Journal des Goncourt/VI/Année 1882

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome sixième : 1878-1884p. 173-231).


ANNÉE 1882




Dimanche 1er janvier. — Passé la journée d’hier, moitié à l’église, moitié au cimetière, parmi les noires tentures et les tristesses des musiques de la mort. La princesse, dans la tombée molle d’un grand manteau de laine, et sur la figure un foudroiement étonné, était superbe de douleur. Ah ! c’est un grand trou dans son cœur et sa société, que cette mort, cette disparition de sa vieille giraille.

―――― Il y aurait vraiment à faire, dans un livre, un beau morceau sur la tristesse désolée, que laissent chez les délicats, les raouts et les fêtes de la misère bourgeoise.

―――― Est-ce que chez les lettrés, la publication d’un livre apporterait la déperdition des forces physiques et morales, qui se produit chez les criminels, après la consommation d’un crime ?

Mercredi 4 janvier. — Aujourd’hui la princesse est allée voir un peintre de ma connaissance… Tout à coup, elle s’est mise à pleurer, et a dit « qu’elle ne savait que faire de ses journées… qu’elle voulait voir des choses qui la sortent un peu de son chagrin », ajoutant « qu’elle a besoin que ses amis l’adoptent un peu. »

Il y a vraiment de grandes qualités de cœur chez cette Altesse.

Jeudi 5 janvier. — Le premier commis de Bing a signifié ces jours-ci, à son patron, sa démission… par le téléphone. Oui, par le téléphone. C’est bien moderne ce congé, qui coupe toute explication.

Mardi 17 janvier. — Aujourd’hui a paru la Faustin.

Ce soir, Charles Robin disait à dîner, que rien n’était plus absurde, que de servir le poisson après la soupe, parce que le poisson faisait poche dans l’estomac et le fermait, qu’il valait bien mieux le manger, ainsi qu’on le faisait en province, après les viandes. Il ajoutait encore, que c’était une faute de manger des radis, au commencement du repas, qu’il fallait les manger entre tous les services, et comme cela le radis était un vrai précipitant de la digestion, et le meilleur balai de l’estomac.

Enfin il terminait son cours d’esthétique gastronomique, en recommandant de manger une pomme au dessert, dont l’acidité sucrée faisait le meilleur ménage avec les sucs gastriques.

Jeudi 19 janvier. — Partout une exposition splendide de la Faustin. Je vois chez Marpon des exemplaires du 5e millier, et j’ai, chez Lefilleul, l’étonnement de voir mon livre jouir du grandissime succès de la chaise… Tout à coup, au milieu de ma contemplation, j’entends retentir le boulevard de : La Démission de Gambetta. Est-ce que je suis condamné à demeurer, toute ma vie, l’homme qui a publié son premier livre, le jour du Coup d’État ?

Vendredi 20 janvier. — De bonnes nouvelles encore aujourd’hui. Il a paru ce matin un grand article de Céard. J’ai reçu de Huysmans une lettre très admirative. Mme Daudet a passé toute sa journée à écrire pour le Temps, me dit son mari, un article qui est un bijou, et où elle me donne un peu comme le littérateur de la femme. Enfin, en sortant de chez Charpentier, je me cogne sous la porte cochère avec Bourget, qui veut absolument me reconduire un bout de chemin, pour s’entretenir avec moi du personnage de l’honorable Selwyn, dont sa cervelle semble grisée.

Samedi 21 janvier. — Nittis a commencé au pastel, ces jours-ci, un grand portrait de sa femme, qui est la plus extraordinaire symphonie de la blancheur. Sur le fond d’un paysage d’hiver, joliment neigeux, Mme de Nittis se détache dans une robe couleur d’une rose gloire de Dijon, les épaules et les bras nus, balayés de dentelles, dont le tuyautage est de ce blanc, de ce rose, de ce jaune qui ne sont, pour ainsi dire, pas des couleurs. Et dans l’harmonie transparente et envolée, dans ce poème du blanc frileux et du blanc tiède, au premier plan, rien que la noire tache d’un plateau de laque, sur laquelle pose une tasse de Chine bleue. Je n’ai encore rien vu en peinture d’aussi vaporeusement lumineux, et d’une qualité de pastel aussi neuve, aussi en dehors des procédés anciens.

Lundi 23 janvier. — Je regarde les étalages de libraires, et il me semble que les numéros des tirages ne changent pas, et que les couvertures des exemplaires exposés, se salissent mélancoliquement.

Mardi 24 janvier. — Une bonne nouvelle, me dit ce soir, Charpentier chez Daudet : « Nous retirons la Faustin ».

Sarcey avec lequel je dîne, a quelque chose, dans la personne et l’esprit, de la jovialité d’un épais curé de campagne.

Dimanche 29 janvier. — Je reçois une lettre de Mme Daudet, une lettre qui contient un paragraphe curieux.

On a donné au collège où est son fils, une narration française, dont le sujet est la mort d’un personnage quelconque. Trois élèves lisent successivement une mort, dans laquelle tous les trois avaient introduit l’agonie sardonique de la Faustin. Ébahissement du professeur, très ignorant de la littérature contemporaine, tandis que le jeune Léon rit dans sa barbe future.

Jeudi 9 février. — Je rencontre aujourd’hui Céard, qui me raconte l’histoire vraie de l’idiot amoureux de la sœur de Pot-Bouille. Elle est vraiment curieuse, et la voici :

Un faible d’esprit, épris de sa sœur, non absolument sensuellement, mais plutôt plastiquement, et un peu à la façon d’un, qui serait amoureux d’un rayon de soleil, était gênant pour l’établissement de la jeune fille. Alors la famille l’irrite, l’exaspère, le pousse de parti pris à la folie. On l’enferme, non dans une maison de fous, mais dans une maison de santé. La sœur se marie. Là-dessus arrive à l’enfermé un héritage inattendu. La famille le fait ressortir. Au bout de quelque temps, on le retrouve gênant. Alors c’était la Commune, on chauffe à blanc son républicanisme, on le fait engager dans la garde nationale, et il est fusillé au Champ-de-Mars.

Samedi 4 février. — Savez-vous quelle est, à l’heure présente, la profession de Villiers de l’Isle-Adam ?

— Non, non.

— Eh bien, il est mannequin chez un médecin de fous… Oui il est le faux fou, dont le docteur dit : « Il n’est pas tout à fait guéri, mais il va mieux. »

C’est Bourget qui nous raconte cela, ce soir.

Du reste, la conversation est pendant le dîner, bizarre, étrange, fantasque, sous l’inspiration de la cocasserie spirituelle de Forain, qui, en train de peindre l’intérieur des Cros, nous, dit :

— Ah ! elle était originale cette famille Cros… Un soir, à la fin d’un dîner, un fils ayant annoncé qu’il s’occupait de recherches pour ressusciter les morts, le père lui déclare qu’il s’opposait absolument à cette découverte, devant troubler les héritages. Là-dessus, les trois fils se lèvent de table, quittent la maison sur cette phrase méprisante, jetée au chef de famille : « Toi, tu es un saturnien ! »

―――― Un beau mot produit par la crise financière du jour d’aujourd’hui.

Un malheureux étrillé, détaillant à une connaissance sa ruine, et finissant par :

— Enfin je suis à la recherche de cent francs.

— Et moi de deux millions ! dit l’autre, en lui mettant les cent francs dans la main.

Mardi 7 février. — Vallès, jaloux de tout le bruit qu’il ne fait pas, et qui veut bien de mon moi, retentissant dans le passé, mais non dans le présent, s’indigne presque vertueusement de mon livre, me représente comme un marquis de Sade, frisé par Scudéry, compare le roman, dans une assez jolie comparaison, au bourdonnement d’une cantharide dans une coiffe d’hôpital, blague mon agonie sardonique. Eh bien oui, cette agonie sardonique est une invention, une imagination… mais possible, vraisemblable. Et je ne l’aurais pas risquée, sans un certain renseignement. Voici ce qui est arrivé à Rachel. Elle avait une vieille bonne, à laquelle elle est très attachée, et dont j’ai fait la Guenegaud. Cette vieille bonne tombe malade chez sa maîtresse, très gravement malade, et une nuit, on vient réveiller la tragédienne, et lui apprendre que la malade agonise. Rachel descend tout en larmes, et dans l’affliction la plus vraie, mais un quart d’heure ne s’était pas passé, que l’artiste était toute à l’étude de l’agonie de la femme, qui était devenue pour elle une étrangère, un sujet. Je tiens ce détail de Dinah Félix.

Mercredi 8 février. — Ce livre de la Faustin, mes confrères ne s’aperçoivent pas que c’est un livre, autre que ceux que j’ai déjà publiés. Ils ne me semblent pas se douter, qu’il y a dans ces pages une introduction toute neuve de poésie et de fantastique dans l’étude du vrai, et que j’ai tenté de faire faire un pas au réalisme, et de le doter de certaines qualités de demi-teinte et de clair-obscur littéraire, qu’il n’avait pas. En effet, les choses de la nature ne sont-elles pas tout aussi vraies, vues dans le clair de lune, que dans un rayon de soleil de midi ?

