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Kiel et Tanger/05/02

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II

L’IDÉE DE LA REVANCHE D’APRÈS SCHEURER-KESTNER, LE COMTE DE MUN, DRUMONT, JAURÈS, GAMBETTA, RANC, ETC.

Cette idée fut vraiment une reine de France. Page 35.
I

Déçu par cet accueil de Grévy, Scheurer-Kestner courut se réchauffer auprès de Gambetta, qui mit beaucoup de vivacité dans ses paroles de « fidèle souvenir à l’Alsace ». L’Alsacien déclare qu’il en fut touché et conquis. Ce ne serait pas beaucoup dire, car certaines démarches et certaines attitudes de Scheurer à Strasbourg inspirent la même inquiétude que les relations étroites et intimes de Gambetta avec Henckel de Donnersmark, le confident et le messager de Bismarck. Cependant, la qualité d’ancien député de Thann et le fait d’avoir été élu à Paris comme enfant de l’Alsace devaient (tout au moins jusqu’à l’affaire Dreyfus) régler la conduite publique de Scheurer et lui composer un langage. Par ce qu’il veut bien nous en dire, on voit quel pouvait être, vers 1871, l’état d’esprit des patriotes républicains, dont il parle avec une pointe de malignité saisissable :

« Un soir, dans notre petit café, on parlait de la Revanche, dont personne ne doutait, et que nous croyions tous, ou presque tous, prochaine. Clemenceau me dit : « Es-tu sûr de la fidélité des Alsaciens ? Pendant combien de temps nous feront-ils crédit ? — Soyez sans inquiétude, répondis-je à mes amis. L’Alsace vous laissera le temps nécessaire. Seulement il faut qu’il lui soit bien démontré que la France ne l’oublie pas. » Cinq ans de patience nous semblaient alors le maximum qu’on pût demander à nos frères annexés, et ce délai paraissait bien long à beaucoup d’entre nous. Pour moi, instruit par l’expérience de la guerre, je reportai à quinze ans l’échéance suprême. Hélas ! vingt-quatre ans se sont écoulés au moment où j’écris ces lignes, et l’Alsace attend toujours, toujours fidèle. La France l’est-elle autant ? Depuis un quart de siècle, elle trouve dans son patriotisme les moyens de supporter des charges écrasantes et de concilier l’existence d’une armée permanente, formidable, avec les aspirations d’une démocratie républicaine. Une nation capable d’un si long effort mérite une récompense de la destinée… »

II

À la date où Scheurer-Kestner écrivait ces lignes (1894-1895), il était presque indifférent que l’échéance fût reculée. L’imagination des Français pouvait atermoyer tant qu’elle était bien sûre de ne pas renoncer. Les arrière-pensées se traduisaient avec une clarté particulière toutes les fois qu’on discutait au Parlement les crédits de la défense nationale. La dette étant sacrée, on lui votait le nécessaire à l’unanimité. M. de Mun a raconté une séance de l’ère boulangiste où, seize années après le traité de Francfort, le sentiment national se révéla intact et pur comme au lendemain de la guerre :

« Le 8 février 1887 fut, dans les annales parlementaires, une journée mémorable. Aucun discours n’y fut prononcé ; nulle séance, cependant, ne m’a laissé une plus durable impression.

« En ce temps-là, Guillaume Ier régnait sur l’Empire allemand, et le prince de Bismarck dirigeait la politique impériale. La France achevait l’œuvre laborieuse de son relèvement militaire, et la haine clairvoyante du chancelier prussien préludait à l’affaire Schnœbelé par des propos chaque jour plus provocants. M. René Goblet était président du Conseil, le général Boulanger, ministre de la Guerre. Pour hâter la fabrication du fusil Lebel, le Gouvernement déposa une demande de crédits supplémentaires destinés-à la réfection de l’armement.

« C’était vers le milieu de cette journée du 8 février. Le projet fut aussitôt envoyé à la Commission du budget, et la séance, de fait, se trouva suspendue, Dans les couloirs, les groupes se formèrent, nombreux, agités. La droite, là gauche et le centre, radicaux et modérés, catholiques et libres penseurs se confondirent, dominés par la même et unique pensée. On était pourtant au lendemain des grandes discussions de la loi de 1886, qui organisait définitivement la laïcité de l’enseignement prirnaire. Mgr Freppel les avait soutenues avec éclat ; chacun de nous avait, à ses côtés, besogné de son mieux. Nos adversaires, M. Goblet lui-même avait ardemment poussé le combat. Mais, à la première nouvelle de la demande de crédits, toute autre préoccupatlon disparut des esprits : on entoura le président du Conseil, en lui demandant toute la vérité.

M. Goblet, calme et maîtrisant son ordinaire impétuosité, nous déclara nettement que les circonstances étaient graves et qu’il faisait appel au patriotisme de tous pour que les crédits fussent votés sans débat. Ce fut assez.

« On rentra en séance. En un moment, les bancs furent garnis. Les tribunes étaient pleines, la loge diplomatique au grand complet : le silence de cette foule remplissait la salle d’une poignante émotion. Le président Floquet se leva, tenant dans ses mains, qui tremblaient un peu, le cahier des crédits. Sa voix résonna, seule et grave. Après le premier chapitre, lorsqu’il dit : Quelqu’un demande-t-il la parole ? le silence retomba lourdement. Alors vinrent les mots sacramentels : Que ceux qui sont d’avis d’adopter le chapitre premier veuillent bien lever la main !

« Aussitôt, cinq cents bras se dressèrent ensemble avec un bruissement sourd : je vois encore Mgr Freppel, à côté de moi, jetant en l’air, d’un élan saccadé, comme pour un mouvement du maniement d’armes, sa main largement ouverte : le feu de la Revanche était dans ses yeux[1]. Ce fut ainsi, avec une régularité toujours plus saisissante, après chacun des chapitres : le geste banal avait pris l’apparence d’un rite sacré. Au vote sur l’ensemble, il se prolongea comme une muette acclamation. Il sembla que l’âme de la patrie traversait la salle. Les spectateurs retenaient leur souffle. Les diplomates regardaient sérieux ef surpris. Quand le président eut dit — Le projet de loi est adopté, sans un mot, les députés se levèrent presque tous. De nouveau, la salle fut déserte.

