Kenilworth/20

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 252-261).


CHAPITRE XX.

LE COLPORTEUR ET LA COMTESSE.


Clown. Il y a des colporteurs qui valent mieux que vous ne pensez, ma sœur.
Shakspeare.. Le Conte d’hiver, acte IV, scène 3.


Dans sa sollicitude à se conformer aux instructions du comte, qui lui recommandaient le plus grand secret, et par suite de ses habitudes sordides et insociables, Tony Foster, dans son intérieur, s’appliquait bien plus à éviter d’attirer l’attention sur lui, qu’à résister aux entreprises d’une curiosité indiscrète. En conséquence, au lieu de s’entourer d’un nombreux domestique pour veiller sur le dépôt qui lui était confié, et défendre au besoin sa maison, il avait cherché, autant que possible, à échapper à l’observation en diminuant le nombre de ses serviteurs. Ainsi, hors les cas où il y avait chez lui des gens de la suite du comte ou de Varney, un domestique mâle, et deux vieilles femmes qui aidaient à tenir en ordre les appartements de la comtesse, étaient les seuls serviteurs qui fussent employés dans la maison. Ce fut une de ces vieilles femmes qui ouvrit la porte à laquelle frappa Wayland et répondit à sa demande d’être admis à montrer ses marchandises aux dames de la maison, par une bordée d’injures empruntées à ce qu’on appelle le dictionnaire des halles. Le colporteur trouva moyen d’apaiser ses clameurs en lui glissant un groat d’argent dans la main, et en lui promettant de lui faire cadeau d’un morceau d’étoffe pour se faire une coiffe, si la dame lui achetait quelque marchandise.

« Dieu te bénisse, car la mienne est en pièces… Glisse-toi dans le jardin avec ton paquet, mon brave homme, elle s’y promène en ce moment. » Elle introduisit donc le colporteur dans le jardin, et, lui montrant du doigt un vieux pavillon en ruine, elle ajouta : « Elle est là-bas, mon brave homme, elle est là-bas… Elle vous achètera si vos marchandises sont de son goût. »

« Elle me laisse aller à la garde de Dieu, » se dit Wayland quand il entendit la vieille fermer la porte derrière lui. « Mais on ne me battra pas, on ne me tuera pas pour une faute si légère et par un aussi beau crépuscule. Au diable ! je veux avancer : jamais bon général ne songe à la retraite avant d’avoir été défait. J’aperçois deux femmes dans ce vieux pavillon là-bas ; mais comment leur adresser la parole ? réfléchissons ! Will Shakspeare, viens à mon aide dans cette occurrence. Donnons-leur un morceau d’Autolycus ! » Alors il se mit à chanter d’une voix forte et avec toute l’assurance nécessaire, ce couplet d’une pièce fort en vogue alors[1] :

Du linon blanc comme la neige,
Du crêpe noir comme un corbeau,
Des masques et des gants de peau ;
Laissez-vous prendre à ce doux piège.

« Quel heureux hasard nous procure cette visite inattendue ? dit la dame.

— Un de ces marchands de vanités, qu’on appelle colporteurs, » dit Jeannette avec froideur, « qui annonce ses futiles marchandises en vers plus futiles encore… Je m’étonne que la vieille Dorcas l’ait laissé passer.

— C’est une bonne fortune, ma fille, dit la comtesse ; nous menons ici une triste vie, et cela peut nous sauver une heure d’ennui.

— Sans doute, ma gracieuse maîtresse ; mais mon père ?

— Il n’est pas le mien, Jeannette, ni mon maître non plus, j’espère, répondit la dame… Ainsi donc appelle cet homme… j’ai besoin de quelques petites choses.

— S’il en est ainsi, madame, vous n’avez qu’à l’écrire par le prochain courrier, et si ce dont vous avez besoin peut se trouver en Angleterre, on vous l’enverra sûrement… Il nous en arrivera malheur… Je vous prie, ma chère maîtresse, permettez que je dise à cet homme de s’en aller.