Oui, il y a quelque chose de neuf dans mon dernier bouquin, et il ne serait pas impossible qu’il se créât dans une vingtaine d’années, une école autour de la Faustin, comme il y en a aujourd’hui une, autour de Germinie Lacerteux.

Jeudi 9 février. — Je vais chez les Daudet que je trouve tout tristes, la femme avec la migraine, le mari avec un abcès dans la bouche, et nous causons tranquillement, gentiment, comme on cause au coin du feu, pendant les heures mélancoliques.

Nous causons de l’intérieur de son beau-père, qui est, à ce qu’il paraît, un vrai paradis de la maladie ; nous causons de la vue d’ensemble de la femme, qui perçoit, d’un seul coup d’œil, une toilette de la chaussure à la coiffure ; nous causons de notre sensitivité à nous deux, que nous croyons la plus aiguë des sensitivités modernes.

Samedi 11 février. — Sarcey, dans une conférence sur la Faustin, à propos de ma comparaison sur le blanc anémique d’une peau de femme, avec le blanc des fleurs qui fleurissent dans les caves, s’est écrié : « Vous n’avez jamais vu ça, moi non plus, donc ça n’existe pas, comme on dit dans une vieille pièce ». Il ignorait absolument, que tout le lilas blanc qui se vend l’hiver à Paris, fleurit dans les caves. Et lorsque cette grosse ignorance du critique des choses parisiennes, a causé une petite rumeur dans la salle, il a bien voulu me trouver un peu de talent, mais un talent néfaste pour le talent de Daudet.

―――― Ils sont bons les critiques, aujourd’hui, avec la promesse qu’ils nous font du règne, sous très peu de jours, d’une littérature à la Berquin. Les Berquinades ne poussent jamais dans la décomposition des sociétés sceptiques et blagueuses. Ça pour venir quand même, à défaut d’innocence d’une époque, ça demande chez les nations, des illusions, des illusions comme il y en avait autour de l’année 1789, et comme il n’y en a pas autour de l’année 1882.

Mardi 14 février. — Une grippe effroyable me force à garder la maison, et rien du dehors qui me parle de mon livre. N’est-ce pas ironique, cela au moment où la Colombine du Gil Blas, peint mon facteur, accablé sous les lettres de femmes, qui m’arrivent à toutes les heures de la journée.

Mercredi 15 février. — C’est bien d’un collectionneur ceci. Cette nuit, j’avais la fièvre, et chaque fois que je me retournais dans mon lit, je trouvais près de ma figure, sur mon oreiller, un des objets, dont je venais de dresser le catalogue pour la publication illustrée de la Maison d’un artiste, que doit faire Gauchez. Et me retournant de l’autre côté, c’était un autre objet : — et cela durait ainsi, toute la nuit.

Jeudi 16 février. — Aujourd’hui, au milieu du malaise de la grippe, j’ai écrit le titre du premier chapitre de mon roman de « Tony Freneuse » (Chérie).

Vendredi 17 février. — Très souffrant, et d’une faiblesse à ne pas me tenir sur les jambes, et tout à fait incapable de travailler, je rouvre mon testament et m’amuse à laisser des bibelots de souvenir, aux gens que j’aime sur la terre.

Ça n’a rien de désagréable cette rédaction cursive, pour le post mortem, seulement la chose, une fois, écrite, n’est pas absolument plaisante à relire, sous le froid de la réflexion, et comme je ne mets des points sur les i qu’à la relecture, mes legs en manqueront.

―――― Ah ! la sale hypocrisie de certains critiques. Un de ces critiques ne disait-il pas à propos de La Faustin, que les devoirs de son métier l’avaient forcé, malgré lui, à jeter les yeux sur les œuvres du marquis de Sade ? Et ces jours-ci, Guy de Maupassant me racontait que ce même critique l’avait prié de solliciter pour lui de Kistemaeckers et autres éditeurs belges, un envoi de la série des livres obscènes, publiés de l’autre côté de la frontière.

Mardi 21 février. — Cette grippe, ça vous met dans un état de faiblesse et de paresse du vouloir tout à fait particulier.

En ce vague de la tête, la lecture des livres de Fromentin, approche de vous un Orient, qui a quelque chose d’hallucinatoire.

Mercredi 1er mars. — Hier, je dînais chez Daudet, à côté de Mme Adam.

« Moi, dit-elle, j’ai cent amis… oui, il me faut ce compte-là… Je suis reconnaissante aux gens qui me font occuper d’eux… c’est ma vie… mon activité a besoin d’obliger… ça tient peut-être à ce que je suis Picarde… la femme de cette province est une femme qui porte les culottes… l’homme n’y est rien ».

Je regarde la femme, habillée d’une robe de velours gorge de tourterelle, constellée de grands boutons d’acier. Il y a en effet de la bonté dans ses yeux gris, une bonté qu’on sent tout près de devenir agissante, la bonté d’une belle et bien portante habitante de la campagne.

―――― La Revue des Deux Mondes, ces temps-ci, a déclaré par la voix de M. de Brunetière, qu’il y avait plus de vérité, d’observation, dans un roman de Gaboriau ou de Ponson du Terrail, que dans tous les romans de mon frère et de moi. C’est peut-être excessif.

―――― Ah ! la belle étude, qu’il y aurait à faire du peintre bohème de l’heure actuelle, du peintre bohème de 1850, de l’Anatole que j’ai pourtrait dans Manette Salomon. Le peintre bohème du jour affiche un chic, fait de réaction et de religiosité. Il porte une épingle de cravate, formée de deux cœurs, reliés par une croix : l’épingle de la haute gomme du faubourg Saint-Germain.

Lundi 6 mars. — Reprise aujourd’hui de notre ancien dîner des Cinq, où manque Flaubert, où sont encore Tourguéneff, Zola, Daudet et moi. Les ennuis moraux des uns, les souffrances physiques des autres, amènent la conversation sur la mort — la mort ou l’amour, chose curieuse, c’est toujours l’entretien de nos après-dîners, — et la conversation continue jusqu’à onze heures, cherchant, parfois à s’en aller de là, mais revenant toujours au noir sujet.

Daudet dit, que c’est une persécution chez lui, un empoisonnement de la vie, et qu’il n’est jamais entré dans un appartement nouveau, sans que ses yeux n’y cherchent la place et le jeu de son cercueil.

Zola dit, que sa mère étant morte à Médan, et que l’escalier se trouvant trop petit, il a fallu la descendre par une fenêtre, et que jamais il ne rencontre des yeux cette fenêtre, sans se demander qui va la descendre, de lui ou de sa femme : « Oui, la mort depuis ce jour, elle est toujours au fond de notre pensée, et bien souvent, — nous avons maintenant une veilleuse dans notre chambre à coucher — bien souvent la nuit, regardant ma femme qui ne dort pas, je sens qu’elle pense comme moi à cela, et nous restons ainsi, sans jamais faire allusion à quoi nous pensons, tous les deux… par pudeur, oui, par une certaine pudeur… Oh ! c’est terrible cette pensée — et de la terreur vient à ses yeux. — Il y a des nuits, où je saute tout à coup sur mes deux pieds, au bas de mon lit, et je reste, une seconde, dans un état d’épouvante indicible ».

« Moi, fait Tourguéneff, c’est une pensée très familière, mais quand elle vient, je l’écarte ainsi, dit-il, en faisant un petit geste de dénégation de la main. Car pour nous autres, le brouillard slave a quelque chose de bon… il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées, à la poursuite extrême de la déduction… Chez nous, voyez-vous, on nous dit, lorsque vous vous trouvez dans un chasse-neige : “Ne pensez pas au froid ou vous mourrez !”. Eh bien, grâce à ce brouillard, dont je vous parlais, le Slave en chasse-neige ne pense pas au froid, et chez moi l’idée de la mort s’efface et se dissipe bientôt. »

―――― Nous faisons aujourd’hui aux jeunes le reproche, et le juste reproche de voir la nature non directement, mais à travers les livres de leurs devanciers.

Jeudi 9 mars. — Dîner chez Zola. Un fin dîner, composé d’un potage au blé vert, de langues de rennes de Laponie, de surmulets à la provençale, d’une pintade truffée. Un dîner de gourmet, assaisonné d’une originale conversation sur les choses de la gueule et l’imagination de l’estomac, au bout de laquelle Tourguéneff prend l’engagement de nous faire manger des doubles bécassines de Russie : le premier gibier du monde.

Et de la nourriture, la conversation va aux vins, et Tourguéneff avec ce joli art du récit à petites touches de peintre qu’il possède, comme pas un de nous, fait le récit de la lampée d’un extraordinaire vin du Rhin, dans une certaine auberge d’Allemagne.

D’abord l’introduction dans une salle du fond de l’hôtel, et loin du bruit de la rue et du roulement des voitures, puis l’entrée grave du vieil aubergiste venant assister, comme un témoin sérieux à l’opération, en même temps que l’apparition de la fille de l’aubergiste, à l’aspect de Gretchen, avec ses mains d’un rouge vertueux, et semées de petites lentilles blanches, comme en ont les mains de toutes les institutrices allemandes… et le débouchage religieux de la bouteille, répandant dans la pièce une odeur de violette : — enfin toute la mise en scène de la chose, racontée avec des détails d’une observation de poète.

