche que lui, dansait, toute la soirée, dans un petit bal public, une danse arrosée de plusieurs bocks. Il ajoute que plus tard, à Saint-Quentin, il payait sa pension, où il était très bien nourri, quarante-cinq francs par mois, et que cette pension, à l’heure présente, est de quatre-vingts francs, sans que le traitement de ceux qui y mangent, ait augmenté d’un sou.

Je parle à Carrière de la tristesse des pays, où la vie est chère, où il y a chez tous, chaque jour un débat avec le prix de l’existence. Il me dit qu’il y a quelques années, faisant un voyage en Suisse, il entrait dans une brasserie, où le patron chantait, en faisant ses comptes, le garçon, en rinçant les verres, la fille, en balayant, tandis que chez nos marchands de vin, patrons et domestiques, tout est morne.

Je parle à Carrière de la dépopulation de la France. Il me dit qu’il lui faut un certain courage pour sortir dans la rue, suivi de ses cinq enfants, qu’on s’étonne, qu’on rit, qu’on les compte tout haut, derrière lui.

Jeudi 9 février. — Raffaëlli, en gaîté et en verve, cause à la fois d’une façon très amusante et très technique sur les cris de la rue, dont la mélopée le réjouit, l’intéresse, l’attache aux pas du crieur et de la crieuse ; et sur ces cris, il se livre à des remarques physiologiques.

Ainsi, il prétend que chez l’homme qui crie : « Tônneaux… tônneaux… » le cri est un cri du ventre, un roulement de basse à la Lablache, qui n’amène aucune fatigue, est, au contraire, une gymnastique des muscles intérieurs, tandis que certains cris nerveux, comme ré-pa-ra-teurs de por-ce-lai-ne, des cris produits par des contractions de la gorge, doivent amener, au bout de très peu d’années, une laryngite.

Jeudi 16 février. — Au jour d’aujourd’hui, ces pauvres catholiques, les juifs, et même les protestants, leur marchent-ils dessus !… Le peintre Renoir, se trouvant, ces jours-ci, dans une maison protestante, où je ne sais quoi l’amena à parler des Valois, de Charles IX, le maître de la maison l’interrompit, en lui disant : « On ne parle pas de ces gens-là, ici ! »

Vendredi 17 février. — Dire — c’est indéniable — que pendant près de vingt ans, les trois maîtres absolus de la France ont été Reinach, Cornélius Hertz, Arton, et que la France, éclairée sur ces trois personnages, garde pour se gouverner, le personnel de leurs administrations, de leurs bureaux !

Samedi 18 février. — Encore, ces jours-ci, une crise de foie, avec un glacement de l’être, que rien ne peut réchauffer, puis une fièvre de cheval. Et bientôt une insomnie cauchemardesque, où moitié dormant, moitié éveillé, je voyais que l’on faisait, de mon vivant, une vente de toutes mes collections, en un endroit pareil à une place de village, et dans laquelle les trois quarts des objets étaient égarés, perdus, volés, ne se retrouvaient pas, et au milieu de mes désespoirs, de mes fureurs, dire l’ironie muette des crieurs, de l’expert, du commissaire-priseur.

Au fond j’ai beaucoup lu, avant d’être homme de lettres, et très peu, depuis que je le suis, ne lisant guère que les livres documentaires, qui peuvent me servir pour mes travaux, et je me demande, si mon originalité ne vient pas un peu de cela, qui ne me fait pas du tout un réminiscent. — Je suis bien plus un méditant qu’un liseur.

Ce soir dîner japonais chez Riche. Dans ce monde de bibeloteurs japonais, c’est une folie de surenchères entre Gillot, Havilant, Manzi, et le bijoutier Vever, le plus passionné de tous, et qui nous montre le billet de sa place sur le paquebot, pour l’Exposition de Chicago. Et ce n’est pas l’Exposition qu’il va voir, il va surprendre Hayashi, et lui enlever tout le dessus du panier des impressions japonaises, qu’il doit rapporter en France, après l’Exposition.

Dimanche 19 février. — On me faisait le portrait d’un usurier fin de siècle. C’est un jeune homme, tout dernièrement commis à douze cents francs, dans le principe, intermédiaire entre des fils de famille et des usuriers, aujourd’hui exerçant par lui-même, tout en étant homme de cercle et cavalier du bois de Boulogne. Comme il lui était demandé, comment il avait pu prêter cinquante mille francs à un garçon sans espérance, sans avenir, et quel gage il pouvait avoir, le jeune usurier avait souri et n’avait pas craint de dire : « J’ai le meilleur des gages, le monsieur en question m’a donné un paquet de lettres de sa maîtresse qui est une femme du grand monde… s’il ne paye pas, c’est elle qui paiera. »

Ce soir, Daudet, comme je m’indignais du manque d’indignation de la France contre les saletés gouvernementales, me disait peut-être justement : « Ça tient à une chose, c’est que maintenant tout le monde est soldat, est maté, discipliné, asservi, et reste l’esprit, sous le coup de la salle de police ! »

Mercredi 22 février. — Je parlais à une Américaine, en visite chez moi, du roman d’Elsie, ce roman, où la fille d’une femme mordue par un serpent, au commencement de sa grossesse, est un peu la fille de ce venin, a les goûts, les habitudes du serpent. Cette Américaine me disait, qu’elle connaissait l’auteur, qui est un médecin, et qui avait fait ce livre tout à fait d’imagination, — mais voici le curieux, — c’est qu’il lui était venu de deux endroits différents de l’Amérique, deux lettres, où les signataires lui demandaient, comment il avait pu pénétrer ce secret de famille, si bien caché à tout le monde.

Jeudi 23 février. — Mallarmé, auquel on demande, avec toute sorte de circonspection, s’il ne travaille pas, dans ce moment, à être plus fermé, plus abscons que dans ses toutes premières œuvres, de cette voix légèrement calme, que quelqu’un a dit, par moments, se bémoliser d’ironie, confesse qu’à l’heure présente, « il regarde un poème comme un mystère, dont le lecteur doit chercher la clef ».

Mercredi 1er mars. — À la suite de la crise d’hier, où j’ai eu des vomissements si violents, qu’ils me causent des douleurs dans les clavicules, et me laissent les bras courbaturés, je me suis vu forcé d’appeler le docteur Barié. Il m’a trouvé le foie à peu près à l’état normal, et semble croire, comme Potain, que c’est un rhumatisme qui se promène sur l’estomac et sur le foie.

Mais quel régime il m’a prescrit… Pas de matière grasse, pas de foie gras, pas de beurre, pas de gibier, pas de poisson, pas même d’œufs.

— Enfin, vous me défendez tout ce qu’il y a de bon à manger ?

— Oui, tout ce qu’il y a de bon ! reprend le docteur, avec un sourire ironique.

Jeudi 2 mars. — Depuis plus d’un mois, Toudouze tourne autour de moi, pour m’enrégimenter dans la Société des romanciers, qu’il fonde. Je faisais l’homme qui ne dit ni oui, ni non. Ces jours-ci, sur une demande directe d’en faire partie, et sur une aimable indiscrétion de Daudet, m’apprenant que je devais en être nommé président, je répondais à Toudouze par un refus formel, même brutal, lui déclarant que j’étais un individu vivant hors cadre, et pas du tout fabriqué pour faire partie d’une société. Aujourd’hui, Daudet venant me voir et me trouvant assez souffrant au lit, il me contait l’ennui de Toudouze, de mon refus, ennui d’autant plus grand, que Daudet lui avait dit qu’il n’en serait, que si j’en étais… Et ma foi, à peine est-il parti que j’envoie un mot à Toudouze, revenant sur mon refus, et cela je puis le dire, rien que pour lui être agréable.

Vendredi 3 mars. — Le crépuscule dans la maladie, n’est pas mélancolique comme dans la santé. C’est comme une mise en rapport de la lumière avec votre demi-évanouissement.

Dimanche 5 mars. — Une visite d’Heredia, qui me parle de Taine, qu’il doit aller voir, en sortant de chez moi. Après la guérison d’une embolie cérébrale, il aurait une embolie pulmonaire, et serait dans un état désespéré.

Heredia me conte que, dans ces derniers temps, sur le désir que Taine lui avait témoigné de lire ses Trophées, il lui avait envoyé, avant la publication, un exemplaire tiré à la brosse. À la suite de cet envoi, il était passé quelques jours après chez lui et il lui avait, à propos de son sonnet sur un poisson, au milieu de grands éloges, tenu un discours un peu délirant.

Lundi 6 mars. — Ah ! mes contemporains, comme ils défilent !… Hier, pendant que Heredia me racontait sa dernière entrevue avec Taine — son fiacre attendant à la porte, pour le mener chez lui — Taine mourait.

Jeudi 9 mars. — On me parlait d’une fillette d’une douzaine d’années qui, dans son désespoir d’être une fille, venait de faire une neuvaine, pour devenir un garçon.

Vendredi 10 mars. — Cette mort de Gibert, un jeudi de la mi-carême, en lançant des confettis du haut d’un café, on serait tenté de la prendre pour le dénouement imaginé d’un roman, racontant la vie d’un comique, d’un farceur, d’une queue rouge.

Jeudi 16 mars. — Le docteur Blanche disait, ces jours-ci, à Mlle Zeller : « Je ne vais pas voir M. de Goncourt, parce que si on voyait ma voiture à sa porte, pensez-vous à toutes les suppositions qu’on ferait ? »

Samedi 18 mars. — Comment se fait-il que la barbe, cette broussaille, ce bouquet de poils, qui ne devrait avoir rien de physionomique, rende une figure triste, triste, comme celle de X…, ou pompe funèbre, comme celle de Y… Oui, c’est positif, il y a les barbes lugubres et les barbes guillerettes.

Elles ne finiront donc jamais ces crises. Voici la deuxième cette semaine. Avec la morphine, c’est curieux, la crise se fait dans une espèce de dissimulation : c’est ainsi que dans cette dernière, je n’ai pas eu de vomissements, et si j’ai eu un rien de frisson, il a eu lieu sans l’abominable refroidissement de glace de tout le corps, de mes premières crises.

Mercredi 22 mars. — Aujourd’hui, Alidor Delzant vient me voir. Naturellement la conversation est sur l’actrice Ozy, dont il vient d’hériter de 50 000 francs, qu’il destine à faire trois pensions à trois hommes de lettres. Il hérite aussi de papiers, parmi lesquels il y a des correspondances amoureuses de Gautier, de Saint-Victor, de Doré, et surtout tout un gros paquet de lettres d’About, qu’il déclare tout à fait charmantes de passion et d’esprit.

Delzant me dit, que la grande fortune d’Ozy n’a pas été faite par les dons, cependant très considérables, que lui ont faits ses amants, mais bien plutôt par les placements qu’elle a fait faire de ces dons par ses amants, qui étaient presque tous des gens de bourse. Du reste elle ne poussait pas ses amants à la prodigalité de choses bêtes, comme des bijoux, des diamants, elle était pour les choses sérieuses. C’est ainsi que M…, qui a été quinze ans son entreteneur en titre, invariablement, Ozy lui demandait dix, vingt, trente Lyon (actions du chemin de fer), au lieu de tout objet quelconque, qu’il était décidé à lui offrir.

Delzant est chargé de la direction de son tombeau, un tombeau monumental, mais tout fier qu’il soit d’avoir été choisi pour la direction artistique, il est ennuyé de ce que la défunte exige là dedans, de la sculpture de Doré… Sur quoi, je ne puis m’empêcher de lui dire : « Mais, voilà une occasion d’ériger dans son format gigantesque La Bouteille de Doré, et d’en faire la pyramide de celle qu’on accusait parfois de se piquer le nez. »

Bracquemond, que je n’ai pas vu depuis des siècles, remplace Delzant. Il entre d’un pas traînant, se laisse tomber sur un fauteuil, et d’une voix qui n’a plus sa chaude nervosité sourde, il se plaint de maux d’entrailles qui l’ont fait maigrir de quinze livres, en six semaines. Comme je lui dis qu’il travaille trop, il me répond : « C’est vrai, mais que voulez-vous… Maintenant le travail est chez moi une maniaquerie… Quand je ne travaille pas, je me promène dans mon atelier, en remuant les bras et les jambes, comme un épileptique ! »

Dimanche 26 mars. — Trois jours de suite, des crises hépatiques, à crier.

