Journal des faux-monnayeurs/03

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Gallimard / NRF (p. 115-130).

APPENDICE

JOURNAUX. — LETTRES

PAGES DU JOURNAL DE LAFCADIO

IDENTIFICATION DU DÉMON Figaro, 16 Septembre 1906.


Voici quelle était leur manière de procéder :

Les pièces fausses étaient fabriquées en Espagne, introduites en France et apportées par trois repris de justice: Djl [sic], Monset et Tornet. Elles étaient remises aux entrepositaires Fichaut, Micornet et Armanet et vendues par ceux-ci à raison de 2 fr. 50 pièce, aux jeunes gens chargés de les écouler.

Ceux-ci étaient des bohèmes, étudiants de deuxième année, journalistes sans emploi, artistes, romanciers, etc. Mais il y avait aussi un certain nombre de jeunes élèves de l'Ecole des Beaux-Arts, quelques fils de fonctionnaires, le fils d'un magistrat de province et un employé auxiliaire au ministère des finances.

. . . . . . . . .

Si pour quelques-uns ce commerce criminel était le moyen de mener « grande vie» que ne leur permettait pas la pension paternelle, pour d'autres — du moins à leur dire — c'était une œuvre humanitaire : J'en cédais quelquefois quelques-unes à de pauvres diables peu fortunés que cela aidait à faire vivre leur famille... Et on ne faisait de tort à personne puisqu'on ne volait que l'Etat.

Journal de Rouen, du 5 Juin 1909.

SUICIDE D'UN LYCÉEN. — Nous avons signalé le suicide dramatique du jeune Nény, âgé de quinze ans à peine, qui, au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, en pleine classe, s'est fait sauter la cervelle d'un coup de revolver.

Le Journal des Débats reçoit, de Clermont-Ferrand, les étranges renseignements que voici :

Qu'un pauvre enfant, élevé dans une famille où se passent des scènes si violentes que souvent — et la veille même de sa mort — il a été obligé d'aller coucher chez des voisins, ait été amené à l'idée du suicide, c'est douloureux, mais admissible; que la lecture assidue et non contrôlée des philosophes pessimistes allemands l'ait conduit à un mysticisme de mauvais aloi, « sa religion à lui » comme il disait, on peut encore l'admettre. Mais qu'il y ait eu, dans ce lycée d'une grande ville, une association malfaisante de quelques gamins pour se pousser mutuellement au suicide, c'est monstrueux et c'est malheusement [sic] ce qu'il faut constater.

On dit qu'il y aurait eu un tirage au sort, entre trois élèves, pour savoir qui se tuerait le premier. Ce qui est certain, c'est que les deux complices du malheureux Nény l'ont pour ainsi dire forcé, en l'accusant de lâcheté, à mettre fin à ses jours; c'est que, la veille, ils lui ont fait faire la répétition et la mise en scène de cet acte odieux; la place où il devait, le lendemain, se brûler la cervelle, a été marquée à la craie sur le sol. Un jeune élève étant entré à ce moment, a vu cette répétition: il a été jeté à la porte par les trois malfaiteurs avec cette menace : « Toi, tu en sais trop long, tu disparaîtras » - et il y avait, paraît-il, une liste de ceux qui devaient disparaître.

Ce qui est certain encore, c'est que, dix minutes avant la scène finale, le voisin de Nény emprunta une montre à un élève et dit à Nény : « Tu sais que tu dois te tuer à trois heures vingt minutes; tu n'as plus que dix que cinq - que deux minutes! » . A l'heure juste le malheureux se leva, se plaça à l'endroit marqué à la craie, sortit son revolver et s'en tira un coup dans la tempe droite. Ce qui est vrai encore c'est que, lorsqu'il tomba, un des conjurés eut l'horrible sang-froid de se jeter sur le revolver et de le faire disparaître. On ne l'a pas retrouvé encore. A quoi le destine-t-on ? Tout cela est atroce : l'émotion chez les parents des élèves est à son comble : cela se conçoit !

Vendredi soir.

Mon cher ami,

Excuse-moi de ne pas t'avoir écrit plus tôt, je n'aurais pu.

On ignore ce qui a déterminé D... à se tuer.

J'ai eu avec D... une conversation sur le suicide à un moment où nous étions tous les deux fort déprimés. Je le blâmais de son ancienne tentative, en lui déclarant que moi, je ne me tuerais qu'après une joie telle que je serais certain de ne plus pouvoir en éprouver jamais une semblable. D... m'a approuvé, mais m'avait avoué aussi n'avoir jamais eu que des déceptions, et qu'il était complètement désespéré. Or, vendredi soir, je sais qu'il avait un rendez-vous avec un jeune homme. Il a passé toute la nuit hors de chez lui et n'est revenu que le matin. Samedi il était joyeux comme il n'avait pas encore été; la nuit il se tuait.