Et cette conversation et cette succulente nourriture, sont, de temps en temps, coupées par des geignements, des plaintes sur notre chien de métier, sur le peu de contentement que nous apporte la bonne fortune, sur la profonde indifférence qui nous vient pour tout ce qui nous réussit, et sur la tracasserie que nous apportent les moindres riens hostiles de la vie.

Mardi 14 mars. — « Skobeleff… un sauvage, élève d’état-major ! » C’est Gambetta qui parle.

Car cet ancien dîner littéraire de Magny, est devenu un dîner tout politique, et un dîner que les ministres, qu’on n’y voit presque jamais, honorent de leur présence, quand ils sont sous la remise.

Alors Gambetta a développé éloquemment, très éloquemment l’idée que Skobeleff a de jeter sur l’Allemagne toutes les peuplades guerrières de l’Asie, de l’écraser, cette Allemagne, sous le nombre et le galop de ces hordes errantes, toujours prêtes à faire la guerre pour le pillage.

Puis la conversation passe de la Russie à l’Italie, et Gambetta dit, je crois, bien prophétiquement, que la papauté seule fait encore régner la maison de Savoie, mais que le jour où le pape quittera Rome, il est plus que probable, que la monarchie sera remplacée par la République.

Le dictateur revient alors à la France, proclame, que quoique nous soyons un peuple rebelle au gouvernement, nous demandons à être gouvernés, et déclarant que nous ne le sommes pas du tout, jette soudainement cette phrase : « Savez-vous qu’on commence à prononcer le mot anarchie ? »

Gambetta reprend : « Et cependant, ç’a été comme une réunion de constellations favorables… D’abord un homme de mérite (Thiers), venant à nous, apportant son autorité pour fonder notre chose… puis les malheurs de la Patrie amenant la discipline entre les anciens et les nouveaux républicains… enfin la concurrence de trois prétendants se détruisant l’un par l’autre ».

Là, il s’arrête réfléchissant, et ayant mis dans l’intonation de ses dernières paroles, comme une appréhension voilée de l’avenir, comme un doute sur la fondation définitive de la République.

Jeudi 16 mars. — Hier Doré est venu s’asseoir à côté de moi, dans le salon de la princesse, et m’a dit sans préambule : « Vous verrez, nous finirons par épouser deux vieilles Anglaises ! »

Et comme je lui disais : « Le célibat vous pèse donc à vous ? » il m’a avoué qu’il y avait chez lui le désir de la continuation et de la survie par l’enfant. Et presque aussitôt il m’a entretenu, avec une certaine terreur sur le visage, de la captation, qu’il sentait se glisser autour de lui, — et de la captation caressante avec la voix italienne, et de la captation brutale de l’homme qui affiche son amitié pour vous par des contradictions violentes, et en un mot, de toutes les captations, menées avec les diplomaties et les ruses de la cupidité.

―――― Je voudrais trouver des touches de phrases, semblables à des touches de peintre dans une esquisse : des effleurements et des caresses, et pour ainsi dire, des glacis de la chose écrite, qui échapperaient à la lourde, massive, bêtasse syntaxe des corrects grammairiens.

Samedi 25 mars. — Ce Forain a une langue toute parisienne, faite de ces expressions intraduisibles dans un idiome quelconque, et qui renferment le sublimé d’une ironie infiniment délicate.

Comme je lui disais : « Eh bien ! Forain, on dit que D*** vous a acheté des tableaux ?

— Oh ! fait-il avec une pantomime raillarde : “Ça n’a été qu’un pâle échange avec Durand-Ruel !” »

―――― Il y a dans Paris, un étranger bizarre, à la moralité entamée, dont la profession est de prêter de l’argent aux gens très en vue, et qui leur impose, pour leur prêter cet argent, de venir lui faire une visite dans sa loge, aux Italiens, le jour du grand monde de ce théâtre.

Mardi 28 mars. — Un médecin disait brutalement à une mère, en examinant ses enfants :

« Trois générations de Parisiens, dites-vous ?… vous n’élèverez pas vos enfants ! »

Jeudi 30 mars. — Il y des moments, où sous l’action, goutte à goutte, des potins, des cancans, des réticences, de toutes les perfidies ambiantes, dont vous entoure l’envie parisienne, la confiance dans vos plus intimes est ébranlée : telle de vos amies que vous regardez comme la personnification de la sincérité, vous vous demandez vraiment, si elle n’est pas un peu fausse ; telle autre personne à laquelle vous croyez des qualités d’attachement sérieux, vous ne la voyez plus que comme une aimable et banale créature. Et dans ces heures, il vous prend un désir de vous retirer de tous et de toutes, et de vous réfugier dans une sauvage solitude.

―――― Je sens avec mes nerfs, un excellent ami, faisant son Yago, dans les sociétés qui nous sont communes, et animant contre moi les gens, avec tout ce qu’il sait apporter de démolissage à l’encontre de quelqu’un, sans, pour ainsi dire, se compromettre par des paroles, — et cela toujours au nom de la sainte amitié.

―――― En littérature, il n’y a plus que les choses et les drames de l’âme qui m’intéressent : les faits divers les plus curieux de l’existence des gens, me semblent du domaine des romans des cabinets de lecture.

Jeudi 6 avril. — J’entre un moment à la librairie Charpentier, où des tirages de Pot-Bouille, qui va être mis en vente, la semaine prochaine, on élève des pyramides montant jusqu’au plafond.

Le soir, chez Zola, que je trouve triste, morose, agité du désir de quitter Paris, « dont il a plein le dos ».

Céard et Huysmans arrivent bientôt, et c’est, ce soir-là, une contestation entre le maître et les disciples.

« De la vie vécue, s’écrie Zola, croyez-vous cela si nécessaire…, je sais bien que c’est l’exigence du moment, et dont nous sommes un peu cause… mais les livres des autres temps s’en sont bien passé… non, non, ce n’est pas si indispensable qu’on veut bien le dire ».

Sur la fréquentation de l’humanité, qu’on lui conseille avec toutes sortes de formes révérencieuses, il se met en colère : « Le monde… je vous demande un peu, ce qu’un salon révèle de la vie… ça ne fait rien voir du tout… j’ai 25 ouvriers à Médan, qui m’en apprennent cent fois plus ».

Il est question du livre des Liaisons dangereuses, qu’il n’a pas lu, et que je le pousse à lire : « Lire, répète-t-il, mais on n’a pas le temps… moi je n’en ai pas le temps ! »

Et dans sa vareuse déboutonnée et ouverte au col, le bas de la figure entre ses mains, et les coudes sur la petite table aux grands verres de bière, au milieu desquels il est obligé de resserrer ses gestes, il passe toute la soirée, grognonnant, avec quelque chose de la mauvaise humeur boudeuse d’un gros enfant, grondé dans sa petite blouse d’école.

Mardi 11 avril. — Dîner chez Daudet, à l’effet d’entendre la lecture de la pièce les Rois en exil, tirée du roman, et fabriquée par Delair, sous l’aile de Coquelin aîné.

À dîner, il y a Coquelin, le ménage Charcot, Gambetta, toujours en retard, et dont le retard fait sabrer la fin du dîner, dans l’impatience des invités pour la soirée. Coquelin est tout à fait amusant par son enfantine admiration pour l’œuvre qu’il a couvée : « Vous verrez comme c’est fait… c’est ça du théâtre ! » Et il commence la lecture de la chose, comme s’il avait un morceau de sucre dans la bouche.

Gambetta s’est calé dans l’entre-deux d’une porte et entend toute la pièce debout, en la pose d’une cariatide. Il est gai, bon enfant, aimable, et vraiment, il faut l’avouer, parmi les hommes politiques, il est le seul qui soit doué d’un charme social, charme dans lequel disparaît, par moments, le commun de sa personne.

―――― Dans toutes les sociétés, qui se s’ont succédé depuis le commencement du monde, il y a un athéisme des classes supérieures, mais je ne connais pas encore de société, ayant subsisté avec l’athéisme des gens d’en bas, des besoigneux, des nécessiteux.

Mardi 18 avril. — Ce matin Zola est venu déjeuner avec sa femme. Il a toujours l’entrée un peu lugubre et comme désemparée. Il parle des ennuis, que lui a donnés la publicité du Gaulois, d’un complot de l’Académie, qui avait obtenu de Jules Simon l’engagement de faire arrêter, du jour au lendemain, la publication de Pot-Bouille, dans le journal.

Puis s’animant et s’égayant, il nous entretient du Bonheur des dames, son nouveau roman.

Il aurait été en train de faire un roman à deux ou trois personnages, mais il dit qu’il faut faire ce qui a été décidé… que c’est une habitude de son esprit… Et cependant, il aurait été bien tenté d’écrire un roman sur la maternité, ou plutôt autour de l’exploitation sur la maternité, sur laquelle vivent tant de gens à l’heure actuelle… ces maisons de pensionnaires… ces trous sombres où grouillent des femmes enceintes… des Callot, quoi… ce serait d’un comique noir… par là-dessus, si on trouvait une mère prise dans la modernité… une mère qui ne serait pas dessus de pendule… une mère bien en chair… il y aurait là, un beau livre à faire.