Lundi 27 mars. — Dans ces jours, où je ne peux pas travailler, j’ai l’horreur de la lecture des romans. Les livres de voyage même, qui sont la lecture préférée des malades, ces livres ne m’intéressent pas. Mon esprit est attiré par les coins inconnus et mystérieux de notre histoire reculée, légendaire, par les récits troubles des Grégoire de Tours, des Frédégaire, par les ténèbres de la période mérovingienne.

Mercredi 29 mars. — Aujourd’hui une faiblesse à ne pas même regarder des images.

Helleu vient me demander à faire des pointes sèches, d’après mon facies. Il choisit bien son moment.

Pas de chance, Daudet, l’ami qui m’apportait, tous les deux ou trois jours, tantôt sur le bras d’Ebner, tantôt sur le bras d’Hennique, un peu de vie intellectuelle, est souffrant, et ne peut sortir de sa chambre.

Vendredi 31 mars. — Ah ! que je donnerais tous les condors de Leconte de Lisle, et même une partie du bagage lyrique de Hugo dans la Légende des siècles, pour cette page des Mémoires d’Outre-Tombe, où Chateaubriand peint dans l’antichambre de M. du Theil, l’agent du comte d’Artois à Londres, ce paysan vendéen, cet homme qui n’était rien, au dire de ceux qui étaient assis à côté de lui, ce héros obscur qui avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages, redoutes, à sept cents actions particulières, à dix-sept batailles rangées ; et qui, dans l’étouffoir fade de l’antichambre diplomatique, devant une gravure de la mort du général Wolfe, se grattait, bâillait, se mettait sur le flanc, comme un lion ennuyé, rêvant de sang et de forêts.

Samedi 1er avril. — C’est vraiment curieux, que le livre, les Mémoires d’Outre-Tombe, sur lequel mon frère est tombé mourant, ait recommencé à être la lecture des jours, où je n’étais pas bien certain de la continuation de ma vie.

Dimanche 2 avril. — La matière catholique, que Huysmans a brassée pour son dernier bouquin, en aurait fait un pratiquant, et à l’heure présente, on le rencontre le dimanche, à Saint-Séverin. Il serait à la Trappe, dans le moment. Il aurait annoncé que le roman qu’il fait, une fois terminé, il n’en ferait plus, et que seulement, de temps en temps, il donnerait une nouvelle, écrirait un salon, et ce serait tout.

Mercredi 5 avril. — Rochegrosse vient m’emprunter le portrait, qu’il a fait sur la couverture du livre de son père adoptif, pour de ce portrait, qui est bien certainement le portrait le plus ressemblant qui ait été peint du poète, faire un Banville dans son intérieur, du format d’un petit tableau de chevalet.

Après Rochegrosse, Jean Lorrain tombe chez moi, de retour d’Alger, de Tunis. Il parle avec passion de ces pays, qui apportent une espèce d’assoupissement à la nervosité parisienne. Mais son admiration enthousiaste est surtout pour le désert, le soir, et il le peint tout à fait en peintre-poète.

Dans la journée, la terre, le ciel, les burnous même sont d’une couleur rougeâtre de la vilaine poterie ; mais au crépuscule, le ciel se fait rose, et les montagnes de l’horizon apparaissant plus légères, moins denses que le ciel, ressemblent à des vapeurs mauves, et la terre du désert se voit bleue, bleue, comme la mer, avec des ondulations du sol ayant l’air de vagues, sous le souffle d’une brise, vous mettant du sel sur les lèvres.

Puis, c’est Alexis qui m’apporte une lettre de Dumény, lui écrivant que Charles Demailly a été joué, sept fois, au théâtre Michel, avec le plus grand succès, et que ces sept représentations à Saint-Pétersbourg, équivalent à cent cinquante représentations à Paris.

Enfin, c’est Montesquiou qui vient savoir de mes nouvelles, en même temps qu’il vient chercher son exemplaire des Chauves-Souris, pour le faire illustrer de son portrait, par Whistler.

Montesquiou me dit qu’il a rassemblé beaucoup de notes et de renseignements sur Whistler, qu’un jour il veut écrire une étude sur lui, laissant échapper de l’admiration pour cet homme qui, dit-il, a réglé sa vie, de manière à obtenir de son vivant des victoires, qui sont pour les autres, la plupart du temps, des victoires posthumes. Et il revient sur le procès du peintre avec le journaliste anglais, qui avait parlé de l’impertinence de demander mille guinées pour « jeter un pot de couleur à la figure du public ». Et la réponse de Whistler est vraiment belle, quand on lui demande, combien il a mis de temps à peindre sa toile, et qu’il jette dédaigneusement : « Une ou deux séances, » et que sur les oh ! qui s’élèvent, il ajoute : « Oui, je n’ai mis à peindre qu’une ou deux matinées mais la toile a été peinte avec l’expérience de toute ma vie ! »

Whistler demeure, dans ce moment, rue du Bac, dans un hôtel, qui donne sur le jardin des Missions Étrangères. Montesquiou, invité dernièrement à dîner, a assisté à un spectacle qui a laissé chez lui la plus grande impression. C’était dans le jardin des Missions Étrangères, la nuit presque tombée, un chœur d’hommes chantant des Laudate, un chœur de mâles voix s’élevant — Montesquiou suppose, que c’était devant de mauvaises peintures, représentant les épouvantables supplices dans les pays exotiques — s’élevant et s’exaltant en face de ces images du martyre, comme si les chanteurs du jardin étaient pressés de leur faire de sanglants pendants.

Vendredi 7 avril. — Je n’ai eu vraiment cette année qu’une seule satisfaction, qu’un seul plaisir : c’est l’élévation de ce treillage au fond de mon jardin, de ce treillage avec ses chapiteaux tout à fait réussis, et qui doit être dans quelque mois habillé, en son architecture à jour de roses, et de clématites du Japon. C’est pour moi, en petit, la Salle des Fraîcheurs de Marie-Antoinette, à Trianon.

Dimanche 9 avril. — Enfin après six semaines d’enfermement, ma première sortie pour un dîner chez Daudet. Je revois, avec une émotion attendrie, les êtres aimés et le milieu de mes habitudes de préférence : cette salle à manger et ce cabinet de travail.

J’avais ce soir, en chemin de fer, vis-à-vis de moi, une vieille femme, toute charmante, d’une grâce séductrice. Une toilette entièrement noire, gants, robe, grand manteau à deux pèlerines, capuchon, une toilette où il n’y avait de blanc qu’une dentelle bordant son capuchon, qui courait sur les bandeaux bouffants de ses cheveux gris, et encadrait son visage. Ce visage était la ruine de la plus jolie, de la plus aimable, de la plus douce figure, avec seulement sur la chair pâlie, de la meurtrissure dans l’orbite de ses beaux yeux, et comme une dépression de fatigue dans les lignes de sa bouche. Et l’on ne peut s’imaginer la musique harmonieuse de ses paroles, comme soupirées, et l’élégance de ce vieux corps, se remuant avec les mouvements las d’une coquette malade.

Mercredi 12 avril. — Je trouve dans ma boîte, une affiche sur papier rouge, ayant pour titre : Manifeste des Dynamiteurs, et qui prêche une œuvre d’émancipation, fondée sur les chairs pantelantes et les cervelles éparses, en annonçant de nouvelles explosions, et déclare qu’il faut que la société bourgeoise disparaisse, dussent les belles cités — c’est de Paris, que les dynamiteurs parlent — être réduites en cendres.

Jeudi 13 avril. — Aujourd’hui, où Zola vient prendre de mes nouvelles, et me trouve encore au lit, il se plaint de malaises, de souffrances intérieures, d’angine de poitrine, de maux dont il souffrait, aux premiers jours de sa liaison avec Flaubert. Il croit son cœur en mauvais état, et va consulter un médecin, son livre fini.

Et comme je lui disais qu’il devrait se reposer, que son travail, dans ces derniers temps, avait été excessif, abominable : « Oui, abominable, c’est le mot, reprend-il, oui, je me suis surmené, puis dans le Docteur Pascal, j’ai dû me livrer à beaucoup d’études, d’investigations, de recherches pour que ce dernier livre des Rougon-Macquart, ait un lien avec les autres… pour que l’œuvre eût quelque chose de l’anneau du serpent qui se mord la queue. »

Dimanche 16 avril. — Rodin se plaint près de moi de se trouver cette année sans entrain, de se sentir veule, d’être sous le coup d’une influenza non déclarée ; il a travaillé cependant, mais il n’a exécuté que des choses sans importance.

Mardi 18 avril. — Ce qui parfois me fait peur, c’est chez moi le refroidissement du corps. Il n’y a plus de maison assez chauffée, et en dépit de mes quatre gilets de flanelle, de laine, de drap, de tricot de chasse, il me faudrait partout où je vais, même dans les temps les plus doux, il me faudrait un paletot d’hiver, une fourrure.

Jeudi 20 avril. — Ce soir chez Daudet, Bauër nous parlait des neuf années, qu’il avait passées en Calédonie, de l’âge de dix-neuf ans à vingt-huit ans, à la suite de sa condamnation, après la Commune. Il signalait la dépression morale, qu’à la longue amenait l’état du condamné, disant qu’il était arrivé à ne plus parler, et qu’à sa rentrée en France, il était resté, pendant des années, silencieux, muet.

Dimanche 23 avril. — Descaves tenait de quelqu’un de l’Assistance publique, que jamais il n’y avait eu tant d’enfants abandonnés à Paris, qu’il y en a eu, un jour de la semaine dernière.

Lundi 24 avril. — Dès huit heures du matin, je suis dans le bateau, pour aller prendre la description du pastel de La Tour, représentant la danseuse Sallé, et provenant de la récente vente de Mlle Denain, puis des courses d’affaires, arriérées par ma dernière maladie, puis des visites aux marchands de bibelots, et après un déjeuner composé d’une pauvre tasse de thé, jusqu’à quatre heures, à la bibliothèque de l’Opéra, à travailler à la Camargo.

Je sens en moi, sur mes jambes de coton, une petite allégresse de reprendre possession du pavé de Paris, allégresse mêlée du vague de la faiblesse.

Mercredi 26 avril. — En compagnie de Delzant, j’ai la visite de M. Henry Standish, qui m’apporte le volume des lettres de son frère Cecil Standish.

M. Henry Standish me parle du marquis de Hertford et de son fils Richard Wallace. Il conte que ce dernier était très aimé du baron d’Ivry, qui avait été le compagnon de plaisir du marquis, et quand arriva la vente de ce dernier, avant la mise aux enchères de la collection, les filles du baron voulurent absolument lui offrir un objet, un objet important de la vente, dont elles lui donnèrent le choix. « Eh bien, puisque c’est votre désir, s’écria Wallace, je ne veux que ce petit tableau, et uniquement ce petit tableau… Un jour, où j’étais réduit aux derniers expédients, ce tableau que j’avais acheté quelques années auparavant, je le portais à votre père, en lui disant : J’ai besoin de 600 francs… Je ne veux pas vous les emprunter, mais achetez-moi ce petit tableau… Votre père me les donna de suite… Ce tableau, voyez-vous, me rappelle un souvenir d’allégement, de délivrance, de bonheur. »

Et de la collection du baron d’Ivry, il est amené à me parler de la belle collection de livres provenant du prince de Poix et de sa mère, qui était une bibliophile passionnée : collection qui fut brûlée, lors de l’incendie du Pantechnicon à Londres. Avec les livres il y avait aussi quelques tableaux, quelques porcelaines, et il arriva cela de bizarre, qu’il n’y eut qu’une tasse de Sèvres qui resta intacte, mais dont le bleu de roi fut changé en le plus beau noir du monde : tasse qui fut offerte au Musée de Sèvres, comme témoignage de la solidité de la porcelaine.

Et de cet incendie, il saute à un incendie aux environs de Londres, où sa femme ne se sauva qu’en sautant par la fenêtre, où une femme de chambre fut brûlée, où tout fut anéanti, sauf un coffret de fer à bijoux, qu’on retira du feu tout rouge. Les diamants étaient intacts, et un magnifique collier de perles était aussi intact, mais les perles étaient devenues toutes noires, et chose curieuse, toutes noires qu’elles étaient, avaient conservé leur orient. Et l’extraordinaire de la chose lui en fit demander quelques-unes par le Kensington Palace.