Je ne prévoyais tout de même pas ce qui allait arriver.

Le dimanche après-midi, chez Madame X..., on m'a trouvé « hésitant », mais sais-je encore ce que je dois faire ou dire? Voilà. Je voudrais que tu me donnes un conseil, et me dises ce que tu penses de tout ce drame épouvantable.

CH. B.

Strasbourg, 18, rue Geiler. 13 janvier 1927.


Monsieur,

L'analogie frappante qui existe entre le mal dont est atteint La Pérouse dans les dernières années de sa vie, et celui dont souffrait Monsieur Le Prince, et que nous a décrit Saint-Simon dans ses Mémoires, prouve que Saint-Simon vous a fourni la matière du chapitre III de la troisième partie de votre livre Les Faux-Monnayeurs. Ne l'avoir pas dit, tout au moins dans votre Journal des Faux-Monnayeurs est la preuve d'un manque absolu de franchise. Vous mentionnez Saint-Simon de la façon la plus ambiguë au sujet d'un réve. Vous laissez votre lecteur, quant à ce chapitre précité au sujet de La Pérouse, sous la fausse impression d'une création originale de votre part. L'honnêteté ne vous commande-t-elle pas de lui avouer le pastiche?

Veuillez agréer, Monsieur, mes sincères salutations.


SUZANNE-PAUL HERTZ.

Roquebrune-Cap Martin

24 janvier 1927.


Madame,

Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur cet étonnant passage de Saint-Simon. J'avoue en rougissant que je ne le connaissais pas encore, et j'ai le plus grand plaisir à le lire dans l'exemplaire que me prête Monsieur Hanotaux, voisin de campagne des amis chez qui j'habite ici.

Le cas de Monsieur le Prince offre en effet une saisissante analogie avec celui de mon vieux La Pérouse, mais c'est la réalité qui m'en avait fourni le modèle. La Pérouse a été inspiré, et jusque dans son suicide manqué, par un vieux professeur de piano, dont je parle longuement dans Si le Grain ne Meurt, où je parle également d'Armand B., qui me servit lointainement de modèle pour l'Armand des Faux-Monnayeurs. Je ne peux comprendre en quoi le mérite d'une œuvre d'art peut être diminué, de ce qu'elle prenne appui sur la réalité. C'est pourquoi j'ai cru bien de donner en appendice du Journal des Faux-Monnayeurs les Faits divers, points de départ de mon livre, et en particulier l'histoire du jeune Neni, dont je me suis surtout inspiré. Vous me permettrez d'y joindre :

1° votre lettre, si bel exemple d'aménité - et de l'erreur où peut nous entraîner cette manie moderne de voir influence, (ou «pastiche ») à chaque ressemblance que l'on découvre, manie qui transforme la critique de certains universitaires en police et qui précipite tant d'artistes dans l'absurde par grande crainte d'être soupçonnés de pouvoir ressembler à quelqu'un.

2º ma réponse,

3° la référence de Saint-Simon[1] pour le plus grand profit des lecteurs.

Veuillez croire Madame, à l'assurance de mes sentiments bien distingués.

A. G.

  1. Tout bien considéré, je crois inutile de reproduire ici ledit passage, que les curieux pourront aller rechercher dans les Mémoires. Il est trop long, et malgré ce qu'en pense mon impétueuse correspondante, la ressemblance de Monsieur le Prince, fils du grand Condé, avec mon vieux La Pérouse, reste épisodique et de médiocre importance. Elle se résume en ceci que l'un comme l'autre, dans les derniers temps de sa vie, se considérait et demandait qu'on le considérât comme mort. On ne put soigner Monsieur le Prince, nous apprend Saint-Simon, qu'en se prêtant à sa manie, qui fut poussée jusqu'à l'absurde. Le sentiment de l'irréalité de ce qui nous entoure, ou, si l'on préfère, la perte du sentiment de la réalité, n'est pas si rare que certains n'aient pu l'observer, ou l'éprouver momentanément par eux-mêmes. J'avoue que je suis assez sujet à cette singulière illusion, juste assez pour pouvoir imaginer fort bien ce qu'elle peut devenir si l'on y cède avec complaisance, ou lorsque les facultés de redressement s'affaiblissent, comme dans les deux cas où j'ai pu l'observer d'assez près sur autrui : celui auquel ma lettre fait allusion, et un autre plus bizarre dont je me propose de parler un jour.