— Je veux au contraire que tu lui dises d’approcher, dit la comtesse… Ou bien reste, toi qui as si grand’peur ; je le lui dirai moi-même, et je t’épargnerai ainsi d’être grondée.

— Ah ! plût à Dieu, ma chère maîtresse, que ce fût là tout ce qu’il y a à craindre, » dit Jeannette avec tristesse, pendant que la dame appelait :

« Colporteur… Avance ici, brave homme, et défais ta balle. Si tu as de bonnes marchandises, le hasard t’a envoyé ici pour ma convenance et pour ton profit.

— De quoi Votre Seigneurie a-t-elle besoin ? « dit Wayland en défaisant sa balle, et en exhibant son contenu avec autant de dextérité que s’il eût fait ce métier toute sa vie. Il est vrai que dans le cours de sa vie aventureuse il n’avait pas été sans l’exercer quelquefois : aussi faisait-il valoir ses marchandises avec toute la volubilité d’un marchand de profession, et montrait-il quelque habileté dans le grand art d’en fixer le prix.

« De quoi j’ai besoin ? dit la dame ; comme depuis six grands mois je n’ai pas acheté une aune de linon ou de batiste, ni même le moindre colifichet pour mon propre usage et à mon choix, il y a une question plus simple : Qu’as-tu à vendre ? Mets-moi de côté cette fraise et ces manches de batiste ; ces tours de gorge de franges d’or garnis de crêpe, ce petit manteau de joli drap couleur de cerise, garni de boutons d’or et de ganses d’or… N’est-il pas d’un goût parfait, Jenny ?

— Eh bien, madame, répondit la jeune fille, puisque vous consultez mon pauvre jugement, je vous dirai qu’il est trop recherché pour être de bon goût.

— Garde ton jugement pour toi, ma pauvre amie, s’il n’est pas plus fin ; tu porteras ce manteau pour ta peine, et comme les boutons d’or sont un peu massifs, je te garantis qu’ils disposeront ton père à l’indulgence et le réconcilieront avec la couleur de cerise de l’étoffe. Seulement prends garde qu’il ne mette la main dessus, et qu’il ne les envoie faire compagnie aux écus qu’il tient en prison dans son coffre-fort.

— Oserais-je vous prier, madame, d’épargner mon pauvre père ? dit Jeannette.

— Pourquoi épargnerait-on un homme qui est de sa nature si disposé à l’épargne ? répondit la dame ; mais revenons à nos marchandises. Cette garniture de tête et cette aiguille en argent ornée de perles sont pour moi ; prends, Jeannette, deux robes de cette étoffe brune pour Dorcas et Alison, afin de mettre ces pauvres vieilles à l’abri du froid de l’hiver prochain… Mais, dis-moi, n’as-tu pas des parfums et des sachets de senteurs, ou quelques jolis flacons à la dernière mode ?

— Si j’étais colporteur tout de bon, ma fortune serait en bon train, » pensa Wayland, comme il s’occupait à répondre aux demandes que la comtesse accumulait les unes sur les autres, avec l’empressement d’une jeune femme qui a été long-temps privée d’un passe-temps aussi agréable. « Mais comment l’amener, pour un moment, à de sérieuses réflexions ? » Alors, en lui montrant ce qu’il avait de mieux en fait de parfums, il fixa tout d’un coup son attention, en observant que ces articles avaient presque doublé de valeur depuis les magnifiques préparatifs faits par le comte de Leicester pour recevoir la reine et toute sa cour dans son superbe château de Kenilworth.

« Ah ! » dit la comtesse avec vivacité, » il paraît que cette nouvelle est vraie, Jenny.

— Certainement, madame, répondit Wayland ; et je m’étonne qu’elle ne soit point parvenue à vos oreilles. La reine d’Angleterre doit aller, à l’époque des voyages d’été, passer une semaine de fêtes chez le comte de Leicester ; et il y a des gens qui vous diront que l’Angleterre aura un roi et Élisabeth d’Angleterre un mari, avant que la saison des voyages soit terminée.