Lundi 1er mai. — À propos du juif, qui pendant la guerre, avait demandé à être décoré, et avait offert pour ce, de verser 30 000 francs, à la souscription de chaussures, lancée par Thiers, quelqu’un disait, ce soir, que le caractère de la race juive diffère absolument du caractère de la race aryenne, en ce que chez cette race, toute chose au monde a une évaluation en argent. Or, pour le juif, la croix c’est telle somme, l’amour d’une femme du monde c’est telle somme, une vieille savate, c’est telle autre somme. Ainsi dans une cervelle sémite tout est tarifé : choses honorifiques, choses de cœur, choses quelconques.

Jeudi 11 mai. — Le jardin mange mon temps, ma vie. Depuis l’installation d’un arrosage chez moi, avec l’eau de la ville, après cette desséchante sécheresse, faire de la pluie sur les feuilles, qui revivent verdissantes : ça m’enlève à tout, à la biographie de la Camargo, au scénario de la Faustin, que je veux tirer de mon roman.

Dimanche 14 mai. — Morel disait chez moi, qu’autrefois à la Bibliothèque Nationale, les demandes de livres qui ne s’élevaient pas au delà de deux à trois cents, étaient montées depuis dix ans, à dix-sept cents.

Lundi 15 mai. — Exposition des Champs-Élysées no 2954. Une jolie imagination. Sur la nacre d’une vraie coquille, une petite naïade toute longuette, modelée en cire rose, travaille à détacher la perle de la coquille.

Jeudi 18 mai. — Leconte de Lisle dîne chez Daudet. Il est en vérité joliment méchant. Il comparait l’œuvre de Cladel à du « nougat fait avec des cailloux », il récite une épitaphe anticipée de Bornier, bien cruelle, enfin il conte son moyen d’abréger les ennuyeuses visites des aspirants académiciens, en leur déclarant qu’il a engagé sa voix pour dix ans.

Tout cela dit et joué avec de savantes intonations, et une mimique, où semblait mêlée l’ironie du cabotin et du prêtre.

Comme il est question de Vigny, de son grand caractère, Daudet faisant allusion à sa pièce, le Loup, raconte qu’il était mort un peu à la façon de son loup, gardant un mutisme effrayant dans d’affreuses douleurs. Je ne sais plus qui ajoute, comme trait du caractère décoratif de l’homme, qu’il avait fait jeter sur le pied de son lit un manteau d’officier, s’ensevelissant d’avance dans son ancien uniforme.

Lundi 22 mai. — Un amusant tableau à faire : la barbe le matin, au bord de la Seine. Une rangée d’hommes, assis sur le quai, et le barbier allant de l’un à l’autre, et les réveillant de leur demi-sommeil, avec un : « C’est à toi ! » et opérant dans la lumière matinale du jour.

M. Villard m’entretenait d’un voyage qu’il avait fait en Norvège, où il était tombé dans une verrerie, qui était une colonie française, réfugiée là, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, ayant conservé très reconnaissable le type français, mais n’ayant gardé de leur ancienne langue, que le mot « Sacré nom de Dieu ».

Vendredi 26 mai. — Tristes les départs de son domicile à mon âge. Il faut songer à l’éventualité d’une mort subite, et laisser des instructions.

Ce matin, Geffroy et Carrière entrent dans mon cabinet, un énorme bouquet de fleurs des champs à la main, venant fêter mes 71 ans. L’attention de ces deux cœurs amis m’a touché. Cet après-midi, Mme Sichel vient me voir et m’offrir de la façon la plus gentille, la plus affectueuse, les soins de son fils à Vichy, pendant huit jours, quinze jours.

Dimanche 28 mai. — Vichy. Le docteur Frémont m’examine ce matin, et pendant qu’il me tripote le foie, il me dit qu’il n’est pas très volumineux, mais que sans que j’y sois pour rien, il sent dans mon côté la rétraction, la mise en garde d’un organe malade, qui se défend contre l’attouchement de l’auscultation.

Une triste impression que de se retrouver ici, où mon frère était déjà si malade, d’avoir en face de soi cette maison de Callou, autrefois si bruyante, si joyeusement sonore, maintenant silencieuse, de marcher solitaire, sous ces arceaux de pâles platanes, qui font ressembler le vieux parc, plein de jaunes figures, à de mélancoliques Limbes.

Mercredi 31 mai. — Vichy, avec son improvisation de bâtisses, de baraquements, de boutiques pour la grande saison, a quelque chose de la construction féerique d’une ville d’Amérique.

J’ai voulu travailler au scénario de la Faustin, et j’ai été pris de tristesse, en me sentant, pour le moment, incapable d’en faire une pièce. Ce sentiment d’impuissance, c’est la première fois que je l’éprouve.

Ce soir, au Guignol lyonnais. C’est curieux comme la marionnette, cet insenséisme de la mimique humaine, me produit une singulière impression. Au bout de quelque temps, j’éprouve pour ce spectacle des acteurs en bois, la répulsion que me donne la vision de fous.

Dimanche 4 juin. — C’est curieux, du Sardou, de l’Erckmann-Chatrian, du Bisson, du Moinaux, du n’importe qui, joué par la même troupe : ça paraît de la même qualité littéraire — et, le dirai-je, la même pièce.

Mardi 6 juin. — Ici, avec le traitement, on n’a pas une parfaite conscience de soi-même. Il ne semble pas bien positivement qu’on soit l’individu qui était à Paris, il y a dix jours.

Je ne sais dans quel livre, illustré de Tony Johannot, un être fantastique, juché derrière un monsieur tranquillement assis, et sans qu’il s’en doute, le moins du monde, lui retire du haut du crâne mis à découvert, des cuillerées de cervelle. Cette image me donne un peu l’idée de l’effet produit par l’action de l’eau d’ici, sur l’intelligence.

Jeudi 8 juin. — Hier, au moment où j’étais arrivé aux jours, dans lesquels les médecins probabilisent une crise pour les buveurs d’eau, j’ai reçu une sommation d’un M. Faustin, armateur de la Rochelle, etc., etc., m’interdisant d’appeler ma pièce (la pièce que dernièrement les journaux ont annoncé que je tirais de mon roman de la Faustin) du nom de mon roman et ma principale actrice du nom de mon héroïne.

Voici ma réponse :

« Monsieur,

« Vous ignorez sans doute que j’ai publié, en 1882, sous le titre de la Faustin, une étude d’actrice tirée chez Charpentier à 16 000 exemplaires, republiée par Lemerre, et traduite en plusieurs langues, notamment en anglais, un roman enfin, jouissant en Europe, depuis douze ans, d’une certaine notoriété.

« Maintenant, je comprendrais votre réclamation, arrivant à son heure, si le nom de Faustin était la propriété exclusive de vous, monsieur, et de votre famille, mais il n’en est rien, indépendamment des Faustin de toutes professions qui peuvent exister en province, j’ouvre le Bottin de Paris et je trouve M. Faustin, fabricant de sacs de papier, 12, rue de la Ferronnerie.

« Je n’ai pas commencé ma pièce, je ne sais pas si mon état de santé me permettra de la faire, mais si elle est jouée, j’ai l’honneur de vous prévenir en dépit de votre interdiction qu’elle portera le nom de mon livre, que je ne changerai pas le nom de mon héroïne, tout prêt en mon nom et au nom de la littérature, à courir les risques d’un procès, parce que, si des prétentions semblables devaient prévaloir, le roman et le théâtre de nos jours seraient, dans un temps prochain, contraints de baptiser leurs personnages, féminins et masculins, des noms de Célimène, Dorine, Oronte, Valère, Éraste, etc., etc., ce qui vraiment n’est pas admissible.

« Agréez, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

« Edmond de Goncourt.

« P. S. — Et ainsi que vous l’avez ajouté à la plume sur votre carte de visite : chevalier de la Légion d’honneur. »

Une excursion à Thiers en compagnie de mon jeune et charmant compagnon d’eau, Maurice Pottecher. Une ville moyenâgeuse aux ogives de ses portes, à l’arc surbaissé de ses boutiques, au treillis de fer de ses fenêtres, et où la pourriture du bois des maisons, la lèpre de la pierre sont telles, que jamais je n’en ai rencontré de pareilles, dans aucune ville du monde. Et les petites portes basses, et les petits escaliers noirs, et les petites chambrettes, qui sont plutôt des trous à humains que des logis, vous mettent sous les yeux, comme l’apparition d’un moyen âge marmiteux, auquel on ne s’attend pas.

Là, dans une population hirsute, je n’ai vu qu’une jolie fille, une ouvrière au visage tout noirci par la poussière de fer, ayant dans la bouche un brin de fraisier, avec au bout, sa fraise toute rouge.

Dans le quartier de la coutellerie, je traverse une salle, où des hommes, couchés tout de leur long sur des planches, ressemblent à des noyés de la Morgue. Ce sont des rémouleurs qui travaillent toute la journée, à plat ventre, aiguisant des pièces de coutellerie, sur une petite meule placée au-dessous de leur tête. Et dans ce travail horizontal, où la circulation se fait assez mal, quelques-uns ont deux ou trois chiens couchés sur eux, pour leur tenir chaud.

Vendredi 9 juin. — Dans l’espèce de foire, qui se tient autour des bâtiments de la source de la Grande-Grille, il y a un étalage en plein air, au coin duquel se tient un vilain juif, à l’œil dormant d’un chat qui guette une proie. Ce sont des bandages, des seringues à injections, un tas d’objets louches, énigmatiques parmi lesquels figurent des anneaux de Vénus, des rondelles de caoutchouc dentelées, au moyen desquelles, un peintre me disait qu’on procurait à la femme des jouissances cataleptiques. Or, c’est amusant, devant le mystère de cette boutique sous une tente, où le marchand fait la bête, de voir s’arrêter des femmes cherchant à comprendre ce qu’on y vend, et tout à coup devinant le commerce de l’endroit, s’enfuyant toutes rouges, inquiètes, si un passant a surpris leur attention devant l’étalage.

Lundi 12 juin. — Au théâtre du Casino, où l’on joue une pièce à tirades sur l’éducation des jeunes filles, j’entends une jeune spectatrice, qui dit à sa mère : « Maman, ne me regarde pas tout le temps, comme ça, quand on dit quelque chose de pas convenable… je suis déjà bien assez gênée ! »

Mardi 13 juin. — Mme Octave Feuillet est ici ; elle a quelque chose de la tournure d’une fée bienveillante et proprette de féerie.

La mode pour les femmes est ici de porter deux ou trois roses thé, à la ceinture, et pour les hommes un numéro de la Revue des Deux Mondes, sous le bras.

Mercredi 14 juin. — Le café : — tous les charabias de l’étranger et de la province ; — les tonitruants : Versez ! des garçons distributeurs de café ; — les expansions sur les analyses d’urine, mêlées aux : « Je suis calme comme le Destin, attaquez en chœur ; — les courses des petits chasseurs efflanqués, à la recherche des journaux et des petits bancs ; — le tapage des dominos ; — le grommellement des boissons ; — le bruissement des pas lointains des promeneurs dans le sable des allées ; — les lourds écroulements sur les chaises, des femmes obèses et d’hommes pachydermiques ; — les figures rieuses d’enfants, dans la bouche desquels, on met une cuillerée de café.

Ici le café, c’est au fond l’émancipation de la femme bourgeoise de province, hors de sa vie d’intérieur, et son intronisation dans la vie extérieure de la cocotte.

Jeudi 15 juin. — Une tête de joueur, une face mafflue de dogue. Des cheveux rares, coupés ras sur un crâne, qui a l’air d’une lande. Pas de gilet. Chemise noire aux bouquets de roses jaunes, serrée aux hanches par une large ceinture, et sur cette chemise noire, un veston et un pantalon de flanelle blanche à raies bleues. Et le joueur a aux lèvres un énorme cigare, dans un bout d’ambre monumental.