Il s’interrompt : « Savez-vous un rêve que je fais… s’il m’arrivait, d’ici à dix ans, de gagner 500 000 fr.… ce serait de me fourrer dans un livre, que je ne terminerais jamais… quelque chose, comme une histoire de la littérature française… oui, ce serait pour moi un prétexte de cesser d’être en communication avec le public, de me retirer de la littérature sans le dire… je voudrais être tranquille… oui, je voudrais être tranquille. »

« Allons, dit-il, en s’en allant avec une espèce d’air d’effroi, en voilà là-bas pour huit mois ! Oui, huit mois pendant lesquels il faut soulever tout un monde… puis au bout de cela, ne pas savoir, si ça y est ou si ça n’y est pas… Ne pas le savoir pendant bien longtemps… car il faut cinq ou six ans, pour avoir la certitude que le volume sorti de vous, prend décidément sa place dans votre œuvre. »

Mercredi 19 avril. — Ce soir, au fumoir de la princesse, Augier raconte ceci : Il se trouvait à l’Académie, à côté de Villemain, son ennemi personnel. Et celui-ci le persécutait d’un continuel : « Je vais mourir ! » À la fin, impatienté, Augier ne put se tenir de lui dire : « Je ne vous le conseille pas ! » Il faisait allusion au discours, qu’il était appelé à prononcer sur lui.

Cette parole impressionnait si vivement Villemain, qu’à la fin de la séance, lui prenant les mains, il lui disait : « Soyez bon pour moi ! »

Mardi 25 avril. — Aujourd’hui, à la vente de Mme de Balzac, j’ai poussé le manuscrit d’Eugénie Grandet, à onze cents francs. Un moment j’ai cru le manuscrit mien, j’en ai été le possesseur pendant cinq minutes.

Lundi 1er mai. — Aujourd’hui ouverture du Salon, et déjeuner chez Ledoyen avec les ménages Daudet, Zola, Charpentier. Tout un monde de peintres et de femmes de peintres en représentation, et faisant des effets avec des arrivées en retard, comme l’arrivée diplomatique d’Heilbuth, comme l’arrivée tapageuse de Carolus Duran. Dans un coin, un vieil artiste que j’ignore, en train de se pocharder, en se livrant à une mimique à la Frédérick Lemaître.

―――― Ah ! si j’étais plus jeune, le beau roman à recommencer sur le monde de l’art, et à faire tout dissemblable de Manette Salomon, avec un peintre de l’avenue de Villiers, un peintre-bohème, vivant dans le grand monde et la high life, comme Forain, un raisonneur d’art, à la façon de Degas, et toutes les variétés de l’artiste impressionniste.

Mercredi 10 mai. — Pris un parti héroïque, j’ai renoncé à fumer. Il y a de cela deux jours.

C’est douloureux cette renonciation soudaine et entière à une habitude de quarante ans, et chez un fumeur qui fumait un paquet de maryland par jour. Par moments, mes doigts se mettent à rouler mécaniquement le bout de papier, qu’ils rencontrent au fond d’une poche, et cette nuit j’ai rêvé, que je la passais à la recherche, chez tous les marchands de Paris, d’un paquet de tabac frais, sentant ce bon goût si agréable. Enfin voilà quarante-huit heures, que je bats l’habitude. Triompherai-je ?

Mais dès aujourd’hui, mon inquiétude est celle-ci : je me demande si l’espèce d’excitation spirituelle, que donne l’abus du tabac, ne manquera pas à mon inspiration ; puis j’ai même peur, que le mécanisme de mon travail, scandé par ces repos de rêverie, durant une seconde, ne soit plus aussi nerveux. Si je m’en aperçois, quoi qu’il advienne des vertiges, je reviens au tabac.

Jeudi 11 mai. — C’est curieux, depuis que je ne fume plus, la notion de l’appétit, une notion complètement perdue me revient.

―――― L’amputation brusque, féroce, d’une ancienne habitude, met en vous quelque chose de la tristesse hébétée d’un chagrin.

Mercredi 17 mai. — On m’apporte de chez Bing, deux flacons de porcelaine de Chine, deux merveilles. Je n’ai jamais senti plus vivement la privation du tabac. La première vue et le premier examen d’un bibelot, dans la fumée d’un cigare ou d’une cigarette, est la sensation par excellence d’un passionné d’art.

Aujourd’hui à la table de la princesse, une curieuse conversation, sur les morphinomanes entre Magitot et Dieulafoy. Ils citent des faits comme ceux-ci : un monsieur qui a une certaine paresse à monter un escalier, à faire une visite au quatrième, et qui, pour s’y décider, se pique à la cuisse, par dessus son pantalon.

Beaucoup de femmes demandent à la morphine un montant de l’esprit, un coup de fouet de la causerie. On voit des maîtresses de maison disparaître, une minute, avant leur dîner, et reparaître, ayant dans les yeux de l’ivresse spirituelle. On cite comme la plus extraordinaire des morphinomanes la comtesse de Lichtenberg, qui se fait vingt ou trente piqûres par jour.

Un joli détail : ces femmes, à l’exemple des hommes qui possèdent une semaine de rasoirs, ont une semaine d’aiguilles, avec lesquelles on ne se pique qu’une fois, et qu’on envoie repasser.

Mardi 23 mai. — « Hugo a des idées sur tout, » dit quelqu’un à notre table.

— « Des idées, non, des images seulement, » reprend un autre.

―――― J’interroge aujourd’hui un grand médecin sur les phénomènes psychiques accompagnant la formation de la femme. Il me parle d’une rêvasserie particulière à cette époque, et à ce sujet il me conte cette petite histoire.

Il était le correspondant d’un étudiant en médecine de sa province, qui venait passer le dimanche avec lui, et amenait, tous les mois, une sœur qu’il faisait sortir d’un couvent de Paris. Au bout de quelque temps, sous prétexte de petites courses, l’étudiant restait des demi-journées à gueuser, laissant sa sœur au médecin.

Et la fillette passait des demi-journées dans un coin de la chambre à rêvasser, se refusant de sortir, quand il lui proposait. Enfin un beau jour il l’embrassait… « La première fois, tu me diras tout ce qu’une femme peut faire, pour rendre un homme heureux, » lui disait la jeune fille au moment de la rentrée de son frère.

Le médecin avait la conviction, que toute la rêvasserie de ces longs dimanches, était un travail d’imagination érotique, à la recherche de tout le possible et l’impossible dans la caresse, que peut rêver une ignorante des choses d’amour.

Voici, du moins — ce médecin le croyait — tout le thème des pensées de la jeune fille, devenue femme, et qui ne voit pas d’homme.

Jeudi 25 mai. — Je dîne avec un attaché, à l’ambassade de Russie. Il cause de la femme russe et de son curieux dédoublement dans les choses d’amour, où chez elle, un troisième personnage, tout cérébral, semble seulement comme témoin, prendre un extrême plaisir à la physiologie de la chose, et aux expériences ultra-libidineuses.

Une femme mariée de là-bas, à laquelle il faisait la cour avant son départ, lui disait :

— « Autrefois peut-être, mais maintenant, non.

— Pourquoi cela donc ?

— C’est bien simple… Autrefois je risquais quelque chose… il y avait un peu de bravoure à me donner… tandis que maintenant je mets un enfant sur le dos d’un honnête homme, qui n’en est pas le père. »

Cette phrase est assez russe.

Puis, il nous entretenait du jeune Demidoff, en train de faire du sport politique, et qui, dans une de ses dernières missions secrètes à Paris, soit à propos de Skobeleff, soit à propos de la lettre de Hugo au czar, avait reçu son brevet de commandeur de la Légion d’honneur, des mains de Mme Adam, brevet que Chanzy n’avait pu emporter.

Et sur la jolie femme, devenue la puissance du moment, il parle curieusement de son échec diplomatique en Russie, et donne de cet échec l’originale raison que voici : elle n’a pas moralement parlant, et selon une expression du pays, la chair froide des princesses Troubetzkoï, et autres femmes de la diplomatie russe.

Samedi 27 mai. — Bourget nous traçait, ce soir, avec son talent de spirituel et délicat causeur, la silhouette d’un jésuite, d’un abbé M…, qui avait la monomanie de la confession, et le soir, battait les rues et confessait les cochers de voitures, un rien catholiques, stationnant aux portes des maisons, — les confessant monté sur le siège, à côté d’eux.

Un romancier, qui avait entendu parler de lui, songea à l’étonner, et lui demanda à se confesser. Mais au bout de sa confession, que dans son innocence, le romancier croyait effroyable, le confesseur des chenapans sortit de son confessionnal, l’embrassa, lui dit : « Je t’administrerai le coup de torchon (l’absolution) samedi, et nous mangerons ensemble le bon Dieu, dimanche. »

On lui prête, à ce confesseur, une agonie épouvantable, une agonie délirante, où il confessait des criminels imaginaires, encore plus terribles que le romancier.

Dimanche 28 mai. — Visite, ce matin, du peintre Tissot, qui vient me voir pour une illustration de Renée Mauperin.

Un causeur, où dans la divagation loquace de la parole, une expression de peintre ou d’observateur, vous repince l’attention, et vous rengrène dans sa conversation.