« La journée historique était finie. Elle eut à Berlin un retentissement énorme : le Reichstag l’entendit bientôt invoquer comme un exemple. » (Gaulois du 21 septembre 1905.)

L’étonnement des diplomates s’explique bien. Ils venaient d’avoir là, enfin, la sensation, la révélation du souverain auprès duquel ils se trouvaient accrédités sans le connaître. Ce n’était ni le cabinet en fonctions, ni le président en exercice, ni le suffrage universel. Ce n’étaient pas non plus les membres visibles de cette assemblée, ni la nation dans sa multitude ou dans ses éléments variés. C’était ce qui avait fait passer, sur cette assistance, le frisson d’un esprit, d’un élan public unanime. Le souverain régnant sur la France, encore unie et sans partage, c’était, en 1887, le grand désir de recouvrer le plus tôt possible, les armes à la main, notre Alsace et notre Lorraine ! Ce désir faisait la synthèse des vœux du pays, il représentait légitimement la nation, en ce qu’elle avait de meilleur, de mieux défini, de plus fort. Il l’actionnait, il la dirigeait, il régnait.

III

Ce souverain idéal, ce mâle rêve de la reprise de Metz devait d’ailleurs être berné et mystifié sans miséricorde jusqu’au jour où on le détrôna sans façon. Les serviteurs professionnels de l’idée de revanche ayant passé leur vie politique à détruire les conditions de notre unité morale et de notre vigueur militaire, il ne reste, après quarante ans, qu’à souligner avec Drumont « l’ironie amère et violente » du souvenir de ces belles années de foi :

« Pendant les premières années qui suivirent la guerre, la pauvre France naïve vivait dans l’admiration d’un Gambetta patriote qui, jour et nuit, méditait sur la Revanche. C’était le temps où l’on voyait des visages pâlir, où l’on entendait de vrais sanglots quand, dans la fumée d’une salle de café-concert, une chanteuse apparaissait avec le costume alsacien. L’atelier et le salon étaient d’accord dans le même sentiment. À 3 heures du matin, on pensait encore à la Revanche. Dans les brasseries littéraires et les sous-sois artistiques, on trouvait alors Paul Arène, ce poète exquis et cet obstiné noctambule. Accompagné par un piano, dont les touches à moitié cassées rendaient des sons affreux, il chantait et mimait le Roi de Thulé.

« Le Roi de Thulé, c’était le vieux Guillaume qui, en compagnie de ses barons et de ses généraux, vidait joyeusement la coupe dans la haute salle du château qui donne sur la mer. Soudain, un bruit formidable retentissait. Guillaume, saisi d’épouvante, se lovait en trébuchant, la coupe encore à la main. Quel était ce bruit ? Parbleu, c’était l’armée de la Revanche qui arrivait tout à coup. C’étaient

   « Les conscrits pieds nus de Faidherbe
   « Et les mobiles de Chanzy.

« Pendant ce temps-là, Gambetta dînait chez la Païva avec Henckel de Donnersmark, le fameux Henckel dont le Matin nous a signalé les louches manœuvres pendant le conflit marocain. » (Extrait de la Libre Parole du 20 octobre 1906.)

Il fut un temps où les amis de Gambetta essayafent encore de nier cet ordre de faits qu’ils présentaient comme une invention des ennemis de la République ou le mensonge audacieux de la réaction. Henckel était un mythe, Donnersmark un fief dans la lune, la Païva une création de satirique et de romancier. Mais tout cela se trouve aujourd’hui vérifié par les publications récentes qui ont été faites en Allemagne. Les journaux gambettistes auront vainement essayé d’en tronquer et d’en esquiver les morceaux difficiles. M. Jacques Bainville, dans sa brochure en collaboration avec M. Marie de Roux, La République de Bismarck, a complété les textes et rétabli la vérité[2], qui fut amplement avouée depuis par la nouvelle orientation imprimée à l’esprit et à la volonté des républicains.

IV

Car ils ont bien marché. Ce que Gambetta d’il y a vingt-cinq ans était réduit à dissimuler, non seulement on en convient, mals on l’utilise en manière d’argument et d’autorité. L’accord explicite de Gambetta et de Bismarck, ses rencontres secrètes avec l’envoyé de Bismarck, sont invoqués publiquement au secours de cette opinion que Jules Grévy se contentait d’exprimer dans l’intimité : « Il ne faut pas que la France songe à la guerre. » « Il faut renoncer à l’Alsace. » Pour tout dire, ce Gambetta inconnu ou nouvellement découvert fortifie M. Jean Jaurès : il lui fournit de quoi bien démontrer que l’idée de Revanche est une pure honte et pourquoi elle réalise le plus funeste, plus fol anachronisme dans la « conscience » d’un peuple européen au xxe siècle. Voici la thèse générale soutenue par M. Jaurès dans l’Humanité du 16 octobre 1905, au cours des polémiques inspirées par les révélations de MM. Delcassé, Sarraut, Lauzanne, etc. :

« Tant que la revanche restera parmi les possibles de la politique française, la tentation viendra à des hommes d’État de profiter des circonstances qui leur paraissent favorables à ce dessein, et la tentation viendra à d’autres peuples, qui auront contre l’Allemagne des griefs d’un autre ordre, d’exploiter cette survivance obscure de l’idée de revanche pour nouer une coalition antiallemande. »

Le surlendemain (18 octobre), M. Jaurès ne se borna point à flétrir l’idée de revanche et le désir d’en sauvegarder de vagues semblants, il affirma de plus que, en fait, cette obsession devait prendre fin, du moment que les « combinaisons anglaises » offertes à M. Delcassé avaient été repoussées, cinq mois auparavant, par les autres membres du cabinet Rouvier

« Ces combinaisons, M. Rouvier les a renversées pour le plus grand bien de la France, de la République et de l’Europe. Mais quel est le gouvernement qui pourra reprendre avec quelque autorité une politique de Revanche, maintenant que, sur cette politique, grosse de son fruit détestable sans doute, mais viable, une opération d’avortement a été pratiquée ? »