Dans la nuit, une voix m’appelle par mon nom. C’est Gille du Figaro, arrivé ce soir, avec sa belle-sœur, sa dévouée garde-malade, et qui se lamente et gémit, tout fatigué qu’il est, d’avoir à faire, avant de se coucher, un article sur le Docteur Pascal.

Vendredi 16 juin. — Ma voisine de table d’hôte, une aimable et élégante habitante du Morvan, possédant une propriété en Algérie, où elle va passer les trois mois d’hiver, me conte qu’une de ses grandes distractions là-bas, ces dernières années, était d’aller voir dans une excavation de rocher, aux environs de Bougie, et abrité par une colossale tige de ricin, un fumeur de kif, fumant toute la journée, les yeux sur une cage où voletaient deux petits oiseaux, dans un état d’extase complètement emparadisée.

Samedi 17 juin. — À déjeuner, on parle jeunes filles de l’heure présente. Ma voisine me dit qu’à présent, elles ne dansent plus sous l’œil de leurs mères, et que dans un bal, qui avait lieu chez une très grande dame de sa connaissance, toutes les chambres étaient occupées par un jeune homme et une jeune fille, en train de flirter — rien de plus — mais qu’un groupe flirtait même dans le cabinet de toilette de la maîtresse de maison.

Je me trouve à la musique, assis à côté du prince d’Annam, interné à Alger, et en traitement ici. Il est coiffé d’un madras noir, coquettement tortillé sur sa tête, et habillé d’une élégante blouse-veston gris perle, avec un large pantalon flottant de la même étoffe, recouvrant des souliers de cuir de Russie et avec ses gants chamois et son ombrelle d’été, il est tout charmant dans sa pose molle et affaissée, sur une chaise de fer, pendant que d’une main jaune, dégantée, il marque la mesure d’une valse.

C’est curieux cette tête, à l’ovale ramassé, aux yeux retroussés, aux grosses lèvres, et qui a quelque chose de féminin qu’il doit à sa coiffure, et à deux mèches de cheveux, lui faisant des espèces d’accroche-cœurs aux tempes : tête tantôt égayée de vrais rires d’enfant, tantôt s’enfermant dans un sérieux, mauvais, perfide.

Dimanche 18 juin. — On citait un ménage de vignerons, près d’Auxerre, qui avait bu dans l’année vingt-sept feuillettes de vin, et quatre feuillettes d’eau-de-vie. Le mari était mort, mais la femme avait résisté.

Lundi 19 juin. — C’est absurde, ce ferment batailleur qu’il y a en moi, avec cette impressionnabilité du système nerveux, qui dans les imaginations de la nuit et de l’insomnie, à propos des choses les plus simples, me fait entrevoir les complications les plus malheureuses, les conflits des plus violents.

Ce soir départ de Vichy.

Lundi 26 juin. — À l’exposition des portraits des Journalistes et des Hommes de lettres.

Un portrait de Villemain, par Ary Scheffer, d’un modelage admirable. Je n’aurais pas cru Ary Scheffer, un portraitiste de cette science. Quand on compare ce portrait au portrait de Guizot par Delaroche, Delaroche paraît un bien pauvre peintre.

Une parenté dans la construction de la tête de Chateaubriand et de Lamartine, tels que nous font voir les deux écrivains, les deux peintres Guérin et Decaisne.

Un curieux portrait que celui de Proudhon, se promenant au bord de la mer, par Tassaert. C’est le peintre qui a été le dernier continuateur de la couleur anglaise, importée par Delacroix, dans le Massacre de Scio.

Le jeune Philippe Sichel racontait, qu’il avait disséqué le matin, une jambe de frotteur, la jambe sur laquelle il posait, dont toutes les veines étaient variqueuses, et avec des varices, comme jamais on n’en avait vu. Et il me parlait de viciations organiques amenées par chaque état chez les individus, des tumeurs séreuses au-dessus du genou des cordonniers, là, où ils martèlent les chaussures, des tumeurs séreuses des religieuses au-dessous du genou, là où elles s’agenouillent, etc., etc.

Je rencontre ce soir, montant en voiture le ménage Forain, la femme très coquettement enrubannée, le mari terriblement pâle. Il m’annonce qu’il va partir pour Plombières, qu’il souffre d’affreux maux d’estomac. J’avais envie de lui dire, que ça se voyait bien dans ses légendes.

Mardi 27 juin. — En buvant un verre d’ale, rue Royale, dans le roulement incessant des voitures sur le pavé de bois, je pensais que l’activité humaine est arrivée à faire le bruit continu d’un élément.

Mercredi 28 juin. — Ce pauvre Jean Lorrain doit être opéré, vendredi, d’une tumeur dans les intestins, et tous ces jours-ci, pour que sa pensée aille le moins possible à vendredi, il déjeune ou dîne chez des amis, et donne à déjeuner ou à dîner à des amis, chez lui.

Aujourd’hui il m’a invité à dîner chez lui, et m’a servi comme curiosité : Yvette Guilbert.

Non elle n’est pas belle ! Une figure plate, un nez qui n’a rien de grec, des yeux à l’éclair fauve, des sourcils à la remontée un peu satanique, un enroulement autour de la tête de cheveux potassés, un buste aux seins attachés très bas : voilà la femme.

Maintenant chez cette femme, c’est dans une animation enfiévrée du corps, une vivacité de paroles tout à fait amusante. Elle entre, décrivant le fameux déjeuner Rougon-Macquart du bois de Boulogne, faisant le tableau des diverses catégories de femmes épatantes qui y figuraient, des silhouettes caricaturales des orateurs qui ont pris la parole, du bafouillement de Zola émotionné : un compte rendu drolatique qui aurait eu le plus grand succès dans un journal.

Ce qu’il y a d’original dans sa verve blagueuse, c’est que sa blague moderne, est émaillée d’épithètes de poètes symboliques et décadents, d’expressions archaïques, de vieux verbes comme « déambuler », remis en vigueur : un méli-mélo, un pot-pourri de parisianismes de l’heure présente, et de l’antique langue facétieuse de Panurge.

Et comme je la complimente sur la manière intelligente, dont elle a dit les vers de Rollinat, elle me dit le peu de succès qu’ils ont eu, et que justement dans cette soirée, où elle les disait, on lui a crié pendant sa déclamation : « Et la messe ! »

Et contre cette porte fermée, où il y a les bocaux d’eau phéniquée, les éponges, la table pour le charcuter, Lorrain dit des choses légères, rieuses, plaisantes, comme en dit un homme d’esprit, pour lequel le lendemain est sans bistouri.

Vendredi 30 juin. — Malgré moi, toute la matinée je ne puis m’empêcher de penser à Lorrain, que Pozzi opère dans ce moment.

À cinq heures, je vais savoir de ses nouvelles. Sa mère qui est à la porte, me dit : « De son lit, il vous a vu traverser la place… entrez donc quelques instants… vous lui ferez un vrai plaisir. » Et tout bas : « Ç’a été bien dur. »

— Ah ! fait-il, en me voyant entrer, on a été, six minutes avant de m’endormir… je croyais que je ne dormirais jamais… Pozzi m’a dit : Vous avez pris de l’éther… Oui c’est vrai, j’en ai beaucoup pris, à la suite d’un grand chagrin, qui me donnait des contractions de cœur… et ces contractions, l’éther les calmait… vous savez, l’éther c’est comme un vent frais du matin… un vent de mer qui vous souffle dans la poitrine… Ah, après ce que j’ai souffert… il me semblait que j’avais le corps rempli de phosphore et de flamme… Il faudra encore que dans trois semaines, je fasse une saison de Luchon… C’est bien ennuyeux d’être obligé de refaire son sang.

Puis après un silence, ses bras jetés hors de son lit, dans un étirement douloureux : « Oh, dans la vie, il n’y a peut-être que quelques jouissances littéraires, et quelques jouissances d’exquise gourmandise. »

Samedi 1er juillet. — J’avais à table, près de moi, une femme aux yeux bistrés, au langage mélancoliquement polisson, à la distinction souffreteuse, au décolletage excitant. On vint à parler d’une de ses amies, toujours en traitement, sans être malade. Alors ma voisine me dit : « Quand une femme est arrivée au moment, où l’essai de ses robes ne lui prend plus tout son temps, où l’amour ne l’amuse plus, où la religion ne s’en est pas emparée, elle a besoin de s’occuper d’une maladie, et d’occuper un médecin de sa personne. »

Mardi 4 juillet. — Là, en ce centre de Paris, au milieu de ces habitations, toutes vivantes à l’intérieur, là, en ce plein éclairage a giorno de la ville, sur cette maison Tortoni, 22, cette maison avec ses lanternes non allumées, avec ses volets blancs fermés, son petit perron aux trois marches, où dans mon enfance, se tenaient appuyés, un moment, sur les deux rampes, de vieux beaux mâchonnant un cure-dent, aujourd’hui vide, il me semble lire une bande de papier, écrite à la main : « Fermé pour cause de décès du Boulevard Italien. »

Samedi 8 juillet. — Enterrement de Maupassant, dans cette église de Chaillot, où j’ai assisté au mariage de Louise L… que j’ai eu, un moment, l’idée d’épouser.

Mme Commanville, que je coudoie, m’annonce qu’elle part le lendemain, pour Nice, avec le pieux désir de voir, de consoler la mère de Maupassant, qui est dans un état inquiétant de chagrin.

Ce soir, comme je dînais au restaurant Voisin, j’entendais le Bordelais Marquessac, le propriétaire actuel du restaurant, dire à des clients, à propos de la chaleur de cette année, que les vendanges qui se font dans son pays, en octobre, allaient se faire à la mi-août. Le raisin, ajoutait-il, était si abondant qu’il y aurait, cette année, la récolte de la moyenne de quatre années.

Un détail curieux sur le sulfatage de la vigne. Il disait que dans le Bordelais, il y avait nombre de foires, et que ces foires mettaient dans les chemins, beaucoup de saltimbanques, mangeant les raisins sur la route. Alors, on s’était imaginé d’enduire les ceps de vigne du bord de la route de vert-de-gris, et quand la vigne avait été malade, on avait remarqué que ces ceps avaient échappé à la maladie, et le procédé avait été généralisé pour toute la vigne.

Dimanche 9 juillet. — Des nuits pleines de cauchemars, et qui me font avant de me coucher, peur du lit ; des journées pleines de prévisions pessimistes pour le restant de ma vie.

Mercredi 12 juillet. — De bien imbéciles jugements littéraires, formule ce Delacroix, notamment sur Balzac, et sur ce chef-d’œuvre : Eugénie Grandet. Et pas peintre du tout en écriture, des gens qu’il a rencontrés dans la vie. Et pas styliste non plus. Je n’ai guère rencontré de bien, dans les deux volumes, que cette phrase : « l’arrêté, le tendu de la peau, qu’a seulement une vierge. »

Jeudi 13 juillet. — Daudet me parlant de sa faiblesse, à la suite de la crise d’estomac de ces trois jours, je lui disais, que la douleur devait amener une dépense de force supérieure à celle exigée et obtenue par tous les exercices physiques ; et qu’un jour peut-être, on trouverait un instrument qui vous donnerait le chiffre de la déperdition, amenée par une crise de foie, par des douleurs rhumatismales, et qu’on serait étonné de la dépense de force, faite dans une maladie aiguë.

Vendredi 14 juillet. — Aujourd’hui, à propos d’un article sur l’anniversaire de Marat, je pensais que pendant les guillotinades de la Révolution, le cœur n’avait jamais armé le bras d’un fils, d’un amant, d’une épouse ; que le cerveau seul, en son indignation désintéressée, avait mis un couteau homicide dans la main de Charlotte Corday. Mais dans cette note, je crains de me répéter.

Quels intéressants noms d’hommes et d’endroits, donne le relevé d’une carte quelconque, d’une carte de Seine-et-Oise. Ainsi Macherin ferait-il un original nom d’ouvrier républicain, et les charmantes localités pour un roman : le Grand-Vert et : le Petit Vert !

Samedi 15 juillet. — Ce soir, Léon lit la mort de Socrate dans le Phédon : ça fait très fort penser à Jésus-Christ, au Jardin des Oliviers…

Dimanche 16 juillet. — La satisfaction intérieure, la plénitude heureuse de la reprise du travail, de la dramatisation du commencement de la Faustin. C’est après la paresse de la maladie, après une trêve de plusieurs mois, comme une résurrection de l’être pensant, si longtemps en catalepsie.