Il me dit aimer l’Angleterre, Londres, l’odeur du charbon de terre, parce que ça sent la bataille de la vie. Oh ! ajoute-t-il, ils ne sont pas sentimentaux, les insulaires… Je me rappelle, un jour de pluie, par une de ces pluies, comme il en fait à Londres, et où la chaussée, est un lac — c’était le soir — un lac répétant le flamboiement du gaz des boutiques… Dans cette eau, un malheureux épileptique, tombé en travers de la chaussée, la face contre terre, et qui se noyait au milieu des gens le regardant, sans lui porter de secours… J’allais quelque part, à un spectacle ou à un concert. Mon cabman, en passant comme le vent, jeta aux curieux, deux mots anglais signifiant : « Retournez-le ! » Oui, cela voulait dire : « Mettez-le sur le dos, sans cela il se noiera. » Ce « retournez-le », voyez-vous, c’est toute la miséricorde d’un Anglais pour son semblable.

Mercredi 31 mai. — Aujourd’hui, une femme mariée disait à une de ses amies : « Je n’ai eu qu’un bon mois, cette année… celui du krach ! La joie intérieure que cette ruine universelle de la plupart de ses connaissances a causée à Charles, ça l’a distrait, pour un moment, de la persécution, qu’il a besoin d’exercer sur ceux qui vivent, côte à côte, avec lui. »

―――― Un mot drôle de Baron, l’acteur. Je ne sais plus quel vieil auteur, tout près d’être centenaire, tenait des propos abominablement réactionnaires, dans le foyer des Variétés. Baron s’approche de lui, et avec la voix comique qu’on lui connaît, lui dit : « Toi, tu sais, nous t’avons oublié en 93, mais la prochaine fois, nous ne te manquerons pas ! »

Mardi 6 juin. — Ce soir, Mme Daudet me lit quelques notes d’un journal d’impressions, qu’elle rédige depuis trois ans. C’est de la littérature, délicate, aiguisée, raffinée. Au milieu de ces notes, il y a le récit de l’audition de mes trois derniers romans. La fille Élisa, les Frères Zemganno, la Faustin. Mme Daudet me lit ce récit, ou plutôt elle le commence, puis s’arrête et ne veut plus lire.

Un martyr que ce jeune Daudet, le martyr du rhumatisme. Toujours des souffrances, et des souffrances qu’il n’endort qu’avec la morphine. Et en dépit des souffrances, une volonté de travail entêtée qui triomphe de tout. Il disait : « Aujourd’hui, malgré tout, j’ai fait ma tâche, oui, mes cinq pages. » Et comme je lui demandais ce que ça fait de lignes, il me répond : « Deux cent cinquante. ».

Au dîner un joli mot d’enfant gâté. Le beau, l’adorable Zezé, tout à coup se renversant dans sa petite chaise, jette avec des larmes dans la voix : « Je ne veux plus mâcher… je trouve ça ennuyeux ! » Vouloir manger sans se donner de peine, est-ce d’un beau caprice souverain ?

Samedi 10 juin. — Aujourd’hui La Rounat m’a écrit au sujet d’Henriette Maréchal qu’il voudrait reprendre, et j’attends dans le cabinet du secrétaire de l’Odéon.

Une glace de cheminée, avec de chaque côté, fixée au mur, une lampe girandole en fer poli. Sur la cheminée, placés de travers et comme poussés l’un contre l’autre par un amoncellement de papiers, deux vases blancs à dessins bleus, d’un ancien modèle de Marly, et dans lesquels sont en train de mourir deux grandes herbes exotiques à feuilles poussiéreuses. Des meubles recouverts d’une imitation de velours, chargée de fleurs-rosaces, dont le relief pourpre se détache d’une trame d’or : une imitation très mal faite, et flétrie de cette flétrissure particulière au théâtre, et donnant à la laine, à la soie, au coton des ameublements, quelque chose de la pourriture que l’on voit dans les couronnes des cimetières. Le cartonnier de rigueur dans un coin, supportant un échafaudage branlant de boîtes de papier à lettres et d’enveloppes. Au plafond et sur les murs un affreux et triste papier imitant — tout est imitation ici — un cuir naturel, gaufré de petits trèfles, et sur le mur chocolat, dans un cadre une affiche jaune des Enfants d’Édouard, pour la quarante-et-unième soirée littéraire, et à côté une grande et mélancolique aquarelle, représentant Fleuret dans le rôle de Marcasse, offert par le peintre à l’acteur.

Mercredi 14 juin.

Il trouvait une triste immobilité aux dessins de son tapis. Il voulait dessus une coloration, un reflet errant. Il allait au Palais-Royal, où il achetait une tortue. Et il était heureux de la promenade sur son tapis, de cette chose vivante et éclairée. Mais au bout de quelques jours, il trouvait le lumineux du chélidonien, un rien triste. Il portait alors sa tortue chez un doreur, et la faisait dorer. Et l’animal — bibelot, à la fois doré et locomobile, — l’égayait beaucoup, jusqu’au moment, où, tout à coup, il lui venait l’idée de faire sertir la tortue par un bijoutier. Alors il faisait incruster sa carapace de topazes. Et il était dans la joie de son imagination, quand la tortue mourait de son incrustation.

L’original, très charmant, très intelligent, très distingué, qui a eu cette idée excentrique, m’est amené aujourd’hui par Heredia, et s’est d’avance préparé, dans sa toilette, une âme ad hoc, pour la visite.

Samedi 17 juin. — Au Salon. Un tableau attire-t-il mon œil par sa cuisine, par un effet nouveau, par une originalité quelconque, quand je m’approche, et que je lis la signature, c’est le tableau d’un Autrichien, d’un Scandinave, d’un Russe, d’un Italien, d’un Espagnol. En peinture nous sommes battus par les étrangers, décidément battus.

Une chose me frappe dans ce Salon : c’est l’influence de Jongkind. Tout le paysage qui a une valeur, à l’heure qu’il est, descend de ce peintre, lui emprunte ses ciels, ses atmosphères, ses terrains. Cela saute aux yeux, et n’est dit par personne.

―――― La vieillesse a quelque chose d’un crépuscule moral, dans lequel on entrerait.

Mardi 20 juin. — Une opération terrible est faite dans un hôpital, par un chirurgien à la main admirable, — mais une opération tout à fait de luxe, et pour la grande gloire de l’opérateur. L’opération faite, l’interne de service salue de la main, comme un militaire son chef, et jetant un coup d’œil sur ce qui reste, et sur ce qui a été retranché du patient, dit : « Quel est le morceau, qu’il faut reporter au lit ? »

―――― Les femmes du Midi sont reconnaissables aux coins de la bouche : elles y ont plus de rondeur, ce qui fait leur sourire plus gras.

Samedi 24 juin. — Ces jours-ci, les journaux font grand bruit de mon testament : ça me donne comme l’impression de me survivre.

―――― Un drolatique mot d’enfant. Le petit Lucien Daudet, prêt à partir, cet hiver, pour un bal masqué, après avoir, longuement et orgueilleusement, considéré son costume multicolore, s’écriait : « Hein ! qu’est-ce qu’ils diraient, les perroquets du Jardin d’Acclimatation, s’ils me voyaient maintenant ? »

Mardi 4 juillet. — « Il ment, il ment à dire d’expert ! » C’est Gambetta qui entre dans le salon rouge de Brébant, et tout en parlant d’un homme politique en vue, va s’asseoir au bout de la table.

De son contemporain, il passe à Rabelais, son auteur aimé, dont il a nombre d’éditions, se vantant même de posséder le fameux exemplaire, que le Régent lisait à la messe. Il se plaint spirituellement, que l’inauguration de la statue du grand écrivain du Rire, ait eu le caractère d’une inauguration de statue de Dupont de l’Eure, d’une apothéose de parlementaire vertueux et correct.

Puis l’homme qui a été spirituel, impartial, éclectique, se met à plaider l’équité de la dépossession des actionnaires de l’Église de Montmartre, avec des subtilités de scolastique moyennageuse.

Mercredi 5 juillet. — Une frôleuse : c’est le nom, qu’un ironique médecin donnait à la teneuse d’un salon de Paris, où l’on fabrique des sous-préfets pour la province, et comme on demandait au médecin, ce qu’était une « frôleuse, » il répondait que c’est la variété de femme, qui ne met jamais de poudre de riz à ses épaules, et se frotte à votre habit noir, en travaillant à vous incendier doucement. Et comme l’on parle d’un monsieur qui a fait sa fortune dans ce salon : « Oui, oui, le monsieur à l’amour contenu ! » Et la définition est parfaite. Car le monsieur est le type de l’homme jouant, pour les maîtresses de maison où il va, une passion, qu’il semble avoir toutes les peines du monde à renfoncer, à museler.

Jeudi 6 juillet. — Aujourd’hui l’après-midi passé à Médan, chez les Zola, avec le ménage Daudet et le ménage Charpentier.