— Ils mentent comme des misérables, » dit la comtesse, incapable de contenir son impatience.

« Pour l’amour de Dieu ! madame, faites attention, » dit Jeannette en tremblant d’effroi ; « faut-il s’embarrasser des nouvelles d’un colporteur ?

— Oui, Jeannette ! s’écria la comtesse, tu as eu raison de me reprendre. De pareils propos, qui ternissent la réputation du plus noble et du plus illustre pair du royaume, ne peuvent trouver cours que parmi des hommes vils, abjects et infâmes.

— Que je meure, madame, » dit Wayland Smith, qui sentait que cette sortie était dirigée contre lui, « si j’ai rien fait pour mériter cet étrange emportement ! Je n’ai fait que répéter ce que tout le monde dit. »

Cependant la comtesse avait repris son sang-froid, et, dans l’alarme que lui avait causée l’attitude inquiète de Jeannette, s’efforçait de faire disparaître toute trace de déplaisir. « Je serais fâchée, dit-elle, mon brave homme, que notre reine renonçât à son titre de vierge, si cher à ses sujets… N’en croyez rien. » Puis, comme pour détourner la conversation : « Mais quelle est cette pâte si soigneusement enfermée dans une boîte d’argent ? » ajouta-t-elle en examinant le contenu d’une cassette où des drogues et des parfums étaient distribués dans des cases séparées.

« C’est un remède, madame, contre une maladie dont j’espère que vous n’aurez jamais sujet de vous plaindre. Gros comme un pois de ce médicament, avalé chaque jour pendant une semaine, fortifie le cœur contre ces vapeurs noires qui naissent de la solitude, de la mélancolie, d’une affection mal récompensée, et d’un espoir déçu…

— Êtes-vous fou, l’ami ? » dit la comtesse avec sévérité, « ou pensez-vous que, parce que j’ai bonnement acheté vos mauvaises marchandises à un prix qu’il a plu à votre friponnerie de me les faire, vous pouvez me faire croire tous les mensonges qu’il vous plaira ? Qui jamais a entendu dire que les affections du cœur pussent être guéries par les médecines données au corps ?

— Sous votre bon plaisir, dit Wayland, je suis un honnête homme, et je vous ai vendu de bonnes marchandises à un prix honnête. Quant à cette médecine précieuse, lorsque je vous en ai énuméré les qualités, je ne vous ai point demandé de l’acheter ; pourquoi donc vous mentirais-je ! Je ne prétends pas qu’elle puisse guérir une affection de l’âme depuis long-temps enracinée, ce que Dieu et le temps ont seuls le pouvoir de faire ; mais j’affirme que ce restaurant chasse les vapeurs noires qu’engendre dans le corps la mélancolie qui tourmente l’esprit. J’ai guéri ainsi plus d’une personne de la cour et de la ville, et en dernier lieu un M. Edmond Tressilian, digne gentilhomme de Cornouailles, lequel par suite, à ce qu’on m’a dit, des dédains d’une personne à laquelle il avait voué ses affections, était tombé dans un état de mélancolie qui faisait craindre pour sa vie. »

Il se tut, et la dame garda le silence pendant quelques instants ; puis elle demanda d’une voix à laquelle elle essaya vainement de donner le ton de l’indifférence et de la fermeté : « Le gentilhomme dont vous venez de me parler est-il parfaitement rétabli ?

— Passablement, madame, répondit Wayland ; du moins il n’éprouve aucune souffrance physique.

— Je prendrai un peu de cette médecine, Jeannette, dit la comtesse. Moi aussi j’éprouve quelquefois cette sombre mélancolie qui trouble le cerveau.

— Vous ne le ferez pas, madame, dit Jeannette ; qui peut vous répondre que la drogue que vend cet homme n’est pas malfaisante ?