Lundi 17 juillet. — Nadar, que je trouve, ce matin, dans le cabinet de Daudet, parle de souvenirs, qu’il veut publier sous le titre de : Cahiers de Nadar. Mais il n’a pris aucune note, et ses souvenirs, seront plutôt des commentaires autour des lettres autographes qu’il possède : lettres très nombreuses, très curieuses, de Veuillot, de Proudhon, de Baudelaire, etc.

Sur Baudelaire, il cite ce mot d’Asselineau, disant qu’à l’hôtel Pimodan, il se couchait sous son lit, pour l’étonner. Et au sujet de Veuillot, il s’étend sur son intimité avec l’écrivain catholique, malgré les divergences d’opinions, et sur le dîner qu’ils faisaient, toutes les semaines, ensemble, déclarant que Veuillot lui pardonnait plutôt de n’avoir pas fait baptiser son fils, que de s’être marié à une huguenote.

Un moment, il me dit gentiment, qu’il y a une chose qu’il regrette dans sa vie, c’est sa caricature sur Villedeuil, s’en excusant près de moi, en disant que c’était un temps, où l’on était « rageur comme des chats-tigres. »

Ce soir, comme on causait de la croyance de Banville aux lutins, dont il cherchait à endormir la malfaisance, avec de petits morceaux de papier vert, la causerie, bientôt après, allait aux apparitions.

Mme Daudet racontait alors, que veillant son fils, menacé d’une fièvre typhoïde, elle avait le sentiment que le monde surnaturel, dont elle se voyait séparée, comme par un cristal ondulé, s’ouvrait et laissait sa grand’mère s’approcher d’elle, — d’elle, qui toute frissonnante, le bras étendu, criait : « Non ! non ! »

Mardi 18 juillet. — Aujourd’hui, Jeanne parlait d’une jeune femme de la société d’une ville du Nord, des mieux apparentées, et richement mariée à Paris. Au bout de quelques années de mariage, elle faisait une série de visites, au faubourg Saint-Germain, au faubourg Saint-Honoré, où elle prévenait les gens, pour leur éviter tout embarras, et leur donner la liberté de ne plus la saluer, que cette vie de femme honnête l’ennuyait, qu’elle allait carrément se faire courtisane.

Mercredi 19 juillet. — Daudet nous disait, ce soir qu’il était tombé à huit ans, sur un volume dépareillé de Tom Jones, et qu’il avait lu, que la chose qui avait amené sa naissance, avait été une distraction d’une demi-heure. Cette phrase avait apporté un bouleversement dans ses idées, et mis son esprit en quête, du comment de la fabrication des enfants.

Jeudi 20 juillet. — Avant dîner, Céard donne quelques détails curieux sur les exécutions, auxquelles il a assisté. Il parle de la tête oscillante du condamné sur les épaules, comme si elle ne tenait plus, de la longueur du visage par la descente de la mâchoire, de la pâleur qui tourne au chocolat, et nous fait voir le couteau, remontant éclaboussé de sang, comme du papier peigne, avec la trace parfaitement indiquée des deux carotides. Ce sont des observations faites par lui, à l’exécution d’Allorto et de ses complices, les assassins du jardinier d’Auteuil.

Au dîner, il nous entretient de Maupassant déclare que chez lui, la littérature était toute d’instinct, et non réfléchie, affirme que c’est l’homme qu’il a connu, le plus indifférent à tout, et qu’au moment, où il paraissait le plus passionné pour une chose, il en était déjà détaché.

Vendredi 21 juillet. — Schwob nous arrive aujourd’hui, avec dans sa poche, l’Américain Wittemann, qu’il est en train de traduire. Il nous traduit, au courant de la lecture : La Maison des morts de la Cité, un morceau étrangement poétique sur un cadavre de prostituée, un morceau d’un lyrisme fantastique, dont semble descendre Mæterlink.

Incidemment, il nous dit, que Maupassant avait fait la plus grande partie de ses nouvelles, avec les racontars des uns et des autres. Et il affirme que le sujet de le Horla lui a été donné par Porto-Riche, qui est tout à fait inquiet, quand on découvre en sa présence, dans cette nouvelle, le commencement de la folie du romancier, et ne peut s’empêcher de s’écrier : « Si cette nouvelle est d’un fou, c’est moi qui suis le fou ! »

Le hasard fait, que les exécutions, racontées hier, par Céard, reviennent dans la conversation, et Schwob décrit l’exécution d’Eyraud, qu’il a vue. Lui, il dit que dans une exécution, la seule chose dramatique, est l’apparition du condamné sur la porte, et que la rapidité de la décapitation dans tous ses détails — il a compté — ne dépasse pas 50 secondes.

Il a eu la curiosité de suivre Eyraud, au champ des navets, où il l’a vu mettre en terre, après qu’on a retourné sa tête, dont le visage se trouvait tourné du côté de son dos, dans la bière, sur laquelle il y avait écrit son prix : 8 francs. Puis, il est allé boire, avec les bourreaux, un verre de vin, dans le cabaret en face. Là, il a constaté le respect, la considération qu’il y a pour les descendants de bourreaux de père en fils, et l’espèce de mésestime pour ceux qui le sont devenus, par une alliance, un mariage avec une fille de bourreau. Les premiers, dans le langage argotique de la guillotine, s’appellent des : bing.

Samedi 22 juillet. — Dans notre promenade de ce matin, Daudet me parlant de son livre commencé : Quinze ans de ménage, me confie qu’il y a dans son esprit, une évolution, semblable à celle qui s’est faite dans le mien : le dégoût de l’éternelle aventure, de l’éternelle complication de la chose romancée.

Lundi 24 juillet. — La femme a la venette de la Vérité nue ; elle la tolère à peine, en chemise de nuit.

Samedi 29 juillet. — Soudain, au milieu du silence de nous tous, Léon, jetant en bas d’une chaise ses pieds, sur laquelle ils sont posés, s’écrie, se parlant à lui-même, dans un mouvement de révolte intérieure : « Je n’ai qu’un regret, je me trouve emberlingué de trop de philosophie… À quoi, ça sert ? »

Ce cri me fait plaisir, parce que je le vois prêt à n’être plus l’homme des bouquins, mais tourné à bouquiner de l’humanité.

Dans l’engourdissement de la sieste, le ratissage des allées, me donne la sensation d’être peigné avec un peigne aux dents édentées.

Lundi 31 juillet. — Une matelote au Vieux Garçon, avec les vieux et les jeunes Daudet, et les Masson.

Le soir, lecture de la pièce d’Hennique : les Deux Patries. Un prologue très original.

Mercredi 2 août. — Fête d’Alphonse Daudet. Toute la maisonnée Allard, arrivée de Bourg-la-Reine, dans une voiture aux rideaux de cuir, d’où sortent successivement la mère, le père, les deux petits garçons, Renée, Marthe, Adeline, un petit monde de fillettes, distingué et pas bourgeois. C’est intéressant cette famille, où se sent dans une aisance très restreinte, une allègre insouciance mêlée à un certain désordre artiste.

Le soir, Léon nous lit, dans la Revue Nouvelle, son article sur Hugo, un article tout à fait remarquable, où foisonnent les idées, les images, les coups de lumière, dans une langue superbe. Ce jeune Daudet est incontestablement le premier critique de l’heure présente.

Jeudi 3 août. — Avant dîner, causerie au fond du parc avec Rodenbach, sur la réforme de l’orthographe, sur cette révolution, non prônée par des littérateurs, mais par des professeurs, et par courtisanerie démocratique au profit de l’école primaire.

Vendredi 4 août. — Zola dîne ce soir. Il parle du théâtre, dont, dit-il, il est dégoûté, mais cependant, où il sent qu’il pourrait se renouveler, et est au fond, tenté de faire une pièce entre ses romans de Lourdes et de Rome. Puis, passant d’un sujet à l’autre, avoue son goût passionné de pâtisserie, dont il mange toute une assiette, à son thé de quatre heures ; ensuite se met à célébrer l’insomnie, disant que c’est là, où il prend ses déterminations, qui deviennent des actions, lors de la mise de ses bottines, qu’il chausse en pensant tout haut : « Me voilà sur mes pieds ! »

L’on dîne, et un nuage noir qui fait craindre un orage, amène Mme Zola à reparler des terreurs nerveuses, qu’a son mari du tonnerre, et qui, dans le billard de Médan, les fenêtres fermées, et toutes les lumières allumées, se met encore un mouchoir sur les yeux.

Lundi 7 août. — Il me restait sans doute un peu de fièvre de la crise d’hier, amenée par le froid, que j’ai eu dans une voiture découverte, en revenant de la gare de Lyon, et je rêvais ceci : M. Groult me faisait voir quelques tableaux et dessins, qu’il venait d’acheter. Puis désignant un tableau à la couleur anglaise du XVIIIe siècle, il me jetait :

— Connaissez-vous les tableaux de Burrow ?

— Non.

— Eh bien, attendez… vous allez voir quelque chose de tout à fait étrange.

Et il prenait une palette, vendue avec le tableau, et il touchait avec un ton pris sur la palette — un tout à fait semblable à celui du personnage — et la femme touchée se mettait à faire des révérences… puis un mezzetin à danser… puis des musiciens à jouer du violon — absolument comme si, cette peinture d’un grand art, était un tableau mécanique.

Mardi 8 août. — Les impatiences des animaux, n’ayant pas le langage pour se faire entendre des humains, sont curieuses. Je regardais la chatte, à laquelle on avait fermé une porte, qui l’empêchait de retrouver son petit chat. Elle ne miaulait pas, mais c’étaient des contractions colères de la gueule, comme si, elle en voulait faire sortir de la parole.

Samedi 12 août. — Hennique vient de son Laonnais, nous demander à Daudet et à moi, nos observations, nos critiques sur les Deux Patries.

Il reste coucher, et le soir, il nous parle de sa famille, de son père : son père, élevé au séminaire, et destiné à être prêtre, s’engageant dans l’infanterie de marine, devenant général, gouverneur de la Guyane et de la Guadeloupe, et mourant à trente ans de vie exotique. Sa mort était précédée de la mort de sa femme.

Et l’auteur de Peuf se remémore quelques impressions de son enfance coloniale, entre autres, l’écoute, à l’orée d’une grande forêt, vers la tombée de la nuit, l’écoute de l’éveil de la forêt, où, de temps en temps, au-dessus de tous les bruits, s’élevait une grande lamentation d’animal, que toute la ville allait entendre : lamentation mystérieuse, et qu’on ne savait à quelle bête attribuer.

Mardi 15 août. — Ce matin, vient déjeuner un M. Roguenand, secrétaire du syndicat des mécaniciens, un socialiste opposé aux grèves, un homme à la tête bonne et honnête.

Il nous entretient des mécaniciens, dit que ces gens qui courent, tous les jours, le risque d’être tués, sont des êtres loyaux n’ayant pas les côtés tracassiers des autres ouvriers, des êtres contents de leur état, et en assumant la responsabilité. Il nous les peint, comme des juifs-errants, n’ayant que le repos des dortoirs de refuge, et sentant bien qu’ils ont contre eux, gens de passage, la localité des gares, mais au fond se considérant comme une aristocratie, et ne consentant pas à être assimilés aux lampistes, au bas personnel de la compagnie. Enfin, il nous les montre, dans un accident, gravement blessés, courant au disque, pour constater que le mouvement n’a pas été fait.

Quand M. Roguenand a été décoré, il y a eu un banquet de cinq cents mécaniciens, où ils lui ont demandé de n’être ni député, ni conseiller municipal, pour continuer à leur appartenir, à être leur homme.

Jeudi 17 août. — Dans une conversation sur la femme, Daudet disait aujourd’hui : « Il y aurait quelque chose de curieux à écrire sur le veuvage de la femme, après l’écoulement de la douleur. C’est en général, une ère de délivrance, de mise en liberté, de prise de possession de la maîtrise. Et au milieu de ces sentiments, comme un monument s’élevant dans leur cœur, fait d’un tas d’illusions de leur passé, — de leur passé à distance, — en sorte que des femmes, qui ont été peu heureuses dans leur ménage, se figurent avoir aimé leur tyran, et en chantent l’éloge. Maintenant à côté de celles-ci, des femmes trop écrasées par le mariage, redevenues libres, ne peuvent se relever de la servitude du passé. »

Samedi 19 août. — Hier soir, je suis allé avec les Daudet, voir la Lune et les étoiles, dans l’observatoire de Flammarion, à Juvisy.