C’était faire beaucoup d’honneur à M. Delcassé que d’expliquer sa politique par l’idée de revanche, mais là n’était pas la nouveauté ni l’intérêt de l’article de M. Jaurès ; au contraire, tout ce qui suit est fort piquant :

« Par un singulier paradoxe, c’est le gambettisme, dont il semblait que la politique de revanche fut l’âme profonde qui s’y est opposé. Une première fois, c’est Gambetta lui-même. Après l’éclatante victoire républicaine du Seize Mai, il se crut désigné pour le pouvoir ; et qui l’eût été, en effet, mieux que lui, sans les timidités réactionnaires du centre gauche puissant encore, sans les intrigues de la jalousie et l’hostilité sournoise de l’Élysée ? Mais son nom était comme le symbole de la Revanche, Gambetta s’appliqua aussitôt à rassurer la France et l’Europe. Il affirma, en toute occasion, que la France voulait la paix avec tous. Et il alla jusqu’à préparer un voyage à Berlin et une entrevue avec M. de Bismarck. Détail frappant : le même Henckel de Donnersmark, qui avait servi d’intermédiaire entre Gambetta et M. de Bismarck, et combiné une rencontre d’où devait sortir au moins un ajournement de l’idée de revanche, est venu à Paris dans la crise récente [1905] ; et il a été mêlé aux négociations officieuses qui ont préparé la détente de la situation redoutable créée par Delcassé. Il n’a eu, sans doute, à invoquer auprès de M. Rouvier que le nom et le souvenir de Gambetta.

« M. Rouvier, lui, c’est d’abord contre le général Boulanger[3], c’est ensuite contre M. Delcassé, qu’il a sauvé la paix. C’est la destinée extraordinaire du Gambettisme de faire avorter périodiquement la politique de revanche. »

M. Jaurès résume ensuite son avis personnel dans l’audacieuse exclamation suivante : « Comme si, dans l’état présent du monde et avec le douloureux effort de l’humanité vers la justice sociale, la guerre de revanche, même avec la certitude de la victoire, n’était pas un désastre ! »

Ce mot imple fit scandale dans le petit monde des modérés. Quelques-uns osèrent répondre nettement que la tradition gambettiste, si elle eut des faiblesses, n’avait jamais admis qu’une victoire de la France sur l’Allemagne pût être qualifiée de « désastre ». En quoi les modérés se trompaient gravement. Le gambettisme le plus orthodoxe, le plus autorisé, n’a peut-être pas dit cela, mais il l’a laissé dire, il a coopéré de toute sa force en faveur de M. Jean Jaurès, lequel l’a dit. En effet, peu de jours après avoir produit cet aphorisme, en faveur duquel l’ensemble de l’article paraissait invoquer l’autorité de Gambetta, M. Jaurès fut honoré de la plus haute approbation qu’il pût rêver pour lui à ce moment : celle de M. Ranc.

Personne n’était mieux placé que M. Ranc pour rétablir, si on l’eût dénaturée, la vraie pensée de Gambetta. Loin de rectifier, M. Ranc confirma. Avec la plus incroyable facilité, il a mis en morceaux la légende militaire de Gambetta. Il a flétri la généreuse contrefaçon du grand homme telle que l’ont accréditée quelques généraux illusionnés, ét, avec eux J.-J. Weiss, Déroulède, Georges Duruy. M. Ranc a restitué la véritable définition du Gambettisme. On me saura gré de la reproduire en entier, d’après le Radical daté du 23 octobre 1905 et paru, en réalité, le 22. M. Ranc disait :

« Dans la séance déjà célèbre du Conseil des ministres dont les détails — vrais ou faux — ont été livrés à tous les vents de la publicité, sinon par M. Delcassé, au moins par ses amis, le protégé du tzar a eu l’outrecuidance, pour justifier sa folle politique, d’évoquer le souvenir de Gambetta ; il a même poussé l’impertinence jusqu’à en appeler au témoignage de ceux de ses collègues qui avaient été les collaborateurs ou les amis de Gambetta. C’était une façon d’insinuer que les gambettistes, s’ils ne partageaient pas les vues de M. Delcassé, s’ils ne le suivaient pas aveuglément dans ses fantaisies de haute politique, se mettraient en contradiction avec les enseignements du grand patriote, du grand homme d’État. »

On va voir ce que signifient les mots de « grand patriote » dans l’idiome du gambettisme, d’après M. Ranc :

« Or, voici ce que, le 12 août 1881, à l’Élysée-Ménilmontant, dans une réunion publique, devant ses électeurs de Belleville, Gambetta disait :

« À la politique extérieure je ne demande qu’une chose, c’est d’être digne et ferme, c’est de se maintenir les mains libres et les mains nettes ; c’est de ne choisir personne dans le concert européen et d’être bien également avec tout le monde ; c’est de considérer la France non pas comme isolée, mais comme parfaitement détachée des sollicitations téméraires ou jalouses ; c’est de dire : — Désormais, la France n’appartient qu’à elle-même, elle ne favorisera les desseins ni des dynastiques du dedans, ni des ambitions du dehors ; elle pense à se ramasser, à se concentrer sur elle-même, à se créer une telle puissance, un tel prestige, un tel essor, qu’à la fin, à force de patience, elle pourra bien recevoir la récompense de sa bonne et sage conduite. Et je ne crois pas dépasser la mesure de la sagesse et de la prudence politiques en désirant que la République soit attentive, vigilante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours élotgnée de l’esprit de conflagration, de conspiration et d’agression, et alors, je pense, j’espère que je verrai ce jour où, par la majesté du droit, de la vérité et de la justice, nous retrouverons, nous rassemblerons les frères séparés. »

M. Ranc ajoutait à la citation :

« Ne semble-t-il pas que ces belles paroles, empreintes d’une profonde sagesse et du plus pur patriotisme, ont été prononcées hier ? Ne s’appliquent-elles pas admirablement aux événements d’hier ? Ne sont-elles pas la condamnation des combinaisons folles, de la politique d’aventures où, dans son infatuation, M. Delcassé espérait entraîner le gouvernement de la République ? Non, nous ne sommes pas infidèles aux enseignements de Gambetta, quand nous répétons avec lui : Pratiquons la politique des mains libres ; quand nous disons : Ne soyons les complaisants de personne, ni de l’Allemagne, ni de l’Angleterre ! C’est bien assez, c’est trop d’avoir été pendant des années les complaisants de la Russie ! C’est grand dommage qu’un de ceux à qui, le 6 juin, s’adressait M. Delcassé, ne l’ait pas tout bonnement renvoyé au discours de Ménilmontant. Malgré sa gloriole, malgré son bel aplomb, M. Delcassé serait resté quinaud. Il serait rentré… sous son portefeuille. »

L’Écriture ne vaut pas sans la Tradition qui l’interprète : Grâce à la forte autorité de ce prêtre du gambettisme, la doctrine est fixée : parmi les échappées contradictoires du tribun, nous savons bien lesquelles nous ont porté sa vraie pensée.

