Jours d’Exil, tome I/Voyage en contrebande

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Jours d’Exil, tome I
Voyage en contrebande
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Juin 1849.


VOYAGE EN CONTREBANDE.





DÉPART.


J’écris comme citoyen du monde…..
De bonne heure j’ai perdu ma patrie pour
l’échanger contre le genre humain que je
connaissais à peine en imagination.
Schiller.


76 Compris parmi les accusés du 13 juin, je fus sollicité d’échapper par l’exil à la déportation qui m’attendait. S’exiler, c’était fuir la désespérante oisiveté et l’ennui poignant de la prison, c’était m’épargner la vue de ma mère de l’autre côté d’une grille. Je partis donc. Aussi bien, j’étais suspect, ce qui me rendait à charge aux braves gens qui me cachaient.

Changer de nom, telle est la première et la plus pénible des épreuves de l’exil. Pour la comprendre, il faut l’avoir subie. Se séparer de son nom, c’est se séparer de son corps et de son cœur, c’est briser avec son passé, s’isoler d’avec le présent, se couper tout avenir, abdiquer sa liberté, se renier. Renoncer à son nom, c’est renoncer à tout rapport avec les hommes.

Tout a nom dans la nature ; tout, jusqu’aux animaux domestiques, jusqu’aux objets inanimés. Le nom d’un homme, c’est le titre de sa vie. Homme sans nom, c’est l’insulte la plus sanglante que puisse infliger le mépris. On est mort quand on n’est plus soi. Et ce qu’il y a de plus affreux pour l’exilé, c’est qu’il est obligé de vivre sa mort, et de gagner la vie de sa mort.

Du jour où j’eus perdu mon nom, il me fallut éviter les regards de ceux que j’avais connus, cacher mes bons yeux sous des 77 lunettes, couper cheveux et barbe, changer de costume et de voix, apprendre par cœur le passeport d’un autre, contrefaire sa signature, me rendre méconnaissable enfin, à force d’hypocrisie. Si une chose pouvait consoler un honnête homme de cet oubli forcé de sa dignité, ce serait l’acte méritoire qu’il accomplit en trompant messieurs les gendarmes.

Du jour où j’eus perdu mon nom, je dus en imposer à tous, et encore me semblait-il que chacun pouvait lire, dans mes yeux et dans l’embarras de mes réponses, tout ce que je cherchais à tenir secret. « Qui êtes-vous ? me demandait-on. Et souvent j’avais oublié mon nom. — D’où venez-vous ? Et je ne pouvais le dire. — Où allez-vous ? Demandez-le à la feuille du tremble. — Quels sont vos parents ? Je n’en ai plus. — Vos amis ? Je les ai perdus. — Où vivez-vous ? Je suis mort. — Où êtes-vous né ? Plût au Ciel que je ne fusse pas né. »

Je ne sache en effet que les enfants-trouvés, qui soient aussi abandonné que les proscrits politiques. Et encore, l’enfant trouvé peut-il dire qu’il est venu au monde comme un champignon, sur une couche de fumier. Au moins il ne ment pas, et il se trouvera toujours quelques âmes charitables qui comprendront qu’il n’est pas coupable de l’immoralité sociale. Tandis que dans un pays qui se laisse enchaîner, il ne se trouve pas un homme qui ne considère le proscrit comme un criminel. On ne pardonne pas des leçons de fierté.

Je ne suis pas, ou je suis un autre : j’avais à choisir entre ces deux réponses, entre le suicide et le mensonge. Et comme dans notre société de voleurs affairés, on emprisonne les vagabonds et on n’a pas coutume de voir flâner les morts, il me fallait bien avoir l’air d’être quelqu’un et de faire quelque chose. Je me résignai donc à être un autre.

Pour l’exilé, plus d’amis. Les meilleurs n’honorent pas de ce titre un homme sans nom. Notre confession n’est pas écrite sur notre visage ; y serait-elle, combien peu sauraient la lire.

La seule société qui daigne accueillir l’homme sans nom, est la société sans nom qui fréquente les estaminets, refuges de l’oisiveté et sentines du vice. Nous savons bien que ces gens et ces lieux ne devraient pas exister ; nous savons que, dans une société régulière, les demeures et les consciences devraient être inondées de tranquillité, d’air pur, de soleil et de lumière. Nous savons que, 78 si ces hommes sont mauvais, ce n’est pas leur faute ; que, si ces lieux sont infects, empoisonnés, ceux qui les fréquentent en sont les premières victimes. Mais nous ne pouvons nous refuser à voir que ces hommes sont malpropres, grossiers, ignorants, avides de faire le mal, pleins de vin et de luxure. Et nous avons des nerfs trop susceptibles, une âme trop impressionnable, une dignité trop farouche pour supporter volontiers la brutale insulte, l’intimité dégradante, le poing ou le bâton levés sur notre tête ; nous ne pouvons vivre au milieu de réunions semblables. Nous n’aimons pas à être confondus avec des gens dont personne ne connaît ni les antécédents, ni les moyens de vivre. Nous plaindrons ces hommes, nous revendiquerons pour eux, au nom de la justice ; nous combattrons la société qui les vicie ; mais rien au monde ne saurait nous contraindre à nous attabler, à jurer, et surtout à boire avec eux. Que le peuple le sache ; les plus méprisables d’entre ses tribuns sont les ambitieux qui s’abaissent jusqu’à célébrer la crapule et encenser la fange.

Pour l’exilé, plus d’amour. La femme la plus sympathique ne se donnera jamais à un inconnu. Ne faut-il pas qu’elle puisse appeler d’un nom chéri celui qu’elle presse dans ses bras ? Les caresses accessibles au proscrit sont celles qu’avec un écu le premier venu peut obtenir, qu’il soit vieux, idiot, déformé, repoussant au physique et au moral. À l’homme sans nom, la femme sans nom ; cela doit être, et cela est. Certes, ce n’est pas nous qui chargerons ces pauvres filles de lâches malédictions ; proscrites, comme nous, de toute famille et de tout bien-être ; comme nous, boucs émissaires de la civilisation, les prostituées ont droit à nos sympathies ; la société nous a fait leurs chevaliers, et nous réclamerons en leur nom, jusqu’à ce qu’elles puissent, comme les autres femmes, devenir amantes et mères. Mais quoi ! ce n’est pas non plus notre faute, si nous ne pouvons nous habituer à cette horrible idée que certaines femmes trouvent dans l’amour les mêmes douleurs que dans la mendicité ; que ces femmes-là sont des marchandises qu’on achète, des bêtes qu’on essaie ; à qui l’on fait ouvrir les lèvres pour voir leurs dents, dont on écarte les paupières pour examiner leurs yeux, dont on tâte la gorge, les jambes et la croupe, afin de savoir si elles pourront bien vous porter. Ce n’est pas notre faute, si nous ne pouvons rire avec la femme qui pleure, et 79 fatiguer de notre priapisme la malheureuse qui se meurt de dégoût.

Pour l’exilé plus de gloire, car il faut à la gloire un nom qu’elle puisse répéter. Plus de travail, car il faut un nom à l’ouvrier pour qu’on lui confie des instruments. Il en est tant qui ne les obtiennent pas, même avec leurs noms !

Pour l’exilé, plus de but à une activité qui déborde ; plus d’intérêt dans la vie ; plus de jeunes hommes à étreindre ; plus de jeunes filles à qui sourire. Car les jeunes hommes et les jeunes filles le fuiront, et le vent seul lui apportera leurs refrains joyeux. Car le panorama social passera devant lui, avec ses intérêts, ses émotions et son bruit métallique, comme une ironie de l’enfer.

Le désert au milieu du monde habité, le vide au milieu du trop-plein, l’inconnu dans cette Europe, dont pas un hameau n’est ignoré, l’immobilité dans le tourbillon, les ténèbres en plein soleil, un tombeau sur une scène brillante : voilà l’exil, voilà la solitude.

« L’exilé partout est seul ! »

Il faut une société à l’homme. — Les vents emportent la graine vers des rivages où elle pourra germer. L’oiseau voyageur sait où s’abattra son vol. Le commerçant, le pèlerin et le touriste, entraînés par l’intérêt et la passion, trouvent partout à qui parler, ne fût-ce qu’à des marchands abrutis, à des Dieux de pierre, à des débris de colonnes. Tandis que devant l’exilé, les routes s’allongent, le globe s’étend et tourne, tourne toujours, sans que lui puisse trouver sa direction, et savoir où il se reposera. Aussi, je ne sais quelle appréhension lointaine et indéfinissable serre la gorge de l’homme qui s’éloigne de chez lui, sans espoir de retour.

Il faut une société à l’homme. Les êtres les plus délaissés s’associent à d’autres êtres qui les comprennent : le curé à sa nièce ou à sa domestique ; — ce n’est pas moral, mais c’est naturel, et cela vaut mieux ; la vieille fille à son chien ; — ce n’est guère plus moral, et c’est infiniment moins naturel, mais cela est ; — le prisonnier s’affectionne à quelque insecte, à quelque oiseau libre qui vient voler autour de sa cage et l’égaie de ses chants ; — le voleur a ses complices ; — le galérien est rivé à un autre galérien. Mais l’exilé partout est seul.