Aujourd’hui, il me reste comme un souvenir de rêve de cette visite : le Flammarion avec sa tête de saint Jean-Baptiste, qu’offre dans un plat d’argent, la peinture italienne à Hérodiade, le monsieur qui a découvert la dernière planète, à la chevelure qui pourrait servir d’enseigne à la pommade du Lion, un jeune homme bancroche, qui nous est présenté par Flammarion, comme l’humain de toute la terre ayant la vue la plus longue. Un monde un peu fantastique, dans un milieu légèrement magique, autour de cette lunette, qui a dedans des fils d’araignées, d’araignées qu’on fait jeûner, pour que leurs fils soient tout à fait ténus, et deviennent des diviseurs de riens indivisibles : lunette dont la gravitation fait comme le bruit d’une usine céleste.

Une déception. Je m’attendais à voir des étoiles comme des fonds d’assiette. On m’en fait voir une. J’ai oublié son nom. Elle m’apparaît seulement grande, comme une grosse émeraude d’un bijoutier, de la rue de la Paix.

Lundi 21 août. — La vieille Mme Clérambaud, la maîtresse de piano d’Edmée, qui a beaucoup vécu dans l’intimité de Rossini, nous apprend, ce matin, qu’il avait pris volontairement sa retraite, avant cinquante ans, disant, en faisant allusion aux opéras d’Halévy et de Meyerbeer : « Voilà l’invasion des Allemands ! »

Et après, elle nous conte cette escarmouche, entre Wagner et Rossini.

— Vous ne comprenez pas l’harmonie du silence ? disait Wagner.

— Si ! si ! faisait Rossini, qui prenait une feuille de papier, sur laquelle il jetait un point d’orgue.

Wagner ne revint pas.

Mme Clérambaud donne ce détail curieux sur son manger — qui le faisait accuser de gourmandise, de gueularderie : Rossini ne prenait, de son lever jusqu’à cinq heures de l’après-midi, où il buvait et mangeait nécessairement beaucoup, qu’une tasse de café glacé.

Visite à Nadar à l’Ermitage, et exploration des ateliers, des chambres, aux murs tout couverts de tableaux, de dessins, de photographies. Je remarque un portrait, d’une très blonde couleur, de Nadar fils, une spirituelle grisaille de Daumier, représentant un Don Quichotte ridicule, des Guys terribles, un chef-d’œuvre de Manet, une lettre du peintre, au bas de laquelle sont trois prunes lavées à l’aquarelle, qui sont des merveilles de lavis et du coloriage artiste.

Et, au milieu du pittoresque bric-à-brac de la demeure, apparaissent et disparaissent, les dents blanches, les noires faces riantes, les madras de couleur de deux négresses, qui sont la domesticité du maître de la maison.

Dimanche 27 août. — Visite de Geffroy. Son désir de quitter Paris, d’abandonner la bataille de la vie qui s’y livre, d’habiter la province, et là, d’y faire tranquillement et sereinement des livres, qui le feraient vivre.

Mlle Zeller me disait, que le vieux docteur Blanche, s’écriait devant elle, à la sortie d’une personne de chez lui, à laquelle il avait fait une grosse aumône : « C’est moi, bien plus que d’autres, qu’on devrait enfermer dans ma maison de fous ! » Et son fils Jacques lui répétait plusieurs fois : « Si mon père avait vécu dix ans encore, il nous aurait mis sur la paille ! » La bonne et douce figure du docteur disait un peu ses inépuisables charités.

Mercredi 30 août. — Dans leurs romans et leurs nouvelles, les tout jeunes romanciers, avec leur actuel mépris de l’étude d’après nature, ne créent plus des personnages humains, ils fabriquent des êtres métaphysiques.

Une grande dame belge, tenant une haute position dans son pays, disait à un jeune Français de ma connaissance : « Il y a une chose sur laquelle je voudrais bien être éclairée. On m’a dit que, maintenant à Paris, dans l’intimité amoureuse, les femmes n’ôtaient pas leurs bas ; de mon temps, nous les ôtions ! »

Lundi 4 septembre. — Peut-être est-ce bien, que dans la nouvelle Chambre, toutes les têtes, toutes les capacités, de quelque couleur quelles soient, en aient été rejetées. La politique se fera en dehors de la Chambre, et les gens de la Chambre ne seront plus que des mandataires domestiques d’électeurs, des distributeurs à la province, de tronçons de chemins de fer, de bureaux de tabac et de poste, de places de gardes champêtres, etc., etc., en un mot de bas ouvriers gouvernementaux, jouissant de la déconsidération des membres des parlements américains — et si quelque chose peut tuer le parlementarisme, ce sera cela… Ça ne fait rien, la révolution contre l’intelligence va bon train.

Mardi 5 septembre. — Visite du docteur Michaut, qui m’a envoyé du Japon « la biographie d’Hokousaï », et qui est de retour à Paris.

Il m’apprenait que l’affirmation absolue chez les Japonais, leur paraît une impolitesse, qu’ils éludent autant qu’ils le peuvent le oui et le non, en sorte que si vous demandez à un Japonais votre chemin, ou n’importe quoi, s’il ne vous répond pas, c’est qu’il ne trouve pas un faux-fuyant, pour échapper à l’affirmation.

Jeudi 7 septembre. — Départ pour Jean-d’Heurs. Dans ces gares, au passage incessant des trains, la pensée de ceux qui les habitent, ne doit avoir le temps de se poser sur rien, elle est sous le coup d’un ahurissement, produit par ce mouvement perpétuel.

Vendredi 8 septembre. — Un continuateur de Shylock. Je lis dans la Tunisie française, ceci :

Un juge — et le récit est fait par le contrôleur civil de la région — dit à un Arabe assigné par un juif, en payement de 500 à 600 piastres.

— Pourquoi ne veux-tu pas payer ?

— Parce que je ne le puis pas… Quand j’ai emprunté, j’avais une maison, un jardin, un henchir, du bétail, aujourd’hui, cet homme a ma maison, mon jardin, mon henchir, mon bétail, et je lui dois encore plus que je lui ai emprunté.

— Tu vois bien, dit le juge, se tournant vers le juif, que ce malheureux n’a plus rien… Que veux-tu donc de lui ?

— Je veux, répliqua le juif, qu’il vienne travailler chez moi, sans salaire, jusqu’à ce qu’il se soit acquitté.

Lundi 11 septembre. — Il faut que ce soit vrai, qu’en vieillissant, on devient plus tendre à la souffrance de tout ce qui vit. Aujourd’hui, je suis entré dans la tendue, et arrivé à un rejet, où une mésange, les pattes brisées, se débattait, en jetant de petits cris de douleur, j’ai rebroussé chemin, et suis sorti du bois.

Mardi 12 septembre. — La fièvre de mes crises de foie est inspiratrice, elle me fait trouver, cette nuit, pour le dernier tableau de la Faustin, le mâchonnement de la Renoncule scélérate, qui peut amener à la rigueur l’agonie sardonique.

Dans une visite que me fait au lit, Rattier, qui a été sous-préfet de Doullens sous Napoléon III, il me parle de la prison de Doullens, de ses détenus, du pavillon où étaient enfermés les plus célèbres : Blanqui, Barbès, Raspail, Hubert, Albert, parmi lesquels, des haines violentes faisaient qu’un jour, Raspail, à la sortie de Blanqui, lui versait son pot de chambre sur la tête.

Il me conta qu’un soir, vers 1852, où il était en train de dîner, on lui disait qu’il y avait trois hommes dans l’antichambre. Ces trois hommes étaient deux agents de police, et Proudhon, qui s’écriait dans le trajet à la citadelle « qu’il ne pouvait comprendre cette décision, qu’il était un homme qui pensait, écrivait, passait pour être une intelligence, et qu’on l’enfermait avec des Raspail, des Blanqui, des Albert, les brutes du pavillon ! »

Samedi 23 septembre. — Depuis dimanche, que je suis dans mon lit, j’ai devant moi l’estampe de Nanteuil, représentant l’Infante d’Espagne mère du roi. Oh ! l’ennui de ces belles tailles ! Ah ! la peu amusante gravure aux yeux, que cette gravure des Nanteuil, des Mellan, si bien en rapport avec la perfection géométrique de tout le siècle. Et quelle traduction chez eux de la beauté des femmes du temps, qui est toute monastique, et dont les portraits des jeunes et des vieilles, ont l’air de portraits d’abbesses !

Dimanche 24 septembre. — Le capitaine de l’Isle, le descendant du chevalier, du favori de Marie-Antoinette, m’apprend que la famille Diez, la famille dans laquelle mon grand-père avait pris sa femme, avait été anoblie au XVIIe siècle, pour avoir fondé une messagerie, Laffitte et Caillard, qui allait de la Haute-Marne à Pont-à-Mousson. Puis les Diez auraient été de célèbres fondeurs de cloches.

Dimanche 1er octobre. — Paul Alexis, de retour du Midi, me raconte qu’il a été faire une visite à Mme de Maupassant, qui, dans une conversation d’une heure à six heures, entre autres choses, au sujet de l’enterrement de son fils, lui disait : « J’aurais bien voulu pouvoir aller à Paris… mais j’ai clairement écrit, pour qu’il ne fût pas mis dans un cercueil de plomb… Guy voulait après sa mort, sa réunion au Grand Tout, à la Mère la Terre, et un cercueil de plomb retarde cette réunion… Il a été toujours très préoccupé de cette pensée, et l’a émise à Rouen, quand il a présidé à l’enterrement du pauvre Flaubert… Non, sa maladie ne tenait d’aucun de nous… son père, c’est un rhumatisme articulaire… moi, c’est une maladie de cœur… son frère qu’on a dit mort fou, c’est une insolation, à cause de l’habitude, qu’il avait de surveiller ses plantations, avec de petits chapeaux trop légers. »

Alors, Mme de Maupassant entretenait Paul Alexis, des derniers mois de la vie de son fils. Un an, avant sa mort, il lui écrivait une lettre, à peu près conçue en ces termes : « Les médecins disent que j’ai une anémie cérébrale, je n’ai pas d’anémie cérébrale, je suis seulement fatigué, et la preuve c’est que je viens de commencer l’Angelus, et jamais je n’ai travaillé avec une facilité pareille, et je marche de plain-pied dans mon livre, comme dans mon jardin. Je ne sais pas, si mon livre sera un chef-d’œuvre, mais ce sera mon chef-d’œuvre. »

Malheureusement Musotte venait se jeter en travers de son livre, et le retardait.

À Noël, où il avait l’habitude de faire le réveillon, en bon fils, avec sa mère, il lui écrivait qu’il ne pouvait y aller, parce qu’il réveillonnait « avec nos amies », disait-il dans sa lettre, et que du reste ces dames iraient lui faire une visite, dans quelques jours.

Mais que se passa-t-il dans ce réveillon ? Le lendemain, Maupassant envoyait à sa mère une dépêche, sans queue ni tête, lui annonçant que ces dames étaient fâchées avec lui et même avec elle, et en effet Mme de Maupassant ne les a jamais revues.

Le Jour de l’An suivant, huit jours après, il venait voir sa mère, et il n’avait jamais été si tendre, si affectueux, mais au dîner, il délirait complètement, disant que maintenant, il allait faire des choses sublimes… parce qu’on lui faisait prendre des pilules qui le conseillaient, et lui dictaient, de leurs petites voix, des phrases, comme il n’en avait jamais écrites. La nuit, à son retour, avait eu lieu sa tentative de suicide.

Paul Alexis a lu son testament, daté, de trois semaines avant sa mort, où il institue comme héritière sa nièce Simone, réserve le quart de sa fortune à ses ascendants, et fait quelques legs à des amis. Chose curieuse, les deux témoins qui ont signé, sont deux médecins. Il a voulu éviter que son testament fût cassé, comme celui d’un fou.