Un accord parfait s’est conclu en octobre 1905 entre le gambettisme, représenté par M. Ranc, et le renoncement, représenté par M. Jaurès. Quand on voit à quel point cela fut spontané, facile, naturel, on commence à sentir ce qu’a été la comédie de la Revanche. Il « semblait » que la politique de revanche fût « l’âme profonde du gambettisme », a déclaré d’une part M. Jaurès. D’autre part, a-t-il ajouté, c’est le « gambettisme » qui, trois fois — par Rouvier en 1905, par Rouvier en 1887, par Gambetta lui-même en 1877 — « fit » certainement « avorter » la politique de revanche. Et Ranc ne proteste ni contre l’une ni contre l’autre de ces deux propositions de M. Jaurès. Il en sanctionne la double thèse en fournissant, comme à l’appui, un texte authentique et public de Gambetta, tiré du discours de 1881 à l’Élysée des Beaux-Arts. Enfin, il n’élève aucune objection contre cette écœurante assertion de M. Jaurès qu’une guerre de revanche, même victorieuse, serait toujours un « désastre » pour l’Humanité.

Jaurès comprit, et, dans les vingt-quatre heures qui suivirent la bénédiction gambettiste de M. Ranc, le 23 octobre 1905, il publiait en tête de l’Humanité un article qui liquida la question des provinces perdues, au point de vue démocratique et républicain. En dissipant toute équivoque sur le sens historique de la revanche, M. Jaurès instruisit les lecteurs de l’Humanité de ce qu’il leur faut croire, de ce qu’il leur faut rejeter, en un mot, de ce qui doit rester de la tradition gambettiste prise pour centre de l’orthodoxie républicaine. Les petits catéchismes diocésains ne sont pas plus précis dans leurs définitions dogmatiques. La Revue de l’Action française du 15 avril 1907 analyse dans les termes suivants la définition de M. Jaurès :

1o Ce qu’il faut croire :

La plupart des Français traitant des Provinces perdues en ont considéré soit la fonction stratégique, la valeur comme « Marches » françaises, soit la part morale ou matérielle prise au commun travail intérieur de la nation. On a lu des pages admirables de Proudhon pour montrer l’éternel effort des maîtres de la Gaule, qu’ils fussent Césars ou Capets, à pousser leurs frontières jusqu’aux berges du Rhin. Le feu duc de Broglie a su noter, en quelques mots, la légitimité de l’effort dont Proudhon n’a voulu voir que la constance. On ne saurait demander à M. Jaurès d’arrêter son regard sur des problèmes « nationaux » qu’il doit négliger par état. Cependant, abstraction faite du patriotisme, de l’intérêt national ou du point d’honneur, l’Alsace et la Lorraîne existent ; elles ne forment pas un territoire abstrait disputé entre deux concepts : le labeur de quatorze siècles s’y est incorporé, elles représentent une œuvre, un produit, en même temps qu’un instrument des travaux futurs, et cet outil, fait en majeure partie de main d’homme, semble, par là, éminemment précieux à l’esprit humain et au genre humain. Un tel capital collectif, qui n’est pas seulement moral, devrait atteindre à quelque valeur « sociale » aux regards de M. Jaurès. Chose bien remarquable, M. Jean Jaurès n’en dit rien. Dans le litige franco-allemand qui l’occupe, l’objet lui paraît tellement insignifiant qu’il n’en fait aucune mention.

Il n’y a point d’Alsace, il n’y a point de Lorraine. Jaurès ne retient, il ne compte que l’idée d’une offense morale faite en 1871 aux Lorrains et aux Alsaciens, à ceux, du moins, qui vivaient à ce moment-là. Où nous parlons géographie, économique, histoire, art militaire, il nous répond jurisprudence, éthique et religion : les Allemands ont fait du mal aux Aisaciens et aux Lorrains, ils les ont annexés sans leur consentement ; les Allemands sont donc tenus à réparer leur tort. M. Jaurès est inflexible sur ce dommage. Mais on peut lire et relire son article, on n’y trouve rien qui soit relatif au fait alsacien-lorraîn considéré comme nécessaire à la force et à la durée du reste de notre patrie.

Ce vide est d’autant plus sensible que l’article est loin d’être composé de pures nuées. Indifférent aux conditions générales de l’existence nationale, M. Jaurès se soucie énergiquement de préserver nos contemporains d’une guerre, et il examine, avec attention, toute chose réelle qui risquerait de l’amener. Il dénonce comme un péril toute diplomatie trop active, tout système de manœuvre, tout défi prolongé qui nous menacerait de la moindre complication. La politique de revanche lui déplaît surtout à ce titre. Il ne néglige rien de ce qui assure, au jour le jour, la sécurité apparente : si la frontière découverte et le territoire amoindri ne lui inspirent que des vues idéalistes sur l’iniquité du Germain, la moindre perspective de mobilisation lui suggère une opposition très pratiqué et très véhémente. Il est impossible de ne pas en conclure que sa témérité de penseur se réserve pour les sujets qui n’entraînent pas de risques corporels.

Un de ces sujets, c’est la faute des Allemands. M. Jaurès semble penser vue le dommage qu’ils ont fait à la population de l’Alsace et de la Lorraine constitue, à leur charge, à leur dépens, un grief absolu, perpétuel, indélébile. Cela lui permet de se cantonner avec autant de résolution que de force dans son point de vue uniquement juridique[4].