— Je serai moi-même le garant de ma bonne foi, » dit Wayland ; et prenant une certaine quantité de sa drogue, il l’avala devant elles. La comtesse, excitée encore davantage par les objections de Jeannette, acheta alors le reste. Elle en prit même sur-le-champ une première dose, et déclara qu’elle se sentait le cœur plus léger et un redoublement de force vitale, effet qui, selon toute probabilité, n’existait que dans son imagination. La dame ensuite rassembla toutes les emplettes qu’elle venait de faire, et jetant sa bourse à Jeannette, l’engagea à faire le compte et à payer le colporteur. Quant à elle, comme si elle se trouvait fatiguée de l’amusement qu’elle avait d’abord trouvé à converser avec Wayland, elle lui souhaita le bonsoir, et s’achemina nonchalamment vers la maison, ôtant ainsi au brave messager tout moyen de lui parler en particulier. Il essaya cependant d’obtenir une explication de Jeannette.

« Jeune fille, dit-il, tu as l’air d’aimer ta maîtresse. Elle a besoin d’être servie fidèlement.

— Et elle le mérite de ma part, répondit la jeune fille. Mais pourquoi cette question ?

— Jeune fille, je ne suis point ce que je parais être, » dit le colporteur en baissant la voix.

« Raison de plus pour que vous ne soyez pas honnête homme, dit Jeannette.

— Raison de plus pour l’être, répondit Wayland, puisque je ne suis point colporteur.

— Sors donc d’ici à l’instant, ou j’appellerai du secours, dit Jeannette ; mon père doit être de retour.

— Ne sois pas si prompte, dit Wayland, tu pourrais avoir sujet de t’en repentir. Je suis un des amis de ta maîtresse ; elle a trop besoin d’amis pour que tu cherches à perdre ceux qu’elle a.

— Comment pourrai-je en avoir la certitude ? dit Jeannette.

— Regarde-moi en face, dit Wayland, et vois si tu ne lis pas la loyauté dans mes regards. »

Et dans le fait, quoique sa figure ne fût nullement belle, il y avait dans sa physionomie cette expression fine d’un génie inventif et d’une prompte intelligence qui, jointe à des yeux vifs et brillants, à une bouche bien faite et à un sourire spirituel, donne souvent de la grâce et de l’intérêt à des traits communs et irréguliers. Jeannette le regarda avec la simplicité maligne de sa secte et répondit : « Malgré l’honnêteté dont tu te vantes, l’ami, et quoique je ne sois pas accoutumée à lire et à juger des livres de l’espèce de celui que tu soumets à mon jugement, je crois reconnaître dans ta figure quelque chose du coquin.

— Du moins sur une petite échelle, sans doute, « dit Wayland Smith en riant. « Mais ce soir ou demain il viendra ici avec ton père un vieillard qui a la démarche hypocrite du chat, l’œil méchant et vindicatif du rat, la fourberie canine de l’épagneul, et la dent impitoyable du dogue. Prenez-garde à lui, pour votre maîtresse et pour vous. Vois-tu, belle Jeannette, il cache le venin de l’aspic sous les formes innocentes de la colombe. Quels sont précisément ses projets contre vous, je ne saurais le deviner ; mais la mort et la maladie ont toujours accompagné ses pas. Ne dis rien de tout cela à ta maîtresse… mon art m’apprend que dans son état, la crainte du mal serait aussi dangereuse pour elle que le mal même. Mais veille à ce qu’elle prenne mon spécifique ; car (lui dit-il à l’oreille d’un ton bas, mais expressif) c’est un antidote contre le poison. Écoute, on entre dans le jardin. »

En effet, les éclats d’une joie bruyante et des voix confuses se faisaient entendre du côté de la porte du jardin. Wayland alarmé se jeta au milieu d’un épais taillis, tandis que Jeannette se retira dans le pavillon, afin de ne pas être remarquée, et de cacher en même temps, du moins pour le moment, les objets achetés au prétendu colporteur, qui étaient encore épars sur le plancher de cette aimable retraite.