Mardi 3 octobre. — Chez les Sémites, le cerveau ne se développe que jusqu’à vingt-cinq ans ; chez les Aryens, le développement dépasserait de beaucoup cet âge. Cette particularité du cerveau s’appellerait : le mur.

Mardi 10 octobre. — Déjeuner avec Sarah Bernhardt, chez Bauër, qui très aimablement, s’est entremis pour lui faire jouer la Faustin.

Arrive Sarah, vêtue d’une robe gris perle, aux soutachements dorés, une robe tombante sans taille, semblable à une tunique. De diamants, rien que sur une face-à-main, dont le manche en est tout couvert. Sur la tête, un chiffon de dentelle noire, qui a l’air d’un papillon de nuit et sous lequel se dresse une chevelure semblable à un buisson ardent, et éclairent des yeux à la prunelle d’un bleu transparent, dans la pénombre de cils noirs.

En s’asseyant à table, elle se plaint d’être toute petite, ayant en effet la longueur de jambes des femmes de la Renaissance, et tout le temps, elle est assise de travers sur un coin de chaise, absolument comme une petite fille, mise à la grande table.

Et c’est aussitôt, avec une vivacité, un entrain, un brio de la parole, l’histoire de ses tournées à travers l’univers, nous donnant ce curieux détail, que sur l’annonce de futures représentations aux États-Unis, annonce toujours faite un an d’avance, une cargaison de professeurs de français est demandée, pour mettre les jeunes gens et les miss de là-bas, en état de comprendre et de suivre les pièces qu’elle doit jouer. Puis, c’est son vol à Buenos-Ayres, où les huit hommes qui s’étaient constitués ses gardiens, ont été si bien ensommeillés, qu’ils n’ont rien entendu, qu’elle, il a fallu la jeter en bas de son lit, pour la réveiller, et que son chien a dormi trois grands jours.

Je suis à côté, tout à côté de Sarah, et chez cette femme qui toucherait à la cinquantaine, le teint du visage, qui, ce matin, n’a aucun maquillage, pas même de poudre de riz, est un teint de fillette, un teint d’un rose tout jeunet, sur une peau d’une finesse, d’une délicatesse, d’une transparence curieuse aux tempes, sous le réseau de petites veinules bleues. C’est le teint, dit Bauër, d’une seconde jeunesse.

Un moment Sarah parle de son hygiène, des haltères qu’elle fait le matin, d’un bain chaud d’une heure, qu’elle prend tous les soirs. Puis elle passe à des portraits de gens qu’elle a connus, pratiqués, de Rochefort, de Dumas fils, etc.

Elle a, cette femme, incontestablement une amabilité innée, un désir de plaire qui n’est pas de commande, mais naturel.

Lundi 16 octobre. — La France n’a plus la mesure d’une nation bien portante. Dans ses sympathies, ses affections, c’est une détraquée, dont les engouements ont l’humble domesticité d’une courtisane amoureuse.

Mardi 17 octobre. — Dîner ce soir, chez Sarah, pour la lecture de la Faustin.

Le petit hall, ou plutôt l’atelier où la tragédienne reçoit, a quelque chose d’un décor de théâtre. Aux murs, deux ou trois rangées de tableaux posés sur le parquet, sans être accrochés, ayant quelque chose d’une préparation de vente chez un expert : tableaux que domine, sur la cheminée, son grand portrait en pied de Clairin. Devant les tableaux, des meubles de toute sorte, des bahuts moyenâgeux, des cabinets de marqueterie, une infinité d’objets d’art rastaquouères, des figurines du Chili, des instruments de musique de sauvages, de grands paniers de fleurs, où les feuilles et les fleurs sont faites de plumes d’oiseaux. Là dedans, une seule chose d’un goût personnel, de grandes peaux d’ours blancs, mettant dans le coin où se tient la femme, une blancheur lumineuse.

Au milieu de cela, une cage, où un perroquet et un singe vivent en famille, un perroquet à l’immense bec, que tourmente, que martyrise, que plume, le petit singe, toujours en mouvement, toujours faisant du trapèze autour de lui, et que couperait en deux de son formidable bec, le perroquet, qui se contente de pousser des cris déchirants. Comme je m’attendrissais sur la vie affreuse faite à ce perroquet, on m’affirmait qu’un moment, on les avait séparés, qu’à la suite de cette séparation le perroquet avait manqué de mourir de chagrin, et qu’il avait fallu absolument le remettre avec son bourreau.

Vers huit heures arrive Sarah de sa répétition, et qui dit mourir de faim.

Elle est toute en blanc, avec une espèce de grande bavette flottante sur la poitrine, et sa robe à longue traîne, toute constellée de paillettes d’or, se contourne autour d’elle, dans un ondoiement gracieux.

Le dîner avec son fils, sa belle-fille, Bauër, Jean Lorrain, et la Guérard, qui est sa Guénégaud.

Un dîner fin, délicat, où la maîtresse de la maison ne boit que d’une boisson, dont le nom anglais m’échappe, et qui est faite avec du vin de Bordeaux, de jus d’orange, d’ananas, de menthe.

Sarah se montre très aimable, très occupée de moi, très attentive à ce que je n’aie pas froid. Toute la conversation est nécessairement sur les Russes. Bauër conte qu’il a vu un petit enfant, criant dans les bras de sa mère : « Vive la Russie ! » pris par l’amiral Avellan, et passé à toute son escorte, qui l’a embrassé tour à tour, et dont l’un des officiers, pour lui donner quelque chose, lui a donné son aiguillette qu’il avait arrachée.

Enfin l’on passe dans l’atelier pour la lecture. Pas de lampe, un éclairage de bougies, et une copie à la mécanique aux maigres lettres, beaucoup moins lisibles que la grosse ronde des copistes, ce qui fait que Bauër est fort empêché dans sa lecture, et c’est froid, très froid.

Enfin après le septième tableau, je demande à lire le huitième et dernier tableau. Je ne lis pas bien, mais nerveusement, et Sarah me semble prise par la dernière scène.

Alors, une préparation de thé et de rafraîchissements, pendant laquelle il n’est plus question de la pièce.

Puis, Sarah vient s’asseoir à côté de moi, me dit que la pièce est pleine de passion, que le dernier tableau lui paraît superbe, et me demande de lui laisser, pour lire le quatrième et le cinquième tableau, qui n’ont pas été lus. Et se succèdent dans la bouche de Sarah, des paroles qui ont l’air d’affirmer le désir de la jouer, et même une phrase, où il est question de me mettre en rapport avec le directeur, mais au fond de ce bout de conversation, il n’y a pas une parole décisive.

Maintenant, il y a bien des choses qui me sont hostiles. Sarah est une romantique ; elle a certainement, dans ce moment, par le bruit qui s’est fait autour de Réjane, la velléité de tenter de la modernité, mais son tempérament littéraire s’y refuse, puis elle jouit, dans ma pièce, d’une bien vilaine sœur, et dans la vie, elle se trouve avoir une sœur, ce que je ne savais pas du tout.

Samedi 21 octobre. — Abordé par Stevens, qui me parle du travail incessant, effréné, de son vieil âge, me jetant dans l’oreille : « Je n’ose pas le dire, j’ai fait soixante-quinze tableaux, depuis le mois de janvier ! »

Dimanche 22 octobre. — Visite de Villedeuil, qui tombe avec sa petite fille, tous les six mois, chez moi, et m’intéresse, et à la fois me séduit et m’étonne, par sa conversation sur les révolutions économiques, qui ont lieu autour de moi, et dont je ne me doute pas. Aujourd’hui, il me fait un tableau très curieux de la mort du demi-gros par l’introduction des colis-postaux, qui tuent l’intermédiaire.

À Villedeuil succède Roger Marx, venant m’annoncer qu’il fait un bouquin pour les écoles, un choix de morceaux de littérature de Chateaubriand à nos jours, choix qui sera autrement brave que les Selectæ courants, et où il va se payer de donner beaucoup des Goncourt.

Et c’est Hennique, qui m’annonce la réception des Deux Patries à l’Ambigu, et sa toute prochaine entrée en répétition.

Ce soir dîner chez Daudet, dîner avec Loti, qui un moment a hésité à venir, parce qu’on lui avait dit, que je disais un tas d’infamies sur son compte. Quand il s’en va, je lui dis, en lui donnant la main : « Loti, ne croyez pas à ce qu’on vous a dit de moi. Oh ! je ne vous le cache pas, je n’ai pas aimé votre discours à l’Académie, et je l’ai dit bien haut… Mais c’est tout. »

Mardi 24 octobre. — La soirée de gala à l’Opéra : une déception. Vraiment, cette salle n’est pas favorable à l’exhibition de la beauté de la femme. Ces œils-de-bœuf de lumière du fond des loges, ça tue tout, ça éteint tout, et le doux éclat des toilettes claires et des décolletages, et aujourd’hui, comme me le disait la comtesse Greffulhe, qui était charmante en blanc, il y avait trop d’uniformes de militaires, attirant l’œil à leurs chamarrures, et empêchant les femmes de ressortir du fond sourd des habits noirs.

Mercredi 25 octobre. — « Eh bien, la pièce de Goncourt, comment la trouvez-vous ? C’est Jean Lorrain qui interroge.

« Mais très bien, répond le fils de Sarah Bernhardt, mais vraiment, est-ce que vous pensez que ma mère puisse la jouer ? »

Samedi 28 octobre. — Ah ! il devient embêtant mon foie. Tous les deux ou trois jours, une petite crise, à propos d’on ne sait quoi, et le dégoût croissant de la nourriture, et des suées de faiblesse, tous les matins, et de la rejaunisse à tout moment dans la figure.

Jeudi 9 novembre. — Voici qu’en sortant de table, Léon Daudet, avec son emballement ordinaire, se met à proclamer que Wagner est un génie supérieur à Beethoven, et se montant, se montant, arrive à affirmer, que c’est un génie aussi grand qu’Eschyle, que son Parsifal égale le Prométhée.

Là-dessus, son père lui dit que, dans le langage non articulé, qui est la musique, Wagner lui a donné des sensations, comme aucun musicien, mais que dans le langage articulé, qui est la littérature, il connaît des gens qui sont infiniment au-dessus de lui, notamment, le nommé Shakespeare.

Alors Rodenbach qui est là, prend la parole — et ce soir, il parle merveilleusement — déclarant que les vrais grands, sont ceux qui s’affranchissent des modes, des enthousiasmes, des engouements épileptiques d’un temps, établissant que la supériorité de Beethoven est de parler à la cérébralité, tandis que Wagner ne s’adresse qu’aux nerfs, déclarant, qu’on sort de l’audition de Beethoven, avec un sentiment de sérénité, tandis qu’on sort de l’audition de Wagner, endolori, comme si on avait été roulé par les vagues, un jour de grosse mer.

Dimanche 12 novembre. — Réouverture du Grenier.

Dans un coin, le vieux Rosny parle de Napoléon, et de temps en temps, à une phrase brillante prononcée par lui, se retourne pour voir, si elle a été entendue de la chambrée. Léon Daudet, dans un autre coin, esthétise avec le jeune Rosny. Raffaëlli cause avec Geffroy de ses essais d’eaux-fortes en couleur, qui vont paraître cette semaine. Daudet souffre, et malgré cela, jette dans la conversation générale, un joli mot, une remarque fine. Roger Marx m’entretient de la danseuse Loïe Fuller, qui le fréquente, et qui aurait un véritable goût d’art, s’étendant de sa danse à un tableau, à un bronze, et me dit, que rien n’est amusant comme une répétition, où elle essaie les couleurs de l’arc-en-ciel, dans lesquelles elle va développer la grâce de ses attitudes.

Samedi 25 novembre. — À ce qu’il paraît, j’ai été anathématisé, à la mairie du VIe arrondissement, par les femmes de la Ligue de l’Émancipation, pour le mal que j’ai dit du beau sexe, dans mes livres, et qui, si elles ne sont pas encore décidées à venir me battre à domicile, sont résolues à m’adresser une lettre énergiquement motivée. C’est du moins ce que m’apprend un reporter de l’Éclair, venant me demander, si j’avais reçu la lettre en question.