Ne peut-il donc révéler son nom ? N’est-il pas d’heureux rivages 80 que son pied pourrait toucher sûrement ? N’est-il pas de pays libres qui l’accueilleraient avec joie ? Des femmes exceptionnelles ne s’attacheraient-elles pas à lui, en raison même de son malheur ? Enfin ne sont-ils pas errants par milliers, ceux qui partagent son sort et recherchent sa main ?

Hélas ! hélas ! le monde est bien vieux, les nations bien pressées les unes contre les autres, les hommes bien petits et les femmes bien vénales, aujourd’hui que l’Europe ne tourne que par bonds sur son essieu vieilli. Nous n’écrivons pas un roman, mais une triste histoire, malheureusement trop vraie.

Hélas ! il n’est pas de pays où l’exilé soit en sûreté. Où qu’il aille, il connaîtra l’avilissant attouchement de la main policière. — Car toutes les polices sont sœurs, comme toutes les libertés.

Hélas ! il n’est pas de rivage où ne soit amarré, brillant sous ses agrès, le navire qui doit l’emporter à la mer. Ou s’il veut trouver un asile plein de douleurs, qu’il aborde sur les blanches falaises d’Albion ou de New-York. — Là du moins, la glorieuse race des Saxons lui laissera la liberté de mourir de faim !

Hélas ! parmi ceux que le sort lui donna pour compagnons, il n’en est pas un qui ne soit son rival. — Car la maigre concurrence de l’oisiveté, de la misère, et de l’ambition sans mobile, s’est déchaînée sur eux !

Hélas ! il n’est pas de femme qui puisse lui prodiguer son amour. — Car la main qui le touche sera maudite, les yeux qui le regardent pleureront, et les joues qu’il effleure rougiront de honte.

Hélas ! il n’est pas d’homme pour qui son amitié ne devienne un fardeau. — Car il est difficile de patroner auprès du monde l’homme qui ne se recommande à ses faveurs que par la haine qu’il lui porte.

Que l’exilé reste donc ce qu’il est : un homme sans nom. Que, fasciné par de décevantes promesses, il n’aille pas compromettre son tranquille anéantissement, le seul et amer bénéfice de la proscription. Qu’il n’évoque pas lui-même, du fond de son sépulcre, l’Injure à la voix avinée, le Mépris au front chauve, le Dédain à l’œil gris, à la lèvre pincée !

81 La voix de mon cœur n’est pas étouffée cependant ; elle s’élève au contraire plus déchirante, plus impérieuse que jamais. Quoique je fasse pour la contenir, elle s’échappera, et ma douleur sera la seule jouissance que le monde ne puisse me ravir. Il me sera doux, naufragé sans espoir, de m’attacher çà et là, avec le délire que donne l’instinct de la conservation, aux rares débris de virile énergie, de passion généreuse et de vivace honneur qui aient surnagé du naufrage des générations précédentes.

Siècle de fer, d’argent et de fange, replet de corps comme un banquier chanceux ; plat de loyauté comme un billet de banque, siècle de bourgeois avilis, de femmes vendues, de Catilinas rabougris, de propriétaires faméliques, de calicots blâsonnés et d’épiciers dignitaires, parviendrai-je à te faire rougir en fatiguant tes oreilles de Midas des noms de quelques hommes, les seuls qui aient échappé au général rapetissement de l’espèce ?…

Non, tu te cacheras dans tes tripots et dans tes comptoirs, comme dans les joncs fangeux le royal amant de l’or. Et quand viendra le soir, quand la pâle orgie se lèvera, soûle encore de sa couche souillée, les coassements de batraciens immondes célébreront ta gloire.

Oh ! du moins j’aurai cherché à troubler ce concert d’admiration mutuelle, ce cri des grenouilles bourgeoises, courtisanes des ténèbres, qui ne savent faire autre chose que de demander des rois, et de se laisser croquer par eux !




DE PARIS À GENÈVE.


J’avais résolu de me rendre en Suisse. J’avais rêvé de ce pays, de l’Écosse, de l’Espagne, ces trois oasis que l’infatigable main de la civilisation n’a pas encore détruites. Ce n’est que bien plus tard et par réflexion que j’eusse songé à visiter Rome ou Londres, dont les artistes et les industriels m’avaient raconté tant de merveilles, mais tous dans les mêmes termes, avec les mêmes exclamations d’enthousiasme. Il me semblait que dans l’immense bassin de l’Océan, dans les plaines d’un firmament sans limites, dans des paysages déroulant à perte de vue leurs montagnes, leurs fleuves et leurs vallées, il y avait plus de champ pour la pensée.

82 La nature est assez riche pour satisfaire l’imagination de chacun, quelque variées que soient les impressions qu’on lui demande. Tandis que les découvertes industrielles et les tableaux des grands maîtres ne sont, après tout, que des copies d’harmonies naturelles, plus ou moins ressemblantes, plus ou moins marquées du sceau du génie, mais enfin, des copies. Cela peut être sublime ; sans doute d’innombrables perfections sont réunies ainsi dans un cadre infiniment plus restreint que celui de la nature. Mais ces chefs-d’œuvre sont dus aux impressions d’autres hommes, et ce sont les miennes que je cherche à la source où chacun les trouve.

Il est des esprits avides d’espace, de mouvement et de rêverie, qui ne peuvent comprendre la liberté dans un salon, l’originalité et la science véritable dans une conversation superficielle, des redites à la mode, et des tours de force de mémoire. Ils se persuadent que pour comprendre la nature sous un nouvel aspect, et pour y trouver une aspiration, il faut l’étudier dans tous ses mystères, et que les livres et les leçons des hommes ne nous profitent qu’autant qu’ils nous servent pour vérifier une impression puisée dans l’univers. Si j’étais contraint de reconnaître une autorité divine, je préférerais m’agenouiller devant le soleil des Chaldéens que devant l’Irrévélé des prêtres, réduit aux proportions d’une hostie sans tache.

Si ces pensées sont justes ou fausses, si elles sont innées ou acquises, si elles causent le bonheur ou le malheur des hommes, ce sont autant d’hypothèses sur lesquelles je pourrais, comme d’autres, développer une théorie. Je ne le ferai pas ; je dirai seulement que ces idées, puisées d’abord dans un naturel impressionnable, avaient été renforcées plus tard par les leçons systématiques et les admirations de commande sous lesquelles on avait prétendu courber mon intelligence.




Ce fut sans regrets que je quittai Paris, cette pourvoyeuse favorisée de la faim, de la prostitution et de la mort. Je la laissai, comme Sodome et Ninive, à l’orgie de son dernier banquet. Je n’allai pas non plus faire mes humbles adieux à la Faculté de Médecine, 83 réunion de docteurs qui récitent à de jeunes élèves ce que leur ont enseigné leurs vieux maîtres. Le peu que je savais, je l’avais appris moi-même, jamais je n’avais assisté à un cours, me souciant peu de meubler mon cerveau des nomenclatures grecques ou latines regrattées par les princes de la science.

Je ne portai pas davantage le deuil de ce grand monde où se démênent tant de petites ambitions, où brillent tant de petits esprits, où ne parviennent que les vers qui rampent au plus profond de la fange.

On ne me vit pas non plus pleurer sur des maîtresses d’un jour, manière d’exutoire physique ou moral qui vous cuit plus qu’il ne vous soulage, ni m’attendrir sur des amis qui me reniaient déjà, pressés qu’ils étaient de fouiller leur vie dans le fumier social ; ni sur ces connaissances banales dont chacun peut s’approvisionner amplement, et qui ne vous serrent la main qu’autant que votre position sociale est profitable à leurs intérêts.

Qu’essé-je fait à Paris ? Mon esprit n’était point touché par les brillants spectacles d’un luxe homicide ; je n’étais pas de ces Philintes de grandes villes qui ont tous les hommes pour « chers amis », et qui parcourent leur route en passant sur tous. Je m’en éloignai donc, et depuis bientôt cinq ans, je n’ai jamais désiré revoir cette fourmilière bruyante dont les habitants se rencontrent, se perdent, se croisent, se heurtent, se prennent et se quittent sans compter les uns sur les autres plus que de raison ; où l’on achète l’amitié, comme l’amour, à des êtres insolvables et vides d’affection.