Zola a cette inquiétude agitée, qui est le caractère particulier de sa nervosité. Il n’est pas content du roman qu’il fait… Il y a trop de vente de toile et de coton… À distance, et avant de l’avoir commencé, la chose lui paraissait devoir être plus intéressante. Puis, malgré lui, l’écrasant succès de ses premiers livres, est l’empoisonnement de sa carrière future. Et il laisse échapper, sur la note d’une profonde tristesse : « Au fond, je ne referai plus jamais un roman qui remuera comme l’Assommoir, un roman qui se vendra comme Nana ! »

En revenant de Médan, je me dis qu’un ménage peut se passer d’enfants dans un appartement de Paris, mais non pas dans une maison de campagne. La nature appelle des petits.

Vendredi 14 juillet. — Ayez une idée, comme cette fondation que je veux faire d’une pension de 6 000 francs à dix hommes de lettres, forcés de perdre leur temps et leur talent dans le travail d’un ministère ou dans les œuvres basses du journalisme. À cette idée sacrifiez beaucoup de choses, des désirs de mariage, des envies d’avoir, à votre chevet de mourant, une affection, une compagnie douce de la dernière heure. Et votre récompense sera un article d’un petit journal qui vous accuse d’être un malin, un article de Vallès qui vous compare à Fenayrou, enfin un tas d’articles qui vous tourneront en ridicule.

Samedi 15 juillet. — Au milieu de la conversation des grandes personnes, j’entends un gamin dire à un autre gamin qui dîne à côté de lui : « Mais la densité de l’eau ? »

Voici la génération présente des enfants. Ils ne sont plus amusés, ils ne sont plus intéressés, que par des joujoux scientifiques, que par de la chimie ou de la physique, à portée de leur petite cervelle. Les contes de fées ou les Robinson ne leur parlent plus. C’est là, je crois, un symptôme de la mort de la littérature et de l’art, chez les hommes du vingtième siècle.

Dimanche 16 juillet. — Les de Nittis tombent chez moi.

Et tous trois, devant un carton de vues de Paris du XVIIIe siècle, nous passons ensemble les dernières heures de la journée : la petite femme, toute triste de la cataracte venue à un de ses yeux, et qui la tient dans la terreur de perdre la vue, Nittis encore tout endolori de sa fluxion de poitrine, moi souffrant et soucieux de les quitter, et de ne pas savoir, ainsi qu’il arrive à mon âge, si je les reverrai encore, ces tendres amis. Et le feuilletage de ce Paris du passé, dans le crépuscule, et dans le contact de nos trois tristesses, rassemblées autour du vieux carton, a cependant quelque chose de doux.

Lundi 17 juillet. — Je suis tourmenté par l’anxiété de ne pouvoir plus travailler. Et je pense que j’aurai alors, ainsi que l’on a la soudaine souffrance d’un mal, resté longtemps sourd, j’aurai la cruelle révélation de ma vieillesse sans femme et sans enfants, de mon isolement dans la vie, de tout le dur de ma situation : choses que je ne sens pas, quand ma cervelle crée et me donne la compagnie des êtres d’un livre.

Jeudi 20 juillet. — Un bibliophile demandait à Lortic : « Pourquoi les relieurs demeuraient dans des maisons si sales ? » Il lui répondit : « C’est que nous détruisons les maisons en pierre, et les propriétaires de ces maisons ne veulent plus de nous. Il n’y a que les maisons en bois qui résistent à nos presses, et c’est là seulement, où on nous trouve. »

―――― Le duc de C… aurait vingt-cinq mannequins, modelés sur sa personne, pour que ses vêtements ne se déshabituent pas de ses formes, et ne contractent pas de mauvais plis.

C’est lui, qui se fait habiller par deux valets de chambre, à l’un desquels, il dit : « Maintenant, mettez de l’or dans mon gilet. »

―――― Une sœur qui a soigné une de mes parentes, lui avouait, qu’il n’y avait que la mort d’un enfant, qui la touchât, qui l’émût.

Mercredi 9 août. — Cette nuit, cauchemar des plus cauchemardants. Je rêvais, que venant de je ne sais où, et me rendant à Paris, je m’arrêtais à Nancy, pour voir la plaque, récemment mise dans la maison, où je suis né. Là, à Nancy, d’où je devais repartir le lendemain, je perdais mon frère, — qui se retrouvait vivant dans mon rêve. Et ce Nancy, dans lequel je courais éperdu, prenait le caractère brouillardeux et immense d’un Londres, et mes compatriotes, auxquels je m’adressais, semblaient ne pas me comprendre. Et les bureaux de police, où j’allais, avaient des corridors qui ne menaient à rien. Et il y avait, tout autour de moi, des regards de passants, ironiques et méchants, des mauvais visages de rêves.

J’ai rarement souffert de l’anxiété, comme dans ce cauchemar, où j’éprouvais quelque chose de la sensation d’un homme, qui deviendrait fou de la persécution des choses, ainsi qu’il arrive dans les féeries.

―――― C’est singulier, le bégayement de la pensée chez quelques hommes. L’idée chez eux bronche, comme la parole chez d’autres.

Jeudi 17 août. — Je déjeune, ce matin, avec un individu, ayant le teint d’un homme, qui ne met jamais d’eau dans son vin, ayant l’œil de braise allumée d’un chien de berger, et le plus bel ensemble de traits finauds et madrés, qu’il se puisse voir sur un facies de paysan. C’est un vétérinaire, qui, à l’heure qu’il est, fait les conseillers généraux, les députés, est le maître du suffrage universel dans le département. Vétérinaires et huissiers, on l’a dit : voilà les souverains de la France d’aujourd’hui !

Lundi 21 août. — En chemin de fer, j’ai en face de moi une nourrice alsacienne, au long front étroit, aux yeux toujours abaissés et lobés de rondes paupières, à la bouche infiniment petite avec de grosses lèvres, à la mignonnesse excessive des traits, dans des largeurs et un carré de visage rudimentaire. On dirait une figure de triptyque.

Vendredi 25 août. — J’ai en moi dans l’éveil, de l’ensommeillement, comme le jour, où Pélagie avait mis dans une crème, une feuille tout entière de laurier amande, et je ne puis surmonter cet ensommeillement.

Samedi 26 août. — « J’avais un ami. Il tomba malade. Je le soignai. Il mourut. Je le disséquai. » Cette phrase d’un médecin du XVIIIe siècle ferait bien comme épigraphe de certains livres d’amis, après décès.

―――― Un joli type pour le roman moderne, que le fils du restaurant de ces dernières années, de ce fils reçu bachelier, docteur en droit, etc., un monsieur qui a une serviette sous le bras, et dans une redingote faite par le premier tailleur, cause beaux-arts, littérature, philosophie, une main familièrement appuyée sur le dos de la chaise du dîneur, et galamment contourné… pendant que la cocotte, que le client a amenée, lui fait l’œil, ainsi qu’à un capitaliste plus calé, que son payeur de dîner.

―――― En ce moment, les « Alphonses » doivent pulluler. Je vois cela aux chemises masculines, qui sont des chemises d’hommes de la prostitution. Voici entre autres le Pajamas ou costume pour dormir. Costume pour dormir : ça dit-il des choses ! Et il faut voir le costume, c’est une chemise de soie, ornée de brandebourgs, comme une veste de hussard, et qui coûte 45 francs.

Dimanche 7 septembre. — Promenade péripatéticienne du dimanche, avec Popelin, dans le parc, pendant la messe.

Aujourd’hui la conversation est sur la guerre, sur la baisse de la gloire militaire dans les esprits, sur la perte de 25 p. 100, qu’ont fait subir à cette vanité des temps passés, la blague des Militairiana, les romans des Erckmann-Chatrian, l’affaiblissement de l’idée de la Patrie.

Nous constatons que l’enfant n’est plus exalté par des récits de bataille, mais remué et intéressé par des descriptions de voyages en ballon, de descentes de plongeurs au fond des océans. En ces temps même, il faut l’avouer, le militaire revêt un aspect prêtant un rien à la moquerie, un aspect légèrement comique, et nous commençons à ressembler aux Athéniens, souriant d’Hercule et de ses héroïques exploits.

Samedi 9 septembre. — Visite de la maison de l’illustre couturier Worth, à Puteaux. Partout aux murs des assiettes de tous les temps, de tous les pays. Mme Worth dit qu’il y en a 25 000, et partout, jusqu’au dos des chaises, des larmes de cristal. C’est le délire du tesson de porcelaine et du bouchon de carafe.

Le possesseur de ce logis, ressemblant à l’intérieur d’un kaléidoscope, revient, le soir là dedans, incapable de manger, incapable de jouir de son étonnant et coruscant immeuble, migrainé par les odeurs et les senteurs des grandes dames, qu’il a habillées toute la journée.

Mardi 12 septembre. — Parlant de la bonté de son intérieur, de sa chambre, de son lit, la princesse dit : « C’est moi qui n’étais pas heureuse, quand à Compiègne, on m’a donné le lit du pape… Un lit d’une grandeur, vous ne pouvez en avoir une idée… Pour n’avoir pas froid, j’étais obligée de mettre toute ma garde-robe sur moi ».