Dimanche 26 novembre. — J’ai écrit à Sarah Bernhardt de me renvoyer ma pièce, et j’ai reçu d’elle aujourd’hui un petit bleu, où elle me dit qu’elle a un tel désir de jouer quelque chose de moi, qu’elle me demande de garder encore ma pièce six semaines, pour la lire, à tête reposée. Ma conviction est qu’avec un certain désir de la jouer, elle ne la jouera pas.

Dimanche 3 décembre. — Chez Plon, on disait ces jours-ci, que la bicyclette tuait la vente des livres, d’abord avec le prix d’achat de la manivelle, puis avec la prise de temps, que cette équitation obtient des gens, et qui ne leur laisse plus d’heures pour lire.

Mardi 5 décembre. — Daudet m’a amené hier, le docteur Rendu, médecin de l’hôpital Necker, qui m’a mis à l’huile de Harlem.

Cette huile de Harlem, ordonnée par un médecin de ce temps, est un médicament qui semble avoir été inventé par un hermétique moyenâgeux, et dont le prospectus commence ainsi : « En Jésus Christ se trouvent tous les trésors de guérison, tant du corps que de l’âme. » Au fond, un médicament qui doit avoir une terrible action, car après en avoir pris quelques gouttes, il vous remonte de l’estomac des fumées, qui ont l’odeur de l’asphalte en fusion, pour la réparation des trottoirs.

Mercredi 6 décembre. — Alidor Delzant s’est amusé, ces derniers mois, au rangement, au classement des autographes d’Ozy. Parmi ces lettres des contemporains amants ou amoureux de la femme, il y a tout un volume de lettres de Charles Hugo, de lettres très intéressantes, de lettres très belles, au moment, où Ozy, courtisée par le vieil Hugo, est prête à lui céder, et où le fils lui écrit, qu’il ne veut pas partager cet incestueux commerce, et qu’il se retire, le cœur déchiré.

Jeudi 7 décembre. — Jeanniot m’amène l’éditeur Testard. Il veut faire une édition de grand luxe de la Fille Élisa, tirée à trois cents exemplaires seulement. Elle serait illustrée d’une dizaine, d’une douzaine d’eaux-fortes de Jeanniot. Maintenant il aurait l’idée — je trouve l’idée malheureuse — de faire graver en double, et bourgeoisement par un buriniste, les dessins de Jeanniot, qui auraient servi à ses eaux-fortes. Puis il voudrait en marge de petites gravures, jouant les croquetons au crayon noir et à la plume, qu’on jette, à l’heure présente, sur les marges des livres, déjà imprimés.

Quelle verve surchauffée, quelle vitalité fouettée, quel diable au corps de la cervelle, chez Scholl ! C’est depuis la soupe jusqu’au fruit, depuis le lever de la table jusqu’à sa sortie du salon, une suite d’échos parlés, une avalanche d’anecdotes, une succession de racontars, une enfilade de petits récits sans exposition, comme enfermés entre deux astérisques, un débordement de choses drôles, amusantes, spirituelles, ne laissant la parole à personne, et faisant Coppée silencieusement consterné.

Vendredi 8 décembre. — J’ai reçu enfin hier la fameuse lettre d’anathématisation des femmes de la Ligue d’Émancipation, lettre signée : Mme Potonié. La lettre est polie, et je ne réponds pas.

Dimanche 10 décembre. — Ce soir, on affirmait sérieusement chez Daudet, qu’un populo assistant par hasard à la Chambre, et qui était blessé, avait cru, dans le premier moment, à un feu d’artifice, qu’on avait l’habitude de tirer, dans l’intérieur du Palais-Bourbon, après un discours remarquable.

Montégut, le cousin de Daudet, qui fait la cuisine de l’Intransigeant, après dîner, dans une réminiscence reconnaissante, se met à parler de son opération chez les frères Saint-Jean-de-Dieu, des trois mois qu’il y a passés, de son premier lever, de son premier regard par la fenêtre, dans ce jardin qu’il avait vu à son entrée, tout dépouillé, complètement mort, et où la pousse d’une petite bande d’herbe, le faisait pleurer bêtement.

Montégut s’étend sur les soins maternels, donnés par ces hommes, ces gardes-malades appartenant tout entiers à la souffrance, et si en dehors de la vie du siècle, que celui qui le soignait, et qui était à Paris depuis dix ans, n’était sorti que trois fois de la maison, une fois pour aller à Notre-Dame, une autre fois au Sacré-Cœur, une autre fois pour une visite semblable. Il célèbre leur discrétion à l’égard de votre vie, de vos opinions, de vos lectures, de vos journaux, et ne trouve dans sa mémoire comme blâme de ses relations, quand il recevait la visite des actrices du Théâtre-Libre, ou de femmes du quartier Latin, en toilette exubérante, que ce rappel ironique du frère qui le soignait, jetant à haute voix dans ce monde féminin : « C’est l’heure de prendre votre lavement ! »

Mardi 12 décembre. — Pouvillon, de passage à Paris, et qui venait de terminer un roman, en forme de mystère, sur la Bernadette de Lourdes, parle d’un malaise nerveux, qui l’a fait passer deux jours dans son lit, et bientôt il nous entretient de sa grande névrose, qui est chez lui une entêtée hantise de la mort, avec l’effroi de ce qui peut arriver après — et que sans doute, lui donne une éducation religieuse.

Descaves, dont le roman sur les aveugles, va paraître dans le Journal, après le roman de Vandérem, s’extasiait devant moi sur la perfection de l’ouïe, chez les aveugles. Il me disait que l’un d’eux assurait reconnaître chez des gens, en train de causer, que la lampe était emportée ou éteinte, par le rien qui venait à la voix des causeurs.

Lundi 18 décembre. — Barrès me fait l’historique de sa campagne électorale à Neuilly, impute à la police la tentative d’assassinat faite sur lui par les anarchistes, m’assure que dans cette bataille, sa vie était en jeu, qu’on voulait le jeter en bas de la tribune qui était très haute, et qu’il était obligé de se rendre aux assemblées, dans l’escorte de quarante domestiques, prêtés par ses amis, quarante domestiques qui lui servaient de gardes du corps. Et il interrompt son récit, deux ou trois fois, pour répéter : « C’était très amusant… très amusant ! »

Barrès est en train d’écrire une pièce politique : Une journée parlementaire, où il n’a pas osé risquer une séance ; toutefois il craint que la pièce ne soit arrêtée par la censure.

Alors le petit Hahn s’est mis au piano, et a joué la musique composée par lui, sur trois ou quatre pièces de Verlaine, de vrais bijoux poétiques, une musique littéraire à la Rollinat, mais plus délicate, plus distinguée, plus savante, que celle du poète berrichon.

Mercredi 20 décembre. — Tissot m’a amené Helleu, qui veut décidément faire une pointe sèche d’après moi.

Causerie avec Tissot sur sa vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il va exposer plus de trois cents compositions aux Champs-Élysées, au mois d’avril. Il n’a pas encore trouvé pour le livre, un éditeur en France, mais il ne doute pas d’en trouver en Amérique.

Tissot parle d’un texte avec notules, donnant la vie intime de Jérusalem dans ces temps, d’après des détails du Talmud, non encore traduits, et qu’il a fait traduire par un juif russe.

Et vraiment, les détails donnés par ces notules sont curieux. On brûlait tellement d’encens dans le Temple, qu’il y avait toujours dans le ciel, un nuage allant jusqu’à la mer Rouge, et qui faisait éternuer un troupeau de boucs, près de Jéricho. À propos de l’encens qui joue un grand rôle dans le Talmud, il y est parlé comme d’un magicien, d’un prêtre célèbre, qui faisait monter l’encens en colonne, au moyen d’une herbe qu’il mêlait à l’encens.

Une notule, au sujet de la Femme adultère, nous apprend, que les femmes adultères étaient habituellement déshabillées au Temple, mais qu’elles ne l’étaient pas, quand leur corps était trop beau, de peur d’exciter les jeunes lévites.

Et un tas de curieux renseignements, sur le service qui se faisait au Temple. Les pieds nus sur les dalles de marbre donnant la diarrhée aux vieux prêtres, un médecin ad hoc séjournait dans une partie du Temple. Il y avait aussi un corridor spécial, passant sous le Temple, pour se rendre à une certaine fontaine affectée aux prêtres, qui avaient eu des pollutions dans la nuit.

Jeudi 21 décembre. — Toute la soirée, la conversation est sur Rosny, dont on proclame la valeur littéraire, et l’on s’étonne que, dans ce temps de la bombe de Vaillant, aucun journal ne fasse allusion à son livre Marc Fane, qui est, pour ainsi dire, le compte rendu par avance du fait d’hier.

Daudet, qui sort tout enthousiasmé de la lecture de la Correspondance de Gœthe et de Schiller, me disait :

— Ah ! Goncourt, la belle page à écrire sur l’amitié littéraire !

— Allez, lui ai-je répondu, c’est encore mieux de la mettre en pratique, comme nous le faisons.

Vendredi 29 décembre. — Léon a fait, dans son nouveau volume, une satire des médecins contemporains, quelque chose comme les pérégrinations d’un Gulliver, dans le monde médical. Or il dit, que ce travail ne lui présente pas d’intérêt, parce qu’il y met tout ce qu’il y a d’emmagasiné en lui, et que ça ne lui offre pas la jouissance d’inventer, d’imaginer. À quoi, je lui dis de se défier de l’imagination, et que je crois que ce qui fait le beau des vrais livres, c’est la sélection de cet emmagasinage.

Dimanche 31 décembre. — Carrière m’apporte un portrait de Daudet, un grand lavis lithographique. C’est un portrait de cette série, dont nous avons parlé, pendant qu’il faisait une esquisse de ma tête, et qu’il devait graver à l’eau-forte et que bien heureusement il n’a pas fait par ce procédé, qui lui aurait pris un temps énorme, étant donné la grandeur de ces images. Tout à fait merveilleux, le fondu, le flou, le corrégianisme de cette planche, et c’est étonnant qu’il se soit rendu maître du procédé, aussi rapidement. Un portrait de Daudet crucifié, golgotant, mais de toute beauté, comme facture.

Aujourd’hui, au Grenier, quelqu’un demandant l’heure, on parle de la différence de l’heure, sur les montres tirées des poches. Cela me fait dire : « Il y a un homme, dont cette différence de l’heure a été l’empoisonnement de la vie. Cet homme qui possédait deux cent cinquante pendules, peut-être les deux cent cinquante pendules les plus admirables, qui aient été jamais fabriquées au monde, n’avait dans la vie qu’une préoccupation, c’était l’accord simultané de la marche de toutes ces pendules, auquel il n’a jamais pu arriver. Oui, oui, ç’a été l’empoisonnement de la vie de lord Hertford. » Alors Rodenbach de s’écrier : « On en ferait un conte fantastique ! — Parfaitement, lui dis-je, et le possesseur des pendules, mourrait au moment, où toutes les pendules sonnent ensemble minuit, et encore n’aurait-il pas la jouissance de les entendre jusqu’au bout, il mourrait au onzième coup. »

Grand dîner chez Daudet en l’honneur des fiançailles du jeune couple Hugo et Mlle Ménard-Dorian, auquel le maître de la maison dit gracieusement, que le reste des convives n’est, ce soir, que de la figuration.

La petite Dora, que je vois pour la première fois, une délicieuse tête au charme slave, et d’une ressemblance curieuse avec une tête au pastel de Doucet, qui est chez la princesse.

Après dîner, Mme Ménard-Dorian vient s’asseoir dans un fauteuil proche le mien, et nous causons art moderne. C’est chez elle une parole juste, sensée, technique, une parole coupée par des temps, et comme sortant du somnambulisme d’un être. Puis elle me parle du mariage de sa fille, qu’elle me dit se marier à Paris, à l’encontre de l’assertion des journaux, annonçant la célébration du mariage en province, mais un mariage évitant toute publicité.

Mme Ménard-Dorian a un corsage, à bandes diaprées de petites fleurettes de couleur, rappelant le souvenir de ces images de parterre du XVIIIe siècle, et ainsi galamment habillée, avec ses grands yeux ombreux, et le caractère de sa tête d’un autre temps, elle est vraiment originalement belle.