Je m’écriai avec le Psalmiste : « Éternel ! délivre-moi, par ta main, de ces gens, des gens du monde dont le partage est dans cette vie, et dont tu remplis le ventre de tes provisions, tellement que leurs enfants en sont rassasiés, et ils laissent leur reste à leurs petits enfants. »




Mais un indicible serrement de cœur me prit quand je traversai ma Bourgogne natale. J’eusse désiré que devint plus lourd le galop des chevaux qui m’emportaient. C’était à la fin de juin, dans cette saison de l’année où la nature, encore parée de la verdure du 84 printemps nous promet déjà les fruits d’automne. Alors, le soleil brûlant de feux dépose sur les fruits à noyaux ces ardents baisers qui les font rougir comme des jeunes filles surprises par leur premier amant. Ces amours ne durent qu’un matin. Après quoi, jonchent le sol la framboise parfumée, la fraise qui se cache sous le voile de ses larges feuilles, et la cerise aimée des oiseaux. Après quoi, semblable à nous, pauvres humains, dont les prétentions diminuent à mesure que les années augmentent, le Dieu du jour adresse ses hommages aux beautés plus sévères de l’automne : la verte poire, la pomme qui se fond en eau, et les fruits d’Ibérie à l’épiderme d’or.

Ce fut un long adieu que j’envoyai à ces côteaux revêtus de leur robe verte ; à ces forêts que j’avais si souvent parcourues ; à cette paisible rivière d’Armançon dont je connaissais toutes les îles, aussi fraîches que des corbeilles de fleurs. Que de fois j’avais fendu ses ondes froides, que de fois je les avais frappées de mes rames ; que de luttes joyeuses, que de joyeux compagnons ! Tout cela fuyait dans le lointain.

Ô nature ! première et dernière maîtresse de l’homme, toi qui lui restes fidèle quand les autres le trahissent, pourquoi ne te voyons-nous pas toujours à travers le prisme de nos premières illusions ? Toi qui nous prodigues à tout âge d’émouvants spectacles et de tendres caresses, pourquoi ne pouvons-nous t’aimer deux fois avec des forces aussi neuves ? Ô fleur de jeunesse, si vite éclose, sitôt fanée ! pourquoi les mornes préoccupations sociales font-elles tomber dans ton blanc calice cette goutte de fiel qui, semblable à la tache d’huile, s’étend, s’étend, pour ne jamais disparaître ?




De nombreuses réflexions m’assiégeaient. Dans les moments critiques de notre existence, quand une barrière s’élève tout à coup devant le but que nous voulions atteindre, nous aimons à revenir sur notre passé, et à refaire notre avenir d’après les événements du présent. À ces heures-là, l’homme s’isole des objets extérieurs ; ses idées le dominent tellement que, loin de l’en distraire, le mouvement et le bruit ne font que les favoriser. Aussi, tandis que la diligence roulait vers la frontière du Jura, j’en étais arrivé à ce 85 point d’absorption et de béatitude qui nous fait désirer de voir s’allonger la route, afin de ne point quitter le coin de la voiture où nous avons fait de si beaux rêves.

Que ferai-je maintenant ? Mes projets sont renversés. Un jour a suffi pour disperser tout ce que je m’étais promis : clientèle, mariage, famille, vie privée et vie publique. Me voici nu, au milieu du monde, comme l’enfant qui naît. Tous mes traveaux sont perdus, toutes mes espérances flétries. Ma vie ressemble à un ver divisé ; le tronçon d’hier ne peut plus se souder avec le tronçon d’aujourd’hui : combien de fois les hommes la diviseront-ils encore ? Allons toujours ; prenons que je voie le jour pour la première fois : l’avenir est immense, le monde est vaste, et j’ai toute ma vie pour les parcourir. Fouette, cocher, tu emportes ma fortune !

Ainsi pensent les jeunes gens. Ne seraient-ils pas plus malheureux si, dès les premières étapes de la vie, ils en prévoyaient toutes les déceptions ?




— Fils de l’homme ! ajoutais-je, que laisses-tu derrière toi ?

Je laisse mon père, plus malheureux que moi-même. Il m’apprit le fier langage de la liberté ; et maintenant il faut qu’il se taise, et qu’il courbe sa tête grise sous un despotisme auquel j’échappe.

Fils de l’homme ! apprends à te détacher de ton père. La langue qu’il t’enseigna fut bonne pour son temps. Désormais, tu dois en parler une autre. Les vieilles convictions sont plus prudentes que les jeunes, et la flamme qui brûle dans un cœur de cinquante ans vacille comme les dernières lueurs d’un punch.

… Et je me séparai de mon père.

— Fils de la femme ! que laisses-tu derrière toi ?

Je laisse ma mère qui cherche dans quel endroit du monde elle pourra m’envoyer le tribut de ses larmes.

Fils de la femme ! il le faut, détache-toi de ta mère. Désormais, tu n’en auras plus d’autre que la Liberté. La voix de ta mère était caressante, quand elle te berçait, quand elle t’entretenait du bonheur domestique, de la médiocrité paisible, du foyer joyeux ; quand elle se plaisait à faire éclore ta vie sous ses baisers. La 86 voix de la Liberté est rude ; elle a trop d’enfants pour te préférer aux autres. Elle ne te répétera pas, dans ses chants d’amour, que la paix est ton partage, et que le bonheur naîtra sous tes pas. D’une main sèche, elle te montrera le désert de l’exil, les hommes ligués contre ta dignité, les choses conjurées contre ton indépendance.

Marche sans te retourner. Le monde s’étend devant toi ; tu le traverseras seul, et seul tu vivras. Et quand tu auras amassé quelques feuilles sèches pour t’étendre, le pied des hommes dispersera ton lit. Ton existence sera plus tourmentée que celle des sapins qui croissent sur les pics des monts.

Fils de la femme ! n’hésite pas cependant. Dans le cœur de ta mère, l’amour parle plus haut que la dignité. Longtemps sa voix défiera l’oppression qui te ravit à sa tendresse. Et puis sa fierté sera terrassée par la douleur. Quelque jour, elle deviendra suppliante, et te proposera d’acheter, au prix de l’humiliation, le bonheur de te revoir.

… Et je me séparai de ma mère.

— Fils de la patrie ! que laisses-tu derrière toi ?

Je laisse la France qui s’affaisse sous le fardeau de sa gloire éteinte. Elle épuise le peu de force qui lui reste dans l’anarchie, la concurrence et la corruption. Elle a rejeté sa brillante couronne, elle s’est agenouillée devant le veau d’or, comme les Hébreux au désert ; elle a fléchi le cou sous un empereur tiré de la fange, ainsi que Rome, à l’heure de sa décadence. Voici les hordes du Nord qui labourent ses flancs mutilés. Hélas ! hélas ! L’humanité ne peut-elle se régénérer que par la mort des grandes nations ?

Fils de la France ! poursuis ton chemin. L’humanité est plus grande que la plus grande des nations. Que ton âme s’élève ! Désormais, tu auras les peuples pour frères et la terre pour séjour ; tu changeras de climats et de cieux, comme les oiseaux voyageurs.

… Et je me séparai de la France.




Maintenant, génie de la Révolution, pitié ! À ta voix j’ai tout quitté, patrie, famille et mère, doux songes que je ne reverrai plus. 87 Cependant toutes ces choses sont chères à l’homme ; et ces séparations font saigner mon cœur comme un membre arraché. Est-ce seulement le regret ? Est-ce déjà le remords ?

Homme sans raison, me répondit alors une voix intérieure, si tu te repens de ce qu’il te plaît d’appeler des sacrifices, reviens sur tes pas, retourne dans cette France qui t’ouvrira ses prisons, revois les rues pressées de ta ville natale où les enfants te poursuivront d’injures, cours tendre la main à des gens qui la repousseront. Rentre sous le toit paternel où tes pas seront surveillés, les pensées surprises, tes projets déjoués, et tes plus chères études troublées à tout propos. Qui te retient ? La Révolution n’a-t-elle pas assez de serviteurs, et la comptes-tu parmi ces femmes qui cherchent des amants à la faveur de la nuit ?

Alors je compris que la guerre était dans la nation comme dans la famille ; que les concitoyens et les frères et les fils et les pères étaient ennemis ; que partout, la liberté et la servitude étaient aux prises ; que le bonheur ne pouvait pas se trouver dans un pays asservi, chez des parents esclaves. Oh ! s’il existait une terre, un foyer où des hommes libres fussent réunis par l’attraction et reliés par la justice, je sens, moi proscrit, que je baiserais cette terre avec amour et que je me réchaufferais bien à ce foyer. Le cœur de l’homme est trop petit pour battre sur l’univers. Heureux ceux qui vivent dans les années paisibles où la discorde ne hurle pas au sein des villes ! Heureux ceux qui peuvent être fils, époux et pères ; et bénir la patrie sans renier le monde, sans cesser de s’estimer eux-mêmes, sans implorer le despotisme et s’humilier devant lui !

Nous sommes loin de ces jours et de cette patrie. En juin 1849, une terreur générale pèse sur la France. La Délation, amaigrie par les veilles, marque ses victimes de porte en porte ; on se surveille, on se craint, chacun redoute de parler dans l’oreille de son voisin. La confiance et la dignité sont remontées au ciel ; les hommes se déchirent. Ô pudeur ! le mouchard est canonisé, le père est vendu par son fils, et l’amant par sa maîtresse !