Jeudi 14 septembre. — Visite du khédive, le petit-fils de Mehemet-Ali. C’est un Oriental à la barbe rousse, ressemblant à un Théophile Gautier, qui aurait du louche, un rien de strabisme dans le regard. Il joue de la langue française, avec une parfaite connaissance de tous les parisianismes, pimentés d’une certaine gouaillerie sentant le ruisseau. C’est cependant un vieux Turc, un tranquille metteur à l’ombre de ses ministres, qui bonhomise merveilleusement sa pensée, en les euphémismes spirituels d’un parfait civilisé. Seulement, au milieu de sa phraséologie, où il se peint bourgeoisement au temps de sa puissance, comme « un agriculteur, un sucrier », il y a le terrible accent qu’il donne à des phrases, comme celle-ci : « Oui, quand mon oncle a été brûlé ! » Là, sans qu’il le veuille, tout à coup dans l’homme européanisé, vibre une intonation du bord du Nil.

Au khédive succède le duc de Ripalda, qui a longtemps voyagé dans les déserts de l’Amérique méridionale, ces déserts d’herbe qui recouvrent un cavalier et son cheval, et qui nous entretient du sentiment douloureux d’infériorité, qu’on éprouve dans ces contrées, quand les Européens comparent leurs sens aux sens des Indiens. « Nous, nous sommes des aveugles, disait-il, rappelant un jour que son guide lui signalait à l’horizon, cinq chevaux avec le détail de leurs couleurs, chevaux qu’il ne voyait que quelques minutes après, et encore avec une lorgnette. Et ils entendent comme ils voient, les Indiens ! »

Lundi 18 septembre. — Ce soir le baron Larrey raconte une horrible histoire de brûlure.

Une femme brûlée, en se chauffant en chemise, en jupon, en camisole, au coin de son feu. Elle était si atrocement flambée, qu’elle semblait une négresse, et quand Larrey la vit, elle pouvait seulement se tenir dans son lit, à quatre pattes, sur la paume des mains et sur l’extrémité des genoux. C’est la plus épouvantable souffrance à laquelle, dans toute sa carrière de chirurgien, Larrey ait assisté. Et la misérable femme vécut plusieurs jours.

Jeudi 21 septembre. — La princesse était, ce soir, dans les souvenirs mauvais et tristes de sa vie. Elle parlait de son retour à Paris, et de sa marche de la gare du Nord au boulevard Haussmann, sans pouvoir trouver de voiture. Enfin, écrasée de fatigue, elle s’était assise sur un banc, qui existe encore en face de son ancien hôtel de la rue de Courcelles. Et là, mourant de soif, et n’osant entrer nulle part, elle envoyait Julie sa femme de chambre chercher un verre de groseille, chez un marchand de vin à la porte de son hôtel, — un marchand de vin, devant lequel, au temps de sa prospérité, elle était passée si souvent.

Vendredi 29 septembre. — Oui, j’ai eu dix-huit maîtres de piano, et sept maîtres d’écriture. Ah ! de drôles de maîtres, reprend la princesse. J’ai eu un certain maître d’écriture qui avait une grosse tête toute ronde, avec de petits cheveux blancs frisés, et toujours accompagné d’un caniche. Celui-ci, sa page d’écriture donnée, passait son temps à me retirer des doigts ma plume, à la jeter au milieu de la chambre, et à la remplacer par une toute neuve. Quand il est parti, il y a eu des plumes taillées à la maison, pour jusqu’à mon mariage…

On m’avait découvert un maître d’allemand, possédant une joue mangée par une immense dartre, et toute la leçon, il en faisait tomber des écailles.

Le maître d’anglais, lui, était un petit prêtre irlandais, un abbé poupin, auquel nous nous amusions à faire sauter des chaises, sa soutane retroussée et tenue d’une main devant lui.

Dimanche 1er octobre. — L’amour du mari chez l’Américaine diffère de celui de la femme française : « L’Américaine préfère toujours son mari à son enfant, la Française, toujours son enfant à son mari. »

Jeudi 12 octobre. — Je revois Daudet, dans une espèce d’allégresse, de bonheur exalté produit par le travail, et qui ressemble à de la griserie : un état très particulier et que je n’ai constaté que chez lui.

Vendredi 27 octobre. — Dîner entre peintres et littérateurs.

Le peintre. — 6 039, c’est bien cela, 6 039… oui, j’ai couché avec 6 039 femmes.

Le littérateur. — Oh ! oh ! oh !

Le peintre. — Vraiment, vous trouvez cela étonnant… le chiffre vous paraît excessif… Vous, à combien en êtes-vous ?

Le littérateur. — Moi, je ne crois pas avoir dépassé le nombre de Salomon… les 700. Mais vous savez, le nombre de don Juan est : Mille e tre.

Le peintre. — Don Juan, je ne sais pas… Et puis c’est peut-être pour l’Espagne seulement… quant à moi, je suis sûr de mon chiffre… J’ai une mémoire extraordinaire… je pourrais vous dire le nombre des Alice, des Laure… tenez, en Orient, j’ai couché avec plus de mille Fatma.

Et la conversation continuant sur le même sujet, amène cette anecdote racontée par du Sommerard. Dans un voyage, à la suite de l’Empereur, je crois, à Cherbourg, il allait voir Saint-Malo, en compagnie d’un vieux vaudevilliste. Ils étaient servis par une très jolie bonne. Le vieux vaudevilliste, très paillard de sa nature, la décidait à venir lui ôter ses chaussettes, le soir, dans sa chambre… La charmante fille était cousue dans un sac. C’était l’habitude d’alors de la maison, qui était, je crois, l’Hôtel Chateaubriand : toutes les servantes étaient ainsi cousues dans des sacs par le maître de l’hôtel.

―――― Ces grands hommes politiques, quand ils se font littérateurs, font vraiment d’assez piètres découvertes. Voilà le duc de Broglie, qui aujourd’hui, dans une préface, célèbre comme une nouveauté, l’utilité de la lettre autographe, au point de vue historique. Il y a à peu près vingt ans, que mon frère et moi l’avons faite, cette préface, en tête des Portraits intimes du dix-huitième siècle.

Dimanche 5 novembre. — Je suis tellement malheureux de ne plus fumer, que, de temps en temps, ma pensée me dit : « Si par hasard, il m’arrive une apoplexie qui ne me tue pas sur le coup… le travail n’étant plus possible… fumerai-je, mon Dieu, tout le temps que je serai hémiplégique ! »

Mercredi 22 novembre. — Je pars pour le Roi s’amuse, avec l’idée de la représentation d’Irène du mois d’avril 1778, d’un couronnement du buste de Hugo sur la scène, d’une soirée d’enthousiasme, où les applaudissements ne permettraient pas aux acteurs de parler.

Des cravates blanches au paradis, c’est la première fois que je vois cela.

Contre toutes mes prévisions, le lyrisme de Hugo a affaire à une salle de glace. Got est un excellent, un très remarquable acteur dans une pièce bourgeoise, mais en ce rôle historique, il ne sait ni être bossu, ni boiter, ni pleurer, ni dire un vers, et il n’a pas même la silhouette naine à la Vélasquez, qu’aurait eue Rouvière… Puis toujours cette humanité hugotienne, cette humanité à la sublimité des sentiments et qui parle seulement au cerveau, et non pas au cœur, à la fibre.

Dans les corridors, on se dit à l’oreille : « Ça me paraît démodé, hein ? » Oui, il y a vraiment dans le temps de critique et d’analyse où nous vivons, abus d’ingénuité en ce génie de 1830 : le masque à bandeau qui rend Triboulet sourd et aveugle à la fois, et lui fait encore perdre le sentiment de sa droite et de sa gauche, est une invention dramatique par trop enfantine.

La pièce continue dans ce petit bruit de friture, que fait le froissement des programmes et des robes de soie de femmes dans l’ennui d’une salle : bruit précédant d’ordinaire les sifflets.

De la scène, mes yeux vont à la loge en face, où est le président Grévy, et de là dans l’avant-scène au-dessous, où se tient dans l’ombre, Hugo, son immense front voilé de sa large main.

Enfin nous voilà au cinquième acte, où vraiment François Ier est vraiment trop Gaucher Mahiet, où la petite Bartet, à la porte de la masure de Saltabadil a l’air du petit Chaperon rouge, où Got qui a un peu perdu la tête, sonne la cloche d’alarme, ainsi qu’on sonne un dîner, et au bout de son interminable monologue, s’écrie : « J’ai tué mon enfant ! » dans l’allégement de la délivrance.

Et la salle se vide d’une manière morne.

Jeudi 23 novembre. — Les Zola venus hier à Paris, pour la représentation du Roi s’amuse, dînent ce soir chez les Daudet. On cause de la pièce, et Daudet explique l’insuccès par ceci : que le père est un bouffon, et que son métier de bas comique tue l’émotion de la paternité, en sa personne.

Il ajoute que Got est un fin regardeur, qu’il attrape des jeux de physionomie, des attitudes, des mouvements de mains des gens, avec lesquels il se trouve, mais qu’il est incapable de tirer la moindre chose de lui-même ; or, un bouffon, ça ne se rencontre pas, dans la rue, ça ne s’observe pas, ça ne se photographie pas.

Enfin il s’écrie que la pièce lui a semblé, tout le temps, jouée en charge, en charge sérieuse, appliquée, pieuse même, mais en charge, comme devaient la jouer les excellents acteurs du Théâtre-Français.