Jeannette, cependant, n’avait aucun sujet de s’inquiéter. Son père, avec son vieux serviteur, le domestique de lord Leicester et le vieil astrologue, arrivaient dans le plus grand désordre et tous dans un extrême embarras. Ils s’efforçaient de calmer Lambourne, à qui la boisson avait tout-à-fait bouleversé la cervelle. Il était du nombre de ces malheureux qui, une fois travaillés par le vin, ne se laissent pas aller au sommeil comme tant d’autres ivrognes, mais restent long-temps soumis à son influence, jusqu’à ce qu’enfin, à force de boire coups sur coups, ils arrivent à un état de frénésie indomptable. Comme la plupart des gens qui se trouvent dans cet état, Lambourne ne perdait pas la faculté de se mouvoir et de s’exprimer ; au contraire, il parlait avec une emphase et une volubilité extraordinaire, et disait tout haut ce que dans d’autres moments il aurait désiré le plus tenir secret.

« Quoi ! » s’écria Michel de toute la force de ses poumons, « ne me donnera-t-on pas la bienvenue, ne fera-t-on pas ripaille, lorsque j’amène dans votre vieux chenil la fortune sous la forme d’un compère le diable, qui peut changer des ardoises en piastres d’Espagne… Ici, toi, Tony Allume-Fagots, papiste, puritain, hypocrite, ladre, débauché, diable, assemblage de tous les péchés humains, incline-toi, et révère celui qui a amené dans ta maison le Mammon que tu adores.

— Au nom de Dieu, dit Foster, parle bas. Viens dans la maison, tu auras du vin et tout ce que tu voudras.

— Non, vieux chenapan, j’en veux ici, criait le misérable ivrogne, ici, al fresco, comme font les Italiens. Non, non, je ne veux pas boire entre quatre murs avec ce démon d’empoisonneur, de peur d’être suffoqué par les vapeurs de l’arsenic ou du vif-argent ; j’ai appris de ce drôle de Varney à me tenir sur mes gardes.

— Allez lui chercher du vin, au nom de tous les diables ! dit l’alchimiste.

— Ah, ah ! et tu voudrais me l’épicer, monsieur l’honnête homme, n’est-ce pas ? Oui, tu me ferais avaler de la couperose, de l’ellébore, du vitriol, de l’eau-forte, et vingt autres drogues infernales qui fermenteraient dans ma tête comme un charme pour faire sortir le diable du chaudron d’une sorcière. Remets-moi le flacon toi-même, vieux Tony Allume-Fagots, et qu’il soit frais ; je ne veux pas de vin chauffé au bûcher des évêques. Mais non, arrête… que Leicester soit roi, s’il le veut… fort bien… et Varney, ce scélérat de Varney, grand visir… parfait !… moi, que serai-je à mon tour ?… Je serai empereur, l’empereur Lambourne !… Je verrai cette merveille de beauté qu’ils ont cloîtrée ici pour leurs plaisirs secrets… Je veux que ce soir même elle me présente le verre et me mette mon bonnet de nuit. Que ferait un homme de deux femmes, fût-il vingt fois comte ? Réponds-moi, Tony, mon garçon, toi, vieux chien d’hypocrite, réprouvé que Dieu a rayé du livre de vie, et qui es tourmenté du désir constant d’y être rétabli… Réponds-moi, vieux brûleur d’évêques, blasphémateur enragé.

— Je ne sais ce qui me retient de lui plonger mon couteau dans le ventre jusqu’au manche, » dit à voix basse Foster qui tremblait de colère.

« Pour l’amour du ciel, point de violence, dit l’astrologue, nous ne saurions être trop circonspects… Viens ici, honnête Lambourne : veux-tu boire avec moi à la santé du noble comte de Leicester et de M. Richard Varney ?