C’est un de ces temps où les gens honnêtes sont livrés à la discrétion des estafiers, où la police se soûle de vexations et d’insolences, où l’on persécute pour le plaisir de faire souffrir. Un temps où l’on ne danse plus au village, où les cabarets sont fermés, où les chiens hurlent dans la solitude, où l’herbe croît dans les rues ; les 88 veillées ont cessé dans les granges, le cheval reste à l’écurie, et le fusil au crochet de la cheminée noire.

Le laboureur trace le sillon sans chanter ; le postillon laisse dormir son clairon oublié ; les soldats foulent les moissons et s’installent d’autorité dans les maisons particulières ; les nacelles se balancent dans les ports. Tout homme est suspect qui ne crie pas avec les autres : vivent la Terreur et la Mort !

La foule accourt sur le passage des voitures publiques, et mille regards soupçonneux scrutent les voyageurs. Sur les portes des auberges, on ne voit plus les jeunes filles accortes, mais le grossier gendarme qui traîne avec complaisance son grand sabre sur le pavé. Honte et confusion ! Je crois valoir mieux que les jeunes gens qui servent l’injustice.




Adieu donc nation avilie ! Fors l’honneur il te reste tout, armes, force et science, dont tu as désappris l’usage. Dors ton lâche sommeil et puisse te poursuivre le cauchemar de la Peur ! Je te quitte sans regret et sans espoir, emportant le sourire de ma mère, les grandes voix de la prairie, de la montagne et de l’eau. Si jamais je reviens dans ma ville, mon chien et mon cheval seront morts, mon fusil rongé par la rouille, mes livres et mes instruments égarés, la maison vendue, le bois, les rochers et la verte rivière bouleversés par des rails. Mes parents pencheront vers la tombe, et mes cheveux auront blanchi. Ceux que je vis enfants seront devenus pères ; ceux que je connus hommes auront le dos voûté. L’herbe recouvrira les inscriptions funèbres ; les couleurs des maisons auront disparu sous la pluie, les arbres tomberont de vieillesse ; et la première chose qui frappera ma vue sera le marteau de notre porte oxydé et ramolli. La faulx du temps est toujours aiguisée contre les ouvrages des hommes. Seuls, le souvenir et l’espérance nous donnent quelques instants de bonheur.




Cependant la diligence, courant à toute vitesse, suivait la route sinueuse qui conduit de Besançon à Pontarlier et que la main des hommes a jetée, comme une écharpe, autour de la taille du Jura 89 géant. J’approchais des frontières françaises. Déjà le vent des monts m’apportait le parfum des mélèzes et de l’herbe aromatique. J’entendais le torrent mugir dans les profondeurs de l’abîme, et parfois je le distinguais au milieu des rocs boisés, comme une veine profonde entre deux os de la main d’un vieillard. Déjà je me croyais en Suisse.

Beau val d’Ornans ! entrailles de granit que déchira la foudre, et dont l’eau vint ensuite rafraîchir les blessures ! Blancs villages adossés au squelette de la nature, et qui puisez dans les eaux la richesse et la fécondité ! Un jour je vous reverrai libres comme le ciel et le Jura qui vous protègent ! C’est au milieu des grands bouleversements de la terre que les grandes révoltes naissent. Rien, pas même le Grutli consacré, n’a pu me faire oublier la vallée sauvage où je respirai pour la première fois ton souffle vif et pur, ô liberté des monts !

Dans ces temps de guerre civile, les frontières de France étaient hérissées de douaniers. Les plus habiles limiers avaient été envoyés dans toutes les directions pour traquer les proscrits. Il me fallait passer à travers les mailles serrées du filet. Tout petit poisson que j’étais, j’eusse été de bonne prise ; et la main crochue de la police ne m’aurait pas relâché pour me laisser grandir.

À Paris, mes amis m’avaient recommandé aux soins d’un conducteur grâce auquel mon voyage s’était effectué jusque-là sans obstacles. Cet homme, comme tous ceux de sa profession, aimait le bruit, le choc des verres, les paysages pittoresques, les chevaux qui marchent vite, les hommes qui ne s’endorment pas, le mouvement et le pêle-mêle des cités soulevées. C’était un de ces révolutionnaires artistes qui meurent d’impatience sur l’impériale de leur voiture, alors qu’ils sont forcés de tourner le dos aux coups de fusil, et qui s’estiment heureux quand il prend fantaisie au peuple de retourner leur diligence pour commencer une barricade. Une demi-lieue avant d’arriver à Pontarlier, il arrêta ses chevaux et me fit entrer dans une auberge où il m’offrit le vin d’adieu. Puis, m’embrassant, il me remit entre les mains d’un contrebandier.

Ce conducteur était bon. Une heure plus tard, sans doute, il m’avait oublié pour se divertir avec d’autres. Mais quand il se sépara de moi sa voix était émue, et je me sentis pris d’une 90 indicible tristesse en l’entendant fouetter son attelage dans le lointain. C’était le dernier être qui connut mon nom, mes antécédents et mes amis, et qui pût m’aimer ou me haïr avec connaissance de cause. Le lien fragile qui me rattachait encore au passé venait de se rompre. Désormais, je devais rester impénétrable à tous.

Que nos sympathies sont étranges ! Je n’avais jamais vu cette homme, je ne le reverrai jamais sans doute ; mais j’avais passé, sous sa protection, quarante-huit heures critiques. Sa bienveillance s’est gravée pour toujours en moi.



Personnage muet, le contrebandier me regarda jusqu’au fond des yeux, éclaira sa pipe noire, chargea mes effets sur ses épaules, et me conduisit par des sentiers étroits jusqu’à l’entrée d’un chalet caché dans un de ces massifs de sapins si nombreux au milieu des collines du département du Doubs. Je le suivis, respectant sa réserve.

La nuit, de son pied paresseux, montait lentement dans le ciel. La lune était brillante, et pas une des étoiles curieuses ne manquait à la splendeur que le ciel déploie sur la terre pendant les nuits d’été. Cependant, je ne vis le chalet hospitalier que quand le contrebandier heurta par trois fois à la porte solide. Tant il était caché dans la verdure, comme un nid d’oiseau, et tant on avait pris soin d’éteindre toute lumière à l’intérieur.

À l’appel de mon guide, une aigre voix de vieille femme répondit : — Qui va là ? — « Jura et libre commerce », murmura l’homme dont j’entendais la voix pour la première fois. Aussitôt les verroux crièrent, une chaîne de fer fut levée avec précaution, et la porte roula sur ses gonds. La vieille alluma dans l’âtre l’extrémité soufrée d’une tige de chanvre et la présenta à la mèche d’une petite lampe.

Alors on me fit descendre, par une trappe, dans une sorte de cave étroite, où je vis des ballots de marchandises déposés çà et là, sans désignation. Un homme ronflait, étendu sur une large caisse couverte de foin. L’air était chaud et rare. Je me demandai comment ces hommes des montagnes pouvaient vivre dans une atmosphère où j’avais peine à respirer ? C’est que la misère et 91 l’habitude sont les mieux obéis et les plus persévérants de nos maîtres.

« Holà ! Rémi, dit mon compagnon ; il fait nuit déjà, et ce gentil bourgeois que j’amène ne se trouve pas fixé de ce côté-ci de la frontière. Il est temps de nous mettre en route, d’autant qu’il y aura de la peine à passer. Le diable a mis le feu à toutes ses lanternes là-haut, et les douaniers verront encore assez clair pour nous saluer comme des gens qui ont appris à vivre ».

Le dormeur se frotta les yeux, assurément pour y voir plus clair que les douaniers. Puis, s’habilla promptement, rangea mes malles dans un coin, serra deux pistolets autour de sa ceinture, passa sa carabine sur l’épaule, et fixa son prix avec moi en faisant valoir la clarté de la lune et la beauté dutemps, comme les bateliers font valoir la tempête.




LES CONTREBANDIERS.


Nous partîmes ; eux sans émotion, comme des hommes qui font leur métier ; moi rêvant aventures, et ravi de me trouver dans une compagnie aussi extraordinaire. Le conducteur m’avait recommandé de n’avoir dans les contrebandiers qu’une confiance limitée ; je me tenais donc renfermé dans un silence défensif que j’étais bien décidé à ne pas rompre le premier. Règle générale, l’homme qui a quelque chose à cacher fera bien de ne pas parler. Il est difficile de ne dire que ce que l’on veut. J’ai connu beaucoup de gens qui avaient cette prétention, et qui se sont repentis d’avoir trop présumé d’eux-mêmes. En écrivant ceci, je me gratte où cela me démange.

Au bout d’une heure de marche, Rémi, qui paraissait le chef de l’entreprise sous la raison sociale de laquelle on me transportait en Suisse, entama la conversation par cette apostrophe peu démocratique : « Quand donc, vous autres Parisiens, cesserez-vous de faire du bruit pour rien ? Chacune de vos révolutions manquées fait pleuvoir douaniers et gendarmes sur le Jura, et nos petites affaires en souffrent. Avec cela, tous tant que vous êtes, vous arrivez ici 92 sans un sou vaillant, et c’est un triste commerce que de risquer sa peau pour sauver la vôtre ».