Zola est au fond assez content, au point de vue du naturalisme, de l’échec d’hier. Cependant il ne peut s’empêcher de proclamer, qu’il y a des choses qui sont bougrement bien, dans le rôle de Blanche : « Attendez, je ne me rappelle plus les vers, mais ce “Je t’aime” du premier acte, c’est vraiment pas mal.

— Oui, là est la création de la pièce, jette Daudet.

— C’est pas mal, pas mal, reprend Zola, et ma foi, oui, j’étais à la représentation, par moments, furieux contre les lâches, qui n’osaient pas applaudir… j’aurais aimé à leur dire des sottises. »

Et là-dessus, Zola laisse percer son ennui de ne pouvoir se faire jouer, disant que le roman ne l’intéresse plus, que c’est toujours la même chose, à moins de découvrir une forme nouvelle.

Dimanche 26 novembre. — Pensée dédiée aux hommes politiques. Je trouve que la manière d’être la plus utile à sa patrie : c’est de passer toute sa vie, sans toucher un sou du budget de l’État.

―――― Très amusants, les Souvenirs de Banville. Pas un mot de vérité vraie, des modernes de contes de fée, mais vus avec une optique toute particulière à l’homme : l’optique de l’hyperterrestre funambulesque.

―――― Il est peut-être possible que quelques honnêtes gens n’aiment pas le vrai en littérature, mais on peut être certain que tous les malhonnêtes gens l’abominent.

―――― Je ne sais plus, si je n’ai pas déjà jeté cela dans mon journal. Une des choses qui, dans mon enfance, m’ont impressionné le plus, c’était de voir mon père donner le nombre de sous juste, pour la chaise sur laquelle il s’asseyait, pour le journal qu’il achetait, etc., etc. La notion exacte du prix des choses semblait, à ma cervelle d’enfant, la science la plus difficile, la plus impossible à acquérir.

―――― Des collégiens dans le chemin de fer :

Les millions de la tante Zézé, dans le Journal de la jeunesse, c’est ça qui est chic.

Cornua Phœbe, cornua Phœbe, répète dans un coin, l’autre.

— Dis donc, Vésicatoire qui m’a dit ce matin, qu’il était matérialiste !

―――― Ils sont très particuliers ces Italiens, très différents de nous. Toutes les choses qui leur rappellent la mort, leur font une horreur, qu’ils expriment avec de l’effroi enfantin. Puis ils ont la superstition que commencer à porter le deuil, c’est être condamné à le porter longtemps. « Je me rappelle, me dit l’un d’eux, quand j’étais tout petit, une fois qu’on m’a mis en noir, ce noir, je l’ai porté toute mon enfance. »

Mercredi 13 décembre. — Aujourd’hui quelqu’un me disait qu’il a entendu de ses oreilles, le nouveau préfet de la Seine demander où était l’avenue de l’Opéra. Hier, la femme, la femme d’un diplomate de ma connaissance me racontait, que le nouveau chargé d’affaires, je ne sais plus où, sollicitait d’elle quelques renseignements. Elle lui dit : « Vous les trouverez, sans doute, dans le Gotha ». À quoi il répondit : « Le Gotha, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Un ministre plénipotentiaire ignorant l’existence du Gotha, c’est trop violent, vraiment !

Jeudi 14 décembre. — Les livres de Loti, il me semble y trouver la senteur de bitume, de la momie de femme, aux petits bouquets de fleurs sous les aisselles, que j’ai vue détortiller à l’Exposition de 1865.

Daudet me disait, ce soir, qu’on était venu le chercher, pour la mort de sa mère, au moment où il était en train de faire le premier feuilleton de l’Évangéliste, et qu’il avait été pour lui très douloureux, de reprendre ce feuilleton, où la fiction de son roman se mêlait à la réalité du triste spectacle, qu’il venait d’avoir sous les yeux.

Là-dessus, il passe au récit des impressions de la maîtresse d’allemand de son fils, de Mme Ebsen, que je viens de cogner dans l’antichambre. Le jour, où elle est venue donner la leçon à Léon, et qu’il lui a donné les deux numéros parus du journal : « Aujourd’hui, a-t-elle dit à son élève, il n’y aura pas de leçon, vous allez me traduire le roman de M. votre père. » Et derrière la porte, Daudet l’entendait rire à « Oh ! pas d’un chur » cette phrase moquant son accent scandinave. Puis quand elle fut arrivée à : « Mère, nous ne nous quitterons jamais ! » elle dit : « Ça me fait trop d’impression, ne traduisez plus, je veux lire cela toute seule ! »

Dimanche 17 décembre. — Il est de par le monde, un certain nombre de femmes tendres et toquées, dont c’est charmant d’être l’ami intime, l’ami de cœur, mais dont je ne voudrais à aucun prix être l’amant.

Dimanche 17 décembre. — Ce temps, il m’est venu l’idée de faire un carton de cent eaux-fortes modernes, pour être l’occupation de mon après-déjeuner, de mon après-dîner, avant que je me mette au travail, et me tenir lieu de la fumerie d’autrefois. Et je reste des heures en contemplation devant le noir de l’eau-forte de Seymour Haden intitulée : (A sunset in Ireland) Coucher de soleil en Irlande ; — en contemplation devant le noir de ce bois, au bord de l’eau, sous le crépuscule, devant ce noir de Rembrandt que lui seul de tous les aquafortistes modernes a retrouvé, devant ce noir qui a quelque chose de la grasse nuit d’un dessin exécuté au suif.

Mercredi 20 décembre. — J’ai une voisine qui a une maladie de femme, et qui va en consultation, tous les ans, chez un célèbre médecin de Belgique. Cette année-ci, il lui a demandé, si elle avait un calorifère dans sa maison. Sur sa réponse affirmative, il lui a dit : « Eh bien, c’est tout à fait inutile que je continue à vous soigner. »

Et l’on me demande pourquoi, je n’aime pas les inventions modernes, parce qu’elles sont ou dangereuses ou tout au moins destructives du confort de la vie.

―――― Dos de jeune fille du peuple : reins carrés se dessinant sous des renflements de jeune graisse, nuque de cariatide à la couleur brune orangée, sur lequel brille un collier de gros grains de verre, oreilles aux extrémités écarlates.

Samedi 23 décembre. — « Seymour Haden, Whistler oui, c’est pas mal… c’est de la jolie eau-forte d’amateur ! » me dit Legros.

Diable, comme jugement de confrère, il est pas mal sévère !

Puis voilà ce Legros, dévoilant un fin comédien, dans la charge d’une soirée d’esthètes, avec toutes les pantomimes dans le bleu, et les pâmoisons célestes, que produit chez eux, l’audition d’un morceau de musique préraphaélique.

La comédie est coupée par l’histoire d’un M. Punaise en Angleterre, d’un monsieur très riche qui a demandé à changer de nom, et qui, le jour, où il a obtenu un nouveau nom, a vu les punaises, quitter, dans la bouche de ses concitoyens, leur ancienne dénomination, et s’appeler de son nouveau nom.

―――― Quel joli peintre en paroles de la vie parisienne, que ce Forain. Ce soir, il nous peint, au moment de l’arrivée d’une petite manicure bossue, une maison de la rue d’Édimbourg, une de ces maisons, peuplées de bas en haut, de cocottes, depuis la cocotte du premier au coupé au mois, jusqu’à la cocotte cherche-dîner sur le boulevard, des étages supérieurs. Au cri de : « La voilà ! » c’est, de haut en bas, une ouverture de toutes les portes, et la réunion et l’assemblage de toutes les femmes mêlées, et se faisant faire les ongles sur le palier, au milieu des autres locataires groupées et étagées sur les marches de l’escalier.

―――― Une folie, un prurit de japonaiseries, cette année, j’aurai dépensé là-dedans 30 000 francs : tout l’argent que j’ai gagné, et parmi tout cet argent, je n’aurai jamais trouvé 40 francs pour m’acheter une montre en aluminium.

Vendredi 29 décembre. — Dîner hier chez Daudet, avec le peintre Beaulieu, le peintre des feux de Bengale dont j’ai donné l’atelier dans Manette Salomon, et que j’ai perdu de vue, au moins depuis quinze ans.

C’est le même homme, mais un peu plus hirsute, et avec une paire de lunettes.

Samedi 30 décembre. — Au milieu de la gaieté et du tapage des conversations, Nittis adossé à son bureau du fond de l’atelier, me dit dans sa jolie langue enfantine, sur une note mélancolique : « Oh, quand on a passé la première jeunesse… quand il n’y a plus dans les veines, un certain bouillonnement du sang… la vie, ce n’est plus guère attachant… et moi encore tout enfant — j’avais dix ans — j’ai entendu : “Il y a un ‘monsieur qui s’est tué…’” c’était de mon père qu’il s’agissait… vous concevez la vie fermée que ça m’a fait là-bas… deuil et solitude… et des notions tout élémentaires… lire et écrire : ç’a été tout… le reste c’est moi qui me le suis donné… je me suis entièrement formé par la réflexion solitaire… cela m’a laissé une naïveté… et vous concevez que dans la société actuelle cette naïveté… »

Nittis ne finit pas sa phrase.