— Je le veux bien, mon vieil Albumazar, je le veux bien, mon vieux vendeur de mort-aux-rats… Je t’embrasserais, mon honnête infracteur de la loi Julia (comme ils disent à Leyde), si tu ne sentais si horriblement le soufre et tant d’autres drogues de la boutique du diable… Allons, haut le coude ! à Varney et à Leicester !… ces deux nobles ambitieux, qui font servir l’enfer à leur malice, pour qui la terre et le ciel, ces deux mécréants… suffit ; je n’en dis pas davantage ; mais j’aiguiserai mon poignard sur le cœur de celui qui refusera de me faire raison. Ainsi donc, mes maîtres… »

En parlant ainsi, il vida la coupe que l’astrologue lui avait présentée, et qui contenait non du vin, mais une liqueur spiritueuse. Il prononça à demi un jurement, laissa échapper de sa main la coupe vide, porta sa main sur son sabre sans pouvoir le tirer, trébucha, et tomba sans connaissance ni mouvement dans les bras du domestique, qui l’emporta dans sa chambre et le mit au lit.

Au milieu de la confusion générale, Jeannette regagna la chambre de sa maîtresse sans être vue. Tremblante comme une feuille, elle n’en était pas moins déterminée à cacher à sa maîtresse les soupçons terribles qu’elle n’avait pu s’empêcher de concevoir en entendant les extravagances de Lambourne. Ses craintes, cependant, quoiqu’elles n’eussent pas le caractère d’une certitude, s’accordaient avec les avis du colporteur ; et elle confirma sa maîtresse dans son projet de prendre le remède que cet homme lui avait recommandé, ce dont elle l’eût probablement détournée dans tout autre cas.

Les révélations de Lambourne n’avaient pas non plus échappé aux oreilles de Wayland, qui était bien plus habile à les interpréter. Il ressentit une vive compassion en voyant une aussi aimable créature que la comtesse, cette femme qu’il avait vue autrefois au sein du bonheur domestique, exposée aux machinations d’une pareille bande de scélérats. Ses sens aussi avaient été fortement émus en entendant la voix de son ancien maître contre lequel il nourrissait au même degré tout ce que la haine et la crainte peuvent inspirer de passions. Mais en même temps il était fier de son art et des ressources de son esprit ; et quelque périlleuse que fût cette tâche, il n’en forma pas moins, ce soir-là même, la résolution de pénétrer le fond du mystère, et de secourir les malheureux, si la chose était encore possible. D’après quelques paroles qui étaient échappées à Lambourne au milieu de ses divagations, Wayland, pour la première fois, se sentit disposé à douter que Varney eût agi pour son propre compte en courtisant et séduisant cette charmante créature. La renommée publiait que ce zélé serviteur avait antérieurement servi son maître dans ses intrigues amoureuses ; et l’idée vint à Wayland Smith que Leicester pouvait être la partie la plus intéressée dans cette affaire. Il ne put toutefois soupçonner que le comte l’eût épousée ; mais la seule découverte d’une intrigue passagère avec une femme du rang d’Amy Robsart était un secret d’où pouvait dépendre la stabilité de l’ascendant du favori sur Élisabeth. « Si Leicester, se disait-il, pouvait hésiter à étouffer un pareil bruit par des moyens violents, il a autour de lui des gens qui lui rendraient ce service sans attendre son consentement. Si je veux me mêler de cette affaire, je dois procéder comme mon maître quand il compose sa manne de Satan, en me mettant un masque sur le visage. Je dirai donc adieu demain à Giles Gosling, et je changerai d’allure et de gîte aussi souvent qu’un renard pressé par le chasseur. Je désirerais pourtant revoir encore une fois cette petite puritaine. Elle me semble bien jolie et bien intelligente, pour être née d’un drôle comme ce Tony Allume-Fagots. »

Giles Gosling reçut les adieux de Wayland avec plus de joie que de chagrin. L’honnête aubergiste voyait tant de péril à traverser les projets du favori du comte de Leicester, que sa vertu suffisait à peine à le soutenir dans la tâche qu’il avait entreprise, et il éprouva un singulier plaisir à voir qu’il allait en être débarrassé. Toutefois, il protesta encore de sa bonne volonté, et de son empressement à seconder, en cas de besoin, M. Tressilian ou son émissaire, autant du moins que le lui permettait son caractère d’aubergiste.


  1. Le Conte d’hiver, de Shakspeare, acte II. a. m.