— « Quoi ! m’écriai-je, vous, que les autres hommes traquent, emprisonnent et tuent, bandits des montagnes, vous êtes aussi contre la Révolution ? Par le ciel et la nue, par l’air libre que tu respires, par l’échine des montagnes que foulent tes pieds nus, contrebandier, tu es le complice de tous ceux qui se sont révoltés contre la civilisation, et qui veulent supprimer les barrières qui séparent les peuples. Tu es de la grande famille des êtres qui demandent une place au foyer social et dont l’activité se consume dans les dangers d’une existence réputée criminelle. Tu es le frère de l’insurgé qu’arme le désespoir, du voleur que la faim conseille, de l’assassin, de la fille qui vend son honneur. Tu es mon frère, à moi proscrit, qui ne sais où je serai demain ».

— « Paroles de jeune homme ! reprit le contrebandier. La terre est plus près de nous que le ciel. L’homme vit d’abord de pain, et puis de pensées, s’il en a le temps. Celui qui respire dans l’avenir ne trouve pas toujours sa nourriture dans le présent. Vous autres, rêveurs, vous vous représentez la Prohibition comme une marâtre au sein flétri de laquelle les hommes puisent la mort. Nous, réalistes, nous la connaissons mieux. Il est des accommodements avec elle ; la douane et la contrebande sont ses filles amies. Dans certains temps, notre commerce ne laisse pas d’être lucratif comme celui de l’État.

» En deux mots, voici l’exposé de ma morale pratique :

» La société ressemble à un vaste camp de voleurs. Chacun y dresse sa tente où il peut, comme il peut, aux dépens de son voisin. Il en est dont le vol est protégé, et qui acquièrent honneurs et richesses. Ce sont ceux qui ont trouvé la terre inculte, l’argent brut, les intelligences en friche, et les hommes disposés à l’esclavage. Ceux-là sont les premiers occupants, les propriétaires, les exploiteurs, les diplômés. La loi fut faite par eux ; le gouvernement doit fonctionner à leur profit. — Il en est d’autres qui sont arrivés quand toutes les places étaient prises, et qui cependant ne peuvent se passer de vivre. Ils jettent un regard de désespoir sur le sol entouré de murs, sur l’argent entassé dans les coffres-forts, sur le pain gardé par les grilles de fer. Ils demandent du travail, et l’on repousse leurs bras ; ils demandent de la terre, et à peine 93 on leur accorde une place dans la fosse commune ; ils demandent de l’instruction, et l’instruction ne se vend qu’à ceux qui peuvent la payer.

» Dans un pareil état de choses, ces derniers n’ont que deux partis à prendre. — Ou bien, ils serreront les poings, et se raidiront contre l’injustice qui les réduit à l’oisiveté et à l’inanition. Ils se placeront ainsi hors la loi et hors la société. Une fois engagés dans cette voie, ils ne pourront vivre que par l’excès même du vol et du meurtre. Cela les mènera droit au bagne ou à la guillotine. — Ou bien, ils tendront leurs mains suppliantes, adouciront leur voix, et se feront aussi petits que possible pour trouver l’abri d’une porte sous un palais, une monnaie de billon entre deux piles d’écus, un morceau de pain entre deux plats d’or, un passage entre deux rochers.

» Ce dernier procédé est le plus sûr. Quand on l’adopte, on en est quitte pour porter la livrée, pour laisser prélever la part du lion, pour mordre sa langue, et assouplir ses reins. D’abord cela coûte ; et puis l’habitude nous rend plus dociles que des chiens. Tenez, la vieille société est bien forte encore sous son armure de fer ; son haleine de soufre et de charbon est préparée par de puissantes machines, ses cheveux sont les baïonnettes de milliers de soldats, sa bouche est une gueule de canon toujours prête à vomir la mort ; elle a les ongles crochus de l’usurier, et ses pieds reposent sur la large base des tribunaux. Ce n’est pas nous qui verrons se dissoudre cet organisme formé par les siècles.

» Jeune homme ! moi aussi j’ai rêvé gloire. Alors j’avais vingt ans ; je lisais les histoires des brigands fameux, et mon cerveau bouillonnait dans mon crâne. Alors, j’aiguisais la lame de mon stylet sur les meulières rouges, et ma carabine n’était jamais vide. Malheur au commis qui me barrait le passage ! C’était un homme mort. Mais maintenant, j’ai trop vu de gelées blanches pour préférer l’aveugle témérité à la prudence clairvoyante. Je me fais vieux ; mes muscles d’acier se détendent, ma pensée n’a plus la même vigueur. Je redescends la pente que vous commencez à gravir, et nous nous rencontrons sur la grande route de la vie, vous tendant les bras vers l’étoile du matin, moi fléchissant les genoux vers la tombe. Poursuivons notre chemin comme la nature nous 94 guide. L’herbe pousse verte et retombe jaunie ; l’arbre s’élève et s’étale, puis son tronc retourne à la terre.

» À mesure que je deviens moins fort, je me fais plus hypocrite. Chacun pour soi et Dieu pour tous, telle est ma devise aujourd’hui. Mon seul but est de me concilier mes ennemis en les intéressant dans mes entreprises. Ainsi je vivrai plus tranquille, et je pourrai m’assurer une vieillesse honorable en rentrant dans une société qui considère quiconque paie. Les privilégiés sont moins courageux que nous, et cependant il nous ont divisés. Nous sommes affaiblis par de continuelles privations, empoisonnés par des jouissances corrompues. La force réduit les plus fiers. Que j’aille confier à mon voisin le secret d’une conspiration, et mon voisin me vendra. Cela est de bonne guerre. Ah ! pour rassembler dans une commune vengeance tant d’hommes déshérités, il faudrait d’immenses richesses. Ce n’est pas moi, pauvre diable, qui redeviendrai fou au point de tenter la fortune.

» Vous vous élancerez plein d’espoir sur la route de la vie, chantant comme le voyageur qui commence sa première étape. Les jambes sont reposées le matin, l’air est frais, l’horizon semble propice. Tant mieux pour vous si vos illusions ne sont pas déchirées trop tôt, si la tempête ne déploie pas ses ailes noires sur votre ciel serein. Mais le jour viendra où vous serez trahi par votre ami, où vous serez trompé par les hommes que vous admiriez le plus, où votre maîtresse s’abandonnera aux embrassements d’un autre, où vous trouverez une goutte de fiel au fond de votre coupe, un pli sur votre front, un cheveu blanc parmi vos cheveux noirs. Et ce jour de deuil survient d’autant plus vite que notre enthousiasme est plus grand et nos pensées plus actives. Pour vous, ce jour sera demain : croyez-en l’expérience d’un homme mûr ».




Ô les poètes ! Ô Béranger ! Voilà pourtant les beaux fils que vous donnez à la Liberté ! Vous nous les représentez, le pied ferme, sur la crête des monts, et les cheveux tourmentés par la tempête ; leur voix est plus forte que celle de l’avalanche, et leurs bras plus durs que les serres de l’aigle. Vous leur donnez conscience de leur haute mission, vous en faites des redresseurs de 95 torts qui déchirent de leurs balles le sein de la nuit et la poitrine des douaniers. Et quand nous venons à les approcher, nous trouvons que toute l’ambition de ces nobles bandits est de devenir épiciers. J’aurais voulu que les réformateurs imbéciles, qui nient l’intérêt et l’égoïsme, eussent pu entendre cet homme, et apprendre de sa bouche de fer qu’il faut compter avec toutes les passions, si l’on veut être compris par les hommes.

Au surplus, au point de vue de son intérêt présent, les discours de cet homme étaient sensés. Le rouage principal d’une machine commande tous les autres. Dans le corps humain, quand les vaisseaux profonds sont obstrués, il s’en forme de nouveaux à la surface qui ont la même structure, la même direction et les mêmes germes de maladie que les anciens. La contrebande est organisée comme la douane ; l’une enfante l’autre, elles ne périront qu’ensemble. Toute la différence entre elles, c’est que la contrebande est une contribution prélevée sur le public par d’autres employés que ceux du gouvernement.




... Ainsi nous devisâmes toute la nuit, gravissant des sentiers escarpés, descendant des pentes abruptes, heurtant nos pieds à des pierres pointues, dents canines du vieux Tellus. Souvent nous longions de profonds ravins ; souvent, sur le granit glissant, nous pouvions à peine avancer. D’autres fois des pas se rapprochaient de nous dans les ténèbres, et nous forçaient d’abandonner le chemin battu. Mes guides couraient, comme des chamois, sur le flanc des montagnes ; moi je fatiguais ma voix et mes poumons à les suivre.