On ne saurait trop louer la commodité de ce point de vue. Suivez bien. Du moment qu’il y a procès, qu’il n’y a que procès, et qu’on ne se représente cette affaire internationale qu’à la manière d’une cause destinée à quelque assemblée de grands juges européens qui ne siégeront peut-être jamais ; du moment surtout qu’on pose le problème dans la langue de la chicane, il arrive infailliblement que les idées changent de place et que les faits perdent leur sens, de sorte que les situations en paraissent interverties. C’est à la partie lésée que le « beau rôle » échoit alors. Elle en vient à penser qu’elle tient (comme on dit vulgairement) le bon bout. Ce n’est plus pour l’Alsace ni pour la France qu’il faut s’inquiéter, c’est pour la pauvre Allemagne qui s’est donné le tort de ne pas traiter les populations d’Alsace-Lorraine comme la France avait traité les Niçards et les Savoyards : faute d’un plébiscite en règle, elle perdra, nous gagnerons, quand on jugera entre nous. Quelle situation privilégiée ! Mais, dès lors, attention de nous y tenir ! Prenons bien garde d’en remplir exactement les devoirs, c’est-à-dire de ne rien changer à l’état des faits ! Surveillons-nous ! Un avantage militaire détruirait manifestement le bel ordre qui nous favorise. Évitons-le. Mais pas de concession non plus. Nous ne renonçons pas. Nous maintenons les « droits » des Alsaciens-Lorrains. Nous avons même l’air de maintenir tous les nôtres, puisque nous en parlons encore, à l’instant même où nous pressons nos compatriotes, dans les termes les plus formels, d’en abdiquer une partie, en réprouvant toute revendication par les armes…

Quand Gambetta disait cela, ou tournait plus ou moins autour de ces idées, les Français comprenaient si mal qu’ils se méprenaient tout à fait. Mais cela devient clair et net sous la plume de M. Jaurès reprenant l’affaire au point où M. Ranc l’a laissée en nous conseillant « les mains libres » :

« Nous voulons « dit M. Jaurès » que la France réserve envers tous son entière liberté d’action.

« Mais cette liberté d’action, quel usage en fera-t-elle ? S’en servira-t-elle pour une politique de revanche militaire, ou pour une politique de paix ? Voilà la question décisive. Voilà la seule question. Tant que la France n’aura pas reconnu, dans l’intimité de sa conscience, que ce n’est point par les combinaisons et les hasards de la force que le droit violenté en 1870 peut être réparé, tant qu’elle ne se sera point engagée envers elle-même[5] à ne mêler aucun calcul de revanche milliaire, avoué ou secret, à sa politique extérieure et à sa diplomatie, tant que les hommes d’État français pourront croire que leur devoir envers la nation est de préparer cette revanche militaire et de la rendre possible par le jeu des alliances, c’est le poids intérieur qui fera toujours dévier notre politique vers les aventures ; et nous verrons se reproduire, périodiquement, des entraînements funestes comme celui qu’a subi M. Delcassé[6] ¤ou des tentations imprudentes comme celles que le Gouvernement anglais ne nous a pas ménagées.

« Le Temps dit que nous nous efforcerons de prévenir les conflits entre l’Angleterre et l’Allemagne, Comment le pourrons-nous, si nous-mêmes, dans le fond de notre pensée, nous croyons que notre devoir est de guetter et de saisir une occasion favorable de revanche ? Si la France est convaincue, comme le sont les socialistes que les groupes humains opprimés en Finlande, en Pologne, en Alsace-Lorraine, en Irlande même, seront réconfortés et restitués dans leur droit par l’effort intérieur des peuples vers la démocratie et par l’actton croissante de la classe ouvrière inlernationale, si elle croit cela comme nous, et si elle croit que la paix hâtera cette croissance bienfaisante de la démocratie européenne et du prolétariat, alors oui, elle peut servir la cause de la paix générale. Alors oui, elle peut travailler à prévenir entre l’Allemagne et l’Angleterre des chocs funestes ; car elle adhère du fond même de sa conscience à une politique pacifique Mais si elle peut être justement soupçonnée, si elle peut, en s’interrogeant tout bas, se soupçonner elle-même de chercher dans les évènements l’occasion longtemps attendue. d’une revanche militaire contre l’Allemagne, quelle sera son autorité morale, quelle sera la sincérité et l’efficacité de son action quand elle prétendra s’employer à prévenir les conflits ? Voilà la vraie question, question décisive, celle qu’on n’ose pas aborder ou qu’on aborde obliquement et qui pèsera sur toute la situation européenne, tant qu’elle n’aura pas été résolue ou par la détestable aventure de la guerre ou par l’affirmation française de la paix définitive, en qui la promesse de justice est contenue. »

Ne reprenons de cet exposé que le dogme central en réservant les raisons vraies ou fausses dont il est soutenu. — Est-il vrai qu’une politique de revanche française soit le seul cas de guerre pour les Européens ? M. Jaurès conviendra tout à l’heure qu’il n’en est rien. La guerre peut nous être déclarée contre notre attente et contre notre vœu. Nous pouvons y être entraînés par nos affaires coloniales ou méditerranéennes, par notre évolution politique ou économique. Enfin, elle peut éclater chez les autres. Tout cela ne dépend en rien de notre volonté de résignation ou de revanche ; mais tout cela interromprait, de l’avis de M. Jaurès, le mouvement démocratique et, par une conséquence qu’il tire lui-même, retarderait indéfiniment le triomphe du « droit »… D’autre part, est-il vrai que la démocratie ne puisse être arrêtée que par la guerre ? Ne lui connaît-on d’autres ennemis ? M. Jaurès le dit mais ne le montre pas. Enfin, la démocratie, certainement inapte à l’organisation militaire, en est-elle plus apte à créer l’état de justice et de paix ? Autant dire qu’il suffit d’ignorer la stratégie et la tactique pour savoir l’économie politique et le thibétain… Mais, M. Jaurès a pris tous ces postulats pour accordés, il suppose que tous ces vœux seront exaucés et sur cet enchaînement d’hypothèses repose la série des actes de foi proposés à l’Humanité : « Droit violenté » mais qui peut être réparé ; « promesse de justice » ; « autorité morale » de la France ; « réconfort » et « restitution » des «  groupes humains opprimés » ; retour au « droit » par « l’effort intérieur vers la démocratie », cet effort coordonné par l’Internationale ouvrière…

Dogme : le droit alsacien-lorrain revivra comme celui de tous les peuples opprimés quand aura lieu l’avènement du prolétariat d’un bout à l’autre de la terre habitée. Croire autre chose est adhérer de près ou de loin à une erreur dont M. Jaurès va nous découvrir la malfaisance horrible. Il est intéressant de lui voir rechercher une exacte et complète formule de cette erreur. Quel digne adversaire la fournira ? M. Jaurès n’espère point que M. Delcassé ou le Temps, auxquels il répliquait tout à l’heure, lui opposent rien de très pur. Au fond, il sait parfaitement que M. Delcassé n’a jamais voulu la Revanche, et le Temps, toujours pris entre la vergogne civique et l’intérêt électoral, ne cesse de flotter entre les patriotes et la démocratie. Ces contradicteurs sont trop près de lui. Dès qu’il lui faut citer l’expression radicale d’un système opposé au sien, M. Jaurès est obligé de chercher plus à droite. Il ne trouvera ce qu’il cherche que passé les frontières du Vieux Parti Républicain, tout proche du parti national et en pleine réaction, chez ceux que M. Ranc a excommuniés ou qu’il a reniés : les amis de M. Méline ! N’est-il pas significatif qu’il faille habiter loin du bloc pour se trouver véritablement en conflit avec M. Jaurès sur la question de l’Alsace-Lorraine ?

2o Nous arrivons donc à ce qu’il faut rejeter.

L’avant-veille, en critiquant la politique de M. Delcassé, mais en faisant à ce ministre la royale largesse de lui prêter des desseins tels qu’il n’en eut jamais, la feuille de M. Méline, la République Française, avait écrit quelques lignes bien faites pour appeler sur les joues de M. Jaurès toutes les roses de la pudeur offensée :

« L’intérêt de la patrie, même lorsqu’on le place dans la reconstitution du patrimoine national, n’est pas de faire la guerre à toute occasion, c’est de remporter la victoire — on reconnaîtra que ce n’est pas tout à fait la même chose — et le devoir d’un homme qui préside aux destinées de la France, c’est de ne risquer la guerre que lorsqu’il aura la conviction d’avoir accumulé toutes les chances de succès. M. Delcassé y travaillait ardemment, et il a pu dessiner une politique de revanche (!) très séduisante.

M. Rouvier ne tient pas moins que lui à la revanche (!), mais il n’a pas estimé que nous fussions prêts à soutenir victorieusement la guerre, et il s’est opposé à une politique qui aurait pu conduire à la guerre. »

— « Quel pitoyable état d’esprit ! » répond M. Jaurès.

« C’est dire que la France n’attend pour faire la guerre à l’Allemagne que l’heure où elle se croira assurée du succès. C’est dire qu’elle n’aura, en attendant, d’autre politique que de préparer, de hâter cette heure de la revanche et de la guerre. Quel effet doivent produire ces paroles, reproduites et commentées en Allemagne ! Quel argument elles fournissent au chauvinisme et au militarisme allemands ! Il en sera ainsi tant que la politique de revanche n’aura pas été décidément éliminée de la pensée et de l’action de la France.

Par là, certes, ne disparaîtra pas toute menace à la paix de l’Europe et du monde. J’ai déjà dit combien la politique de l’Allemagne en Asie était rétrograde et violente, grosse de périls de tout ordre et de sinistres aventures. Je sais aussi que l’Allemagne, même quand elle croit simplement se prémunir contre une agression du dehors, a une manière brutale et lourde qui laisse dans les cœurs le ressentiment et le malaise (!) ; et ces procédés sont comme aggravés par les brusques oscillations d’une volonté irresponsable (?) L’Angleterre aussi a ses vues égoïstes, ses arrière-pensées mauvaises que l’entente cordiale ne nous oblige point à seconder. Mais plus grande sera l’autorité morale de la France pour combattre dans le monde la politique d’égoïsme, de violence et de ruse quand elle-même, répudiant à jamais tout dessein d’agression, se sera élevée par une sublime anticipation au point de vue de l’avenir, quand elle aura affirmé sa foi idéaliste en la justice immanente qui s’accomplira pour les peuples violentés comme pour les classes opprimées, par la démocratie et le socialisme grandissant dans la paix. »

Eh ! en attendant l’heure qui accomplirait les promesses, on ne voit pas très bien comment notre nation pourrait « combattre » n’importe quoi ou n’importe qui « dans le monde », du moment qu’on lui supposerait ce grand dégoût et cet extrême effroi de la guerre que M. Jaurès s’attache à lui inculquer ! Comprend-on qu’il nous conseille de renoncer à la volonté de revanche pour pacifier l’univers, dans l’instant même où il assure que la guerre européenne peut éclater autrement que de notre fait ?

Le fait d’oublier et de sacrifier l’Alsace peut nous valoir la guerre autant et plus que le fait de nous souvenir ou de nous armer. On peut attaquer les gens de peur de leurs bâtons et de leurs grands couteaux ; mais la plupart des agresseurs donnent leur préférence aux passants qu’ils estiment incapables de se garder. Étions-nous, dans la réalité des choses, assez pacifistes, démunis, renonciateurs, sous le gouvernement de ce « Delcassé le provocateur » qui n’était pourtant rien que le digne collègue d’André, de Loubet et de Combes ! Or, cela n’a pas empêché (au contraire) Guillaume II de traiter Delcassé comme Bismarck n’osa traiter ni le général Boulanger ni les ministres du maréchal, qui lui inspiraient des inquiétudes plus légitimes.

Dans son très vif désir d’écarter, par tous les moyens, l’idée de Ia guerre, M. Jaurès ne craint pas d’avancer une vérité de bon sens. Il y a du vrai dans son objection générique à tout système de politique étrangère dont le but avoué, public, officiel, serait le retour vers le Rhin. Non seulement ce serait le cas du joueur qui se trahit lui-même en laissant voir son jeu, mais la provocation constante le condamnerait au soupçon perpétuel, aux pièges, aux mauvais coups et à la plus solide impopularité en Europe. Reste à savoir s’il est inévitable d’être découverts à ce point. On peut méditer une politique sans la dire, la préparer sans la crier. Il suffit de posséder un gouvernement capable de secret, de réflexion et d’esprit de suite. Que ce gouvernement ne puisse être républicain, c’est peut-être de quoi nous imposer l’horreur de la République[7], mais M. Jaurès exagère la portée de ses arguments en se figurant qu’ils imposent l’oubli de Strasbourg et de Metz.

La vérité est que cet oubli est inhérent à la doctrine de M. Jaurès. Autant ses raisons adventices, empruntées à la supputation des faits ou au calcul des forces, semblent faibles, alors même qu’il leur arrive de contenir quelque chose de juste, autant, quand on remonte au principe formel de sa pensée, comprend-on que M. Jaurès se désintéresse du souvenir français en raison de l’objet et de la nature de ce souvenir : il est national !

Entre « les peuples violentés », qu’il mentionne avec émotion, M. Jaurès ne semble pas songer que l’un d’eux est le sien. Il peut s’attendrir sur le membre détaché du corps, il ne mentionne pas le corps privé du membre. S’il permet de garder du traité de Francfort une certaine pensée de deuil, ce n’est, en aucune manière, qu’il déplore l’affaiblissement du pays. Qu’est cela ? Le vrai mal, ce n’est pas d’avoir été diminué, mais de l’avoir été par force. Si, en même temps que l’Alsace-Lorraine, Nancy, Dijon, Châlons et Besançon nous avaient échappé à la fois, mais sans nulle contrainte, en douceur, l’intérêt du problème eût vraisemblablement disparu pour M. Jaurès, la plainte devrait cesser net. Dans une rupture accomplie sans violence, ni douleur, le litige et le corps du litige le grief même seraient absents. Il n’y aurait ni mal ni offense.

L’offense spirituelle et morale reçue voilà trente-six ans étant notre seul titre contre l’Allemagne, ôtez-la, et vous enlevez tout ce que voit et déplore M. Jaurès. Retournez la situation, vous retournez son jugement et son sentiment. Que nous recouvrions nos provinces par le moyen qui a le malheur de lui déplaire, et ce sera son tour de se séparer de nous, car cette « violence » nouvelle ne se pouvant sans de nouvelles injustices, M. Jaurès ne pourrait que nous prendre en mépris ou en pitié, comme les membres d’une cité inférieure : plaignants naguère dignes et glorieux, bons spoliés d’hier naguère bienheureux et irréprochables, en règle avec toutes les plus subtiles prescriptions du Code des devoirs internationaux, nous nous verrions déchus aussi bas que possible dans la triste posture des criminels diadémés qu’on appelle triomphateurs ! M. Jaurès pâlit à la seule pensée de voir s’envoler l’auréole et tomber en lambeaux la robe du martyre que la France avait méritée. Le voilà, le « désastre » ! Puissent les lecteurs de l’Humanité n’être jamais enveloppés de cette infortune ! « L’autorité morale » de la France y succomberait. Elle y perdrait la foi, « sa foi idéaliste » dans les plans éternels de « la Justice immanente ».

Et je sais bien que ces derniers mots feront rêver, douter peut-être quiconque voudra se représenter comment ils ont été articulés par Gambetta : sous Gambetta, ils paraissaient vouloir signifier, à tout le moins, que nous ne devions pas avoir peur de faire la guerre, la Justice étant avec nous, et M. Jaurès leur fait exprimer que cette même guerre doit nous inspirer une sainte horreur !

3o La tradition de Gambetta.

Serrons mieux la comparaison. Lorsque Gambetta prononce : « la majesté de la vérité et du droit », comme dans son discours de l’Élysée des Beaux-Arts, ou quand il assure que : « de grandes réparations peuvent sortir du droit », comme dans son discours de Cherbourg, le reste du morceau semble nous le montrer les sourcils réunis et l’œil étincelant, martelant les syllabes, un poing ou deux tendus contre un invisible ennemi, à la rumeur lointaine des cuivres, des tambours et de la fusillade : or, on ne trouve pas un terme guerrier dans le texte. Les métaphores sont du modèle que M. Ranc a passé à M. Jaurès. Elles sortent uniformément du cabinet de l’avocat ou de l’étude du notaire. Seulement, au rebours de ce qui se passe dans la sérénade de Mozart, l’orateur accompagne sur un rythme guerrier ces paroles d’une très pure sagesse bourgeoise. Oppose-t-il le droit au fait, le juste au violent, le moral au brutal, on croit entendre, au lieu du petit pas de l’huissier ou du bredouillement du greffier, le déclic des armes qu’on charge ou le commandement du feu. L’artifice est continuel, et toujours semblable à lui-même.

À ce modèle de phraséologie, M. Jaurès n’ajoute rien. Ses propos vont montrer ce qu’il en retranche et comment la vertu de cette ablation lui permet des développements harmoniques. On va trouver le gambettisme conduit au dernier degré du raffinement dont il était capable. Rarement commentaire s’adapta aussi bien au texte, le serra de plus près en l’améliorant. Les conclusions de Gambetta sur la majesté du droit, de la vérité et de la justice se complètent et s’illuminent en ces paraphrases destinées à exorciser, pour la dernière fois, l’esprit de conflagration, de conspiration et d’agression.

« M. Ranc écrivait hier ces fortes paroles : Ne soyons les complaisants de personne, ni de l’Allemagne, ni de l’Angleterre ; c’est blen assez, c’est trop d’avoir été, pendant des années, les complalsants de la Russie.

« J’y souscris pleinement. Je lui demande seulement la permission d’ajouter que toute politique de revanche, avouée où secrète, fera de nous les complaisants, les satellites de la puissance en qui nous croirons trouver une compagnie d’agression contre l’Allemagne.

« M. Ranc cite l’admirable discours prononcé par Gambetta en août 1881 à l’Élysée-Ménilmontant : — Je ne crois pas dépasser la mesure de la sagesse et de la prudence politique en désirant que la République soit attentive, méfiante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l’esprit de conflagration, de conspiration et d’agression, et alors, je pense, j’espère que je verrai le jour où, par la majesté du droit, de la vérité et de la justice, nous retrouverons, nous rassemblerons « les frères séparés… » Voilà vingt-quatre ans que ces paroles ont été dites. Et plus le temps s’écoule, plus il apparaît que la condition des frères séparés, comme celle de tous les groupes ethniques qui pâtissent d’un régime de violences, ne pourra être relevée selon la justice que par l’avènement décisif de la démocratie européenne, inspirée de l’esprit socialiste. Cette majesté de la vérité et du droit, invoquée par Gambetta, elle ne peut prendre corps que dans les peuples libres[8] ; elle ne peut se manifester pleinement que dans ce prolétariat international dont l’élite, sans cesse accrue, cherche à éliminer de tous les rapports humains, rapports de nation à nation et d’individu à individu[9], l’arbitraire et la violence. Ce prolétariat international, cette nouvelle démocratie européenne, ne peuvent accomplir leur œuvre que dans la paix.

« Pourquoi la France se refuserait-elle à prononcer la parole décisive ? Pourquoi laisserait-elle subsister une racine d’équivoque d’où repoussent sans cesse les tentatives d’ailleurs manquées ? »

Loin d’altérer en rien la thèse gambettiste, cette adaptation pacifiste en découvre complètement le sens secret. Cette forme nouvelle en éclaircit le fond originel. On dirait que l’idée de Gambetta, longtemps comprimée ou gênée par les circonstances, vient enfin de toucher à sa juste limite d’épanouissement. Grâce à la clarté explicite répandue sur le but et sur les moyens, M. Jaurès a pu débarrasser sa prose du bruyant cliquetis dont les oracles de son maître restent encombrés et couverts. Le rythme et le son de la voix vont d’accord avec la pensée. Nulle musique militaire ne l’accompagne plus, nul geste menaçant ne ponctue les propos conciliants et juridiques. M. Jaurès avoue ce qu’il fallait que Gambetta gardât pour lui. Il ne s’agit aucunement de préparer une guerre heureuse. Il ne s’agit plus de rattacher à la France les pays qu’on lui arracha. Des hommes violentés seront rendus à eux-mêmes, sans aucun effort national de notre part, du seul fait de la commune poussée démocratique de tous les autres hommes de l’Europe et du monde.

L’orateur est assez sûr de lui et de M. Ranc pour se résoudre à parler net et à cesser de battre des signaux de retraite sur le rythme de la charge et de la victoire. Le seul bon goût universitaire aurait pu suffire à conseiller cette innovation à M. Jaurès. Mais tant d’autres circonstances l’ont imposée à son esprit. En vérité, s’il faut admirer quelque chose, ce n’est pas la liberté de langage de Jaurès, mais le détour que prit Gambetta. Jaurès, en 1905, est absolument libre de dire ce qu’il lui plaît. Un parti nombreux le soutient, il est presque au pouvoir. Le sentiment public ne peut se tourner contre lui, étant démoralisé, depuis la démarche de Kiel qui nous rapprocha de l’Allemagne, par l’affaire Dreyfus qui sépara la nation de l’armée, par la destruction officielle et régulière de la force publique au gré d’un André ou d’un Pelletan, enfin par la basse pratique de la délation et les appels continuels à la désertion. Ce que Jaurès demande est peu au prix de tout ce qu’il a obtenu ; dix ans d’un insolent triomphe donnent à sa démarche une assurance incomparable. Le désarmement qu’il réclame paraît, en soi, presque plausible. Assurément, tous nos intérêts nationaux, l’état certain des réalités de l’Europe, contredisent nettement l’optimiste rêverie de M. Jaurès ; mais les apparences immédiates, les impressions diverses de l’opinion française ne sont pas très éloignées de lui. Tout se passe comme s’il parlait dans l’esprit de la situation, avec la lâche approbation, plus ou moins consciente, des meilleurs interprètes du « sens commun ». Ce qu’il veut apparaît possible par le seul fait qu’il le demande si ouvertement. Il exige avec violence ce qu’on ne lui refuse que mollement.

Gambetta eut affaire à plus forte partie. On saisit maintenant son art : en un temps où les forces vives de la nation, les éléments actifs et remuants tendaient à la guerre, il voulut, sut et put empêcher cette guerre, qui, faite sous la République, eût été mortelle au régime qu’il fallait sauver à tout prix. Pour empêcher la guerre, il rassembla autour de lui ceux qui la voulaient, il fit semblant de la leur prêcher « à outrance », mais, en réalité, par le subtil usage du plus étonnant des jargons, remplaçant l’acte par le geste, le mot qui définit la pensée par l’émission de voix qui la trouble, il inspira, en fin de compte, aux véritables républicains, fort intéressés à la paix, un sentiment de confiance et de sécurité sans réserve.

L’arrière-pensée gambettiste, d’une simplicité si audacieuse, ne courait aucun risque de s’égarer jusqu’à la masse du pays. Celui-ci, s’il eût dû comprendre, aurait compris au premier mot ; car, toujours le tribun avait défini le plus clairement du monde sa pensée, mais, toujours aussi, il l’avait ornée et couverte de tels rugissements que, personne ne voulant s’en tenir à d’aussi inanes formules, tout le monde voulait penser que, à des éclats si rudes, devait correspondre un dessein plus grave dont on refusait de lui parler explicitement ; de sorte que, toujours, ce qui était la pure vérité passa pour une précaution oratoire destinée à donner le change à l’Europe, et les fausses intonations, les fausses mimiques, les jeux de scène patriotiques passèrent toujours, non moins nécessairement, pour le rayon voilé d’une conception formidable et sous-entendue que tout brave Français devait saisir à demi-mot. La vérité était prise pour une fable diplomatique et, au contraire, la suggestion subtile, la prudente insinuation de la fable guerrière, la réticence calculée et aussi menaçante que mystificatrice, obtint cet immense crédit qui est à peine épuisé.

C’est à la faveur de cette équivoque entre Gambetta et la France que la République a pu s’établir et se développer sans encourir l’hostilité de tous les éléments patriotes et clairvoyants