Au point du jour, nous avions franchi les deux lignes de douanes françaises ; nous avions laissé sur notre gauche le fort des Rousses, avec ses fortifications, ses ponts-levis et ses canons. Nous étions arrivés à Saint-Cergues, dernier village suisse, très rapproché de la frontière. Je m’arrêtai là, me proposant de découvrir le lendemain, du haut de la Dôle[1], la terre qui me donnait asile.




LES FRONTIÈRES.


96 Avant de me séparer des contrebandiers, je voulus savoir d’eux les limites de la Suisse et de la France. Ils me montrèrent une ligne irrégulière, à peine indiquée ici par un ruisseau, là par un bouquet d’arbres, une vertèbre de pierre ; et dans les endroits plus nombreux où la nature n’avait pas posé son cachet, par des bornes, des bureaux de douanes, des forts et des postes, ouvrages des hommes.

Comme l’enfant et l’aveugle aiment à donner une forme exagérée à une pensée qui les frappe vivement, ainsi moi, qui n’avais jamais quitté mon pays, je me représentais l’étranger avec quelque figure monstrueusement difforme, une barbe rousse, une peau graissée, des mœurs féroces, une ignorance et un costume de barbare. Il me semblait que de grandes différences devaient exister entre des hommes qu’on sépare comme des pestiférés. Et comme l’on m’avait répété sans cesse que les Français étaient supérieurs aux autres peuples, je me figurais qu’un Suisse était un homme des bois.

Voilà pourtant le déplorable résultat qu’amènent les préjugés nationaux et l’éducation universitaire. Par tous moyens, par les jouets qu’on met entre leurs mains, par les chants qu’on leur apprend, par les récits fantastiques des guerres, par les tableaux, par le théâtre, les arcs de triomphe et les colonnes qu’on leur fait admirer, par l’histoire qu’on leur enseigne à réciter comme un hymne constant à la gloire nationale, on donne aux enfants les notions les plus fausses sur l’humanité. On leur apprend à ne voir dans les autres peuples que des fonds de tableaux qui font ressortir l’illustration du leur ; on leur enseigne la haine et le mépris pour l’étranger.

Et puis, quand ces enfants sont devenus hommes, on leur parle soudain de fraternité universelle, de sainte alliance des peuples, et pour code de patriotisme, on leur fait lire Béranger, le poète de tous les fétichismes populaires, dans lequel ils trouvent à la fois l’exaltation du chauvinisme, des strophes à la solidarité des peuples et des apothéoses de Napoléon.

97 Cela se passe dans tous les pays, et principalement en France. C’est ainsi qu’on dispose les hommes à s’entredéchirer, et à oublier qu’ils sont tous frères par des besoins et des tendances communes. C’est ainsi qu’on recrute les esclaves du premier ambitieux ou du premier sabreur venu.

Cependant, des deux côtés de cette frontière, vivent des hommes qui se comprennent, s’accommodent du même climat, dont les mœurs et les intérêts sont les mêmes. En deçà comme au-delà de cette ligne étroite, les jeunes hommes et les jeunes filles aiment de même ; il y a les mêmes liens de famille, les mêmes cultures dans les champs, les mêmes industries dans les villes, les mêmes notions du bien et du mal, du faux et du vrai, du laid et du beau.

Et je me demandais : quoi donc durera le plus, de cette limite arbitraire, déjà tant de fois changée selon le bon plaisir des rois, ou des Alpes immenses jetées par la main de la nature entre l’Italie, l’Allemagne et la France, parce que ces peuples ont des caractères distinctifs ? Quels disparaîtront le plus vite, les forts et les octrois, ouvrages des fourmis humaines, ou le génie commun à la France, à la Savoie et à la Suisse française ? À qui restera la victoire, à la nature ou à la diplomatie ?




Si j’examine le corps de l’homme, disposé d’après le même modèle que le corps de l’humanité, je vois bien que les appareils divers ont une structure et des fonctions différentes, et qu’ils sont entourés de membranes qui leur constituent comme des atmosphères protectrices et des frontières naturelles. J’observe de plus que ces diversités sont nécessaires pour entretenir l’harmonie générale.

Mais je remarque aussi que ces moyens de protection ne deviennent jamais nuisibles, et que la nature n’a pas obstrué les vaisseaux qui portent à tous les organes la part qui leur revient des richesses communes. Au contraire, elle les a placés de la manière la plus favorable au cours du sang. Elle les a fait serpenter dans les parties internes et profondes, elle les a entourés de graisse, de gaines et d’anneaux, afin qu’ils fussent garantis de toute violence, de tout frottement, de toute brusque contraction des parties 98 voisines, et que leurs fonctions réparatrices, les plus importantes de toutes, ne fussent jamais suspendues.

Quand une tumeur s’élève sur le trajet d’un vaisseau, quand des ligatures compriment les membres et s’opposent au passage du sang, il survient des accidents terribles. Au-dessus comme au-dessous de l’obstacle, il y a stagnation de sang non renouvelé. De là l’engorgement, l’infiltration, l’inflammation, les abcès, l’œdème, le dépérissement, la gangrène des tissus. Et comme tous les organes sont solidaires, ce désordre local amène bientôt une altération générale de la constitution.

— Le système prohibitif produit les mêmes troubles dans l’humanité que la compression artificielle des vaisseaux chez l’homme. Là où devrait régner l’abondance, par le libre échange des biens généraux, il amène l’encombrement et la disette dûs à l’avidité particulière.

Chaque terre produit ses fruits. Chaque nation cultive l’industrie, les sciences et les arts qui lui sont propres ; elle a son génie. C’est ce génie qui est naturel, indispensable, indestructible, afin que les peuples se conservent aussi différents que les épis des blés, que les vagues de l’Océan, que les hommes enfin.

Mais de même que les organes de l’homme échangent librement entre eux les liquides nourriciers du corps, de même les nations, qui sont les organes de l’humanité, doivent échanger librement les produits qu’elles retirent, par le travail, du sein de la nature.

Qu’on ne m’accuse pas de rêver, pour les hommes ou pour les peuples, une stupide et impossible uniformité communiste, alors que je ne demande que la juste répartition des biens nécessaires à la vie. Entre celui qui professe le dogme de l’égalité des personnes et celui qui ne réclame qu’une équitable répartition des choses, il y a une différence capitale. Le premier est un Icarien, un despote ; le second sait concilier la liberté nécessaire à la vie de l’individu avec la solidarité indispensable à l’entretien de la société. L’examen le plus superficiel du corps humain suffira pour convaincre qui que ce soit de cette vérité. J’ajoute que je ne fais qu’exposer mes vues, tandis que les autoritaires entendent imposer leurs systèmes.

Avec la prohibition, tout ce qu’un peuple pourrait livrer de meilleur et de moins coûteux est proscrit chez les autres. Cette 99 disposition est également nuisible à la nation qui produit et à celles qui consomment. La première est obligée de vendre à bas prix chez elle les produits de bonne qualité dont elle regorge ; les secondes sont contraintes d’acheter à prix très élevé, sur place, les mauvais produits dont elles manquent. D’où résulte, pour chacune d’elles, un appauvrissement dans les richesses générales ; chez l’une par le défaut des rentrées, qu’eût produites une vente avantageuse ; chez les autres, par l’excédent des déboursés que nécessite un achat onéreux.

Et comme pour être utiles, toute consommation et toute production doivent être reproductrices de richesses générales, il suit encore que la production et la consommation des peuples ne sont utiles qu’à ceux qui les entravent. Avec le système de prohibition, plus une nation sera riche, industrieuse et favorisée par la nature, plus son aristocratie regorgera, et plus son peuple sera pauvre. L’Angleterre en est un triste exemple.

Les gouvernements sont les serviteurs des classes privilégiées ; les classes privilégiées ont monopolisé les richesses nationales. D’où il résulte que les gouvernements doivent imposer aux peuples des consommations de mauvaise qualité mais de provenance nationale.

Le gouvernement français, par exemple, interdit l’entrée de l’horlogerie suisse sur son territoire pour favoriser, envers et contre tout, une industrie nationale qui ne peut lutter ni pour la qualité, ni pour le prix. La Suisse, à son tour, frappe nos vins de hautes taxes, et oblige ses nationaux à boire la détestable piquette des cantons de Vaud et de Neuchâtel.

Partout il en est ainsi. Les fers d’Angleterre et de Belgique paient des droits exorbitants à nos frontières, tandis que nos ouvrages de luxe, nos livres, nos vins et nos spiritueux ne peuvent pénétrer ni dans les Îles Britanniques ni dans les Flandres. L’Espagne nous livrerait, à des prix modérés, ses vins généreux, ses olives et ses fruits d’or ; mais il nous faut payer très cher, parce que c’est le bon plaisir du gouvernement, les mauvaises oranges du midi de la France, les vins de Lunel et de Frontignan, et les Olives de Provence.

Et les peuples supportent cela, comme ils supportent tout le reste.

100 Dans l’homme comme dans l’humanité, aucun organe ne peut se dérober à la vie générale. Si c’est la santé qui règne partout, tous les organes en auront leur part ; si c’est la maladie, tous seront malades.

Je reprends ma comparaison. Si un obstacle s’oppose à la circulation, au poignet par exemple, les artères qui, par en haut, apportent le sang jusqu’à cette partie, et les veines qui le ramènent par en bas, s’élargiront peu à peu, afin que le cours du sang soit ralenti dans un passage qu’il ne franchit qu’avec peine. L’élargissement de ces vaisseaux leur fera perdre leur élasticité, ils ne chasseront plus le sang avec la même vigueur, et le laisseront stagner et former des engorgements. De proche en proche, cette disposition maladive s’étendra jusqu’aux autres parties, et enfin jusqu’au cœur, dont les cavités se dilateront outre mesure, et qui ne pourra plus remplir ses fonctions. Peu à peu les organes et les membres où ces vaisseaux passent pâliront, s’amaigriront et tomberont gangrenés, ils ne fourniront plus au corps leur part d’action et leurs fluides nourriciers. Partout, à mesure que la circulation sera interceptée, la vie s’éteindra graduellement. Enfin, avec le cœur, l’homme périra, comme un arbre sans sève, comme une campagne sans eau.

De même entre les nations. Dès que l’une d’elles ferme son territoire aux produits des autres, celles-ci sont obligées de lui répondre par des mesures analogues. Nulle ne gagna à cette défiance générale ; toutes au contraire dépérissent dans l’isolement, entre les frontières qui les compriment comme autant de ligatures. Les hommes ne seront jamais assez nombreux pour épuiser ce que la terre rapporte. Les produits, l’industrie et les conceptions de chaque peuple sont essentiels à la félicité de tous. Établir un système de prohibition autour d’un pays, c’est le priver des meilleurs produits de l’univers. La vie de l’homme est-elle donc trop longue et ses organes trop faibles pour qu’il se prive lui-même des rapides jouissances et du bien-être précaire qu’il peut trouver ici-bas ?

Qu’on n’étreigne plus les nations entre des lignes de douane. Cela les flétrit comme des membres comprimés ; cela ruine l’humanité et la fait mourir de faim. Ne craignons pas que les caractères nationaux disparaissent parce que nul obstacle ne s’opposera plus 101 au bien être des peuples. Ces caractères sont aussi ineffaçables que les diversités imprimées partout sur le corps géant de l’univers.




SOUVENIRS.


Les souvenirs gravés dans le cœur sont les seuls qui ne s’effacent pas, et quand elle nous en raconte d’autres, notre mémoire nous fatigue, comme une radoteuse qui n’est plus bonne à rien.

Il y a cinq ans, je vis pour la première fois la Suisse du sommet du Jura. Je vivrais des milliers d’années, que je n’oublierais jamais ce sublime spectacle. Je reviendrais aux mêmes lieux, par une matinée aussi sereine, jamais je n’y retrouverais des impressions aussi fraîches, une illusion aussi complète que la première fois.

C’est que la nature n’est que le cadavre aux belles formes que galvanisent nos pensées ; c’est que l’enthousiasme débordait de mon âme, coupe incessamment vidée, incessamment remplie ; c’est que je n’avais pas encore respiré l’haleine des autres hommes, et qu’elle n’avait pas terni le cristal de mon imagination, comme la vitre sur laquelle on souffle par une matinée froide.

C’est la loi. Notre œil s’aplatit, et notre vue devient faible à mesure que nous avançons en âge ; notre oreille ne saisit plus les sons que d’une manière confuse ; notre voix se casse et nos idées gèlent dans notre cerveau en même temps que nos cheveux blanchissent au dehors. Jamais le même tableau n’a fait naître deux fois en nous les mêmes réflexions. Heur et malheur ! La Providence nous épargne l’uniformité de la vie, mais elle nous la fait voir sous des couleurs plus sombres à mesure que nous la parcourons. Elle ne veut pas que, séduits par la beauté du paysage, nous nous reposions trop longtemps sur le bord du chemin.

La pierre se couvre de mousse quand le pied de l’homme ne la déplace pas ; le gui s’attache au chêne qui a cessé de croître, et la graisse déforme l’animal qui reste renfermé dans l’étable. L’homme aussi vit peu, qui foule toujours le même sol, et dont la pensée s’agite constamment dans le même cercle.

102 Place à l’étoile qui file, au tonnerre qui gronde, à la vague qui bondit, à l’air qui court, aux peuples envahisseurs ! La vie, c’est le mouvement ; le monde ne se conserve que par les révolutions. Aussi longtemps que me soutiendra la voix de la Liberté, aussi loin que pourront me porter mes ressources, aussi profondément que pourra pénétrer ma pensée,… j’irai.

« Homme marche ! Le ciel est devant toi et l’enfer derrière. »

Si mon corps, limité dans le temps et dans l’espace, ne peut quitter aujourd’hui, 28 août 1853, les lieux où la médiocrité l’enchaîne, au moins je laisserai mes souvenirs, ces larmes du cœur qu’aucune main ne peut comprimer, je laisserai mes souvenirs revenir lentement, comme des vieillards, sur le sillon rapide que tracèrent mes jeunes espérances. Aussi bien, les objets ne sont distinctement perçus qu’au foyer lumineux qu’entretient le choc de nos comparaisons. Je rapprocherai donc mon passé plein de rêves de mon présent gros de réalités, ce que j’éprouvais à vingt-quatre ans, en sortant de mon pays pour la première fois, à ce que j’éprouve à vingt-huit, après avoir vu des contrées et des hommes si différents les uns des autres. Ainsi je pourrai mesurer les débris des enthousiasmes, des déceptions, des admirations, des erreurs, des préjugés, des convictions et des sentiments divers que quatre années d’exil ont accumulés sous mes pieds. Je le répète, celui-là est un crétin, qui prétend conserver toujours les mêmes idées au milieu de l’univers sans cesse en mouvement.

Ce jour-là, je voyais, du haut de la Dôle, flamboyer sur les collines des drapeaux rouges qui portaient ces mots : Grandson, Morat, Sempach, Morgarten et Fribourg. Je voyais la grande ombre du Libérateur marcher d’un pas assuré sur les pics de glace. Derrière les hauts rochers, il me semblait distinguer les guerriers de Nœfels, prêts à les rouler sur de nouveaux oppresseurs. Au loin, j’entendais la trompe du pâtre qui rassemblait les troupeaux, et je lui prêtais les belliqueux accents de la trompe d’Altorf appelant au combat les fils de l’Helvétie.

Alors je m’écriais : Suisse ! refuge de la liberté, je t’aime comme l’arabe altéré l’oasis des déserts ; je t’implore, comme le marin en danger implore Notre-Dame-de-Bon-Secours. Tu es ma vraie patrie.

103 Salut ! ton front est ceint de la radieuse couronne de vingt-deux cantons souverains. Tu tiens à la main la hampe de ton drapeau rouge, dans les plis duquel, blanche et pure, se dessine la croix fédérale. À tes pieds sont des chaînes et des casques brisés.

Salut ! grands lacs, coupes de granit toujours pleines, qui naissez dans les entrailles de la terre et mourez dans les abîmes de l’Océan. Salut ! collines où les plus beaux des troupeaux errent en liberté. Salut ! sapins qui, vivants ou morts, résistez à la fureur des vents.

Salut ! Genève, Bâle, Zurich. La Chaux-de-Fonds, cités de l’industrie ; — Argovie, Thurgovie, Fribourg et Vaud, chers à l’agriculture. — Salut ! Glaris, Zug, Saint-Gall, Grisons, Valais, Soleure, les sites les plus sauvages de la terre habitée. — Salut, Appenzell, blotti dans la verdure ; Schaffouse, que le Rhin quitte à regret et regarde en s’attardant sur l’arête de sa cascade. — Salut ! Schwitz, Uri, berceau de Tell et de l’indépendance. Salut ! Lucerne aux mille clochers. — Et toi, Berne la fière, froide et sombre comme une des grandes reines qui régnèrent sur le Nord.

Gloire à toi, Suisse, mère de citoyens libres, travailleurs et heureux !

Mais depuis… j’ai habité deux ans la démocratique Helvétie, et j’ai vu les campagnes morcelées, les montagnes déboisées, les héritages clos, les richesses et le bonheur gaspillés par l’usure ; — les intelligences courbées sous une instruction dictatoriale, les consciences endormies par des ministres intolérants ; — les constitutions épuisées par des maladies honteuses, la prostitution battant les murs de sa tête méprisée ; — les hommes accroupis devant des tonneaux de vin, les femmes visant au bel esprit ; — le droit d’asile violé, la fierté nationale humiliée par les grandes puissances, l’antique bonne foi dédaignée ; — une justice vénale, des gouvernements oppresseurs, les libertés communales successivement envahies par un système brutal de centralisation ; — les villes ennemies les unes des autres, les enfants de la République vendus aux rois en vertu de pactes odieux, — des hôpitaux pleins et des palais vides ; — une aristocratie dédaigneuse, un peuple qui s’est livré.

Depuis, j’ai compris qu’une nation ne pouvait pas être et avoir été ; que la civilisation avait pénétré jusque dans les gorges des Alpes ; que le règne du banquier, du commerçant et du bourgeois 104 s’était étendu sur toute la terre, et que la tyrannie gouvernementale trônait dans les pays les mieux abrités. Depuis, j’ai compris qu’il n’y avait plus de nation suisse, mais que ce sol, comme tous les autres, était déchiré entre le parti du présent et celui de l’avenir.

L’étendard fédéral, les noms des grandes batailles et des grands libérateurs ne sont plus guère que des emblèmes respectés. Nous n’en sommes plus aux grandes luttes du patriotisme. La Suisse n’est plus qu’une belle nature sans voix, une statue sans âme, une femme sans amour et sans foi.

Il le fallait ainsi. Pour que la Révolution universelle s’accomplisse en Europe, elle doit saisir corps à corps tous les peuples également avancés en âge. La civilisation ne succombera pas avant d’avoir produit partout tout ce qu’elle pouvait produire.

Ce matin-là, je regardais les nuages voler sur l’azur du ciel, comme des libellules sur la surface des eaux, et je les suivais dans leur course rapide. Et je pensais à la gloire, à l’ambition, ces premiers nuages si purs qui passent sur notre jeunesse. Et je me disais que l’Ambition et la Gloire étaient chères aux jeunes hommes, et que l’existence qu’elles n’animaient pas, était uniforme et triste comme le ciel d’Angleterre.

Mais depuis… j’ai vu que l’atmosphère des grands rassemblements d’hommes était trop chargée pour que les nuages fussent purs dans le ciel qui les couvre. J’ai vu que nous étions habitués à respirer la vapeur du charbon, et que la fumée de l’industrie nous dérobait la vue de l’éther.

Depuis j’ai vu l’Intrigue grotesquement parée des attributs de la Gloire, la Compilation attachant à son front déprimé l’étoile du Génie, et la Réclame insolente, adaptant à ses talons les ailes de la Renommée. J’ai vu des rimailleurs porter, sur leurs épaules, la lyre du poète, des duellistes rêver l’illustration des guerriers, des avocats remplir leurs bouches de cailloux afin d’imiter Démosthène, des commis-voyageurs d’un ambitieux se sacrer apôtres de la République, des énergumènes de carrefour monter sur des bornes pour paraître aussi grands que Danton.

Et j’ai été fatigué du bruit de ces vols pesants qui planent sur quelques abonnés de journal. Et je me suis dit que les hommes 105 étaient bien petits ; qu’une réputation d’un jour ne valait pas le travail d’une seconde ; que les fumées du vin et les vapeurs émanant d’un corps de femme produisaient des nuages aussi brillants que ceux-là, et qu’il valait mieux encore se plonger dans la volupté que dans l’intrigue.

Alors, je regardais les pointes des nuages se pencher sur les vagues des torrents, le ciel embrassant la terre, les sapins inclinant leurs cimes les unes vers les autres, les corolles des fleurs unies, l’arc-en-ciel se mariant avec l’écume de la cascade, le chamois bondissant autour de sa femelle, et l’aigle, adouci comme une colombe, caressant sa compagne de son aile fauve. — Et je me disais que l’amour est le père de la vie, et que je serais encore heureux, dans mon exil, si je le partageais avec une femme aimée.

Et depuis… depuis j’ai vu des femmes former des groupes infâmes devant des adolescents dont les yeux étaient flétris comme les fleurs qui couronnaient leurs têtes. J’ai vu ces houris de la débauche, les seins ruisselant de sueur, l’œil égaré et les cheveux épars, danser d’atroces bacchanales. Leurs lèvres étaient tachées de vin, leurs voix rauques, leurs paroles obscènes, et des exhalaisons nauséabondes s’échappaient de leurs corps couverts de lèpre. Depuis aussi, j’ai pu voir à nu les âmes des femmes du monde, réputées meilleures que ces pauvres filles, et je les ai trouvées plus hideuses. Car ces femmes, qui ne connaissent pas les angoisses de la faim, se vendent pour des plaisirs frivoles, des chiffons éclatants, des richesses mal acquises, de vains honneurs, une loge au théâtre, un équipage ou une couronne. Elles se vendent à la vie et à l’heure, à des idiots comme à des impuissants, comme à des vieillards. Et quand l’âge vient, elles achètent à leur tour les faveurs de jeunes gens imberbes qu’elles initient à d’énervantes pratiques.

Depuis, j’ai vu ces femmes associer leurs maris et leurs amants dans un commun opprobre. J’ai vu les filles des hommes se prostituer aux fils des boutiquiers. J’ai connu des maris qui vivaient de la débauche de leurs femmes, et qui spéculaient, devant la justice, de cet odieux trafic. J’ai connu de grossiers laquais que chérissaient de nobles dames, et des hommes au grand cœur, dont elles faisaient leurs jouets.

Et je me suis convaincu que toutes les femmes étaient à vendre, 106 depuis la plus pauvre jusqu’à la plus riche, et que leur possession était assurée au plus offrant. Et je me suis demandé si de pareilles amours valaient un battement de cœur, une course fatigante, une lettre, un serment, une émotion, un rêve ou un effort des sens ; si la femme du dix-neuvième siècle, qui couvre de si riches parures le vide de son âme, méritait un soupir, un rendez-vous, des nuits sans sommeil et des jours sans travail. Et comme la gloire, l’amour, si cher aux Dieux et aux hommes, ne m’a plus paru qu’une illusion amère dans un siècle d’argent.

Jeune homme à l’œil artiste, au cœur aimant ! agenouille-toi devant une statue de marbre, pleure dans la corolle argentée du lys, caresse le cou du cygne, demande un regard à la gazelle des déserts, la blancheur à l’ivoire, la noirceur à l’aile du corbeau. Aime un chien, un cheval, un livre. Mais garde-toi d’admirer la femme d’aujourd’hui, garde-toi de l’aimer, et surtout de le lui dire. Car elle n’est pas belle comme la statue antique ; elle ne pleure pas comme la gazelle ; elle ne s’incline pas, comme le lys, sous une haleine brûlante ; son cou n’est pas flexible comme celui du cygne ; elle n’a ni l’attachement du chien, ni l’ardeur du cheval, ni le bon sens du livre ; elle porte des cheveux teints et des dents postiches.

Ce jour-là, j’entendais au loin les chants du laboureur et du vigneron qui tourmentaient la terre, le refrain du ranz-des-vaches entonné par le pâtre matinal, et les hymnes de liberté que, du sein des chalets, les horlogers faisaient monter vers le ciel. Dans les montagnes qu’il aimait, je croyais voir encore le malheureux Jean-Jacques errer avec un livre et des plantes à la main.

L’abeille volait de fleur en fleur ; la fourmi diligente épuisait sa faiblesse sur des brins d’herbe sèche ; l’araignée vorace tendait ses filets.

Tout butinait, tout travaillait, tout cherchait sa vie dans la vie commune ; la nature elle-même s’éveillait avec peine, et le soleil ne paraissait encore que comme un éclair au milieu des nuages qu’il devait dissiper plus tard.

Et je me consolais à penser que, lorsque tout fait défaut à l’homme, illusions, gloire et amour, il lui reste encore le travail, refuge des fortes âmes, que rien ne peut leur ravir.

Mais depuis… j’ai vu les ouvriers des villes souffrir la faim, les 107 femmes et les enfants des pauvres attachés aux machines comme des bêtes de somme, les jeunes filles sans ressources, obligées de se prostituer pour vivre, et de jeunes artistes pâles de besoin. Depuis, j’ai fait moi-même de la médecine et des livres qui n’ont profité qu’au pharmacien et au libraire.

Et je me suis dit que, dans nos sociétés pressées, tous ceux qui ont besoin du travail ne le trouvent pas ; que ce travail est vide d’attrait et d’espérance ; qu’il ne suffit pas à notre vie, et qu’il nous conduit rapidement à la mort.




Que faire donc sur la terre, quand toutes les portes nous sont fermées, quand tous les regards nous dédaignent, quand tous les cœurs nous évitent, et que le travail nous est interdit ? Hélas ! jouir par la haine, puisque nous ne pouvons jouir par l’amour, mordre puisqu’il nous est défendu d’embrasser, pleurer du sang après que nous avons tari la source de nos larmes ; étouffer au lieu d’étreindre, incendier et ne pas réchauffer, tout détruire, puisque rien n’est à conserver.

Jouissances amères ! émotions qui déchirent ! épreuves qui vieillissent les hommes avant l’âge ! Vie de réprouvé, révolte de démon, infernal travail ! Que la faute en retombe sur les têtes de ceux qui l’ont rendu nécessaire !


  1. L’un des pics les plus élevés du Jura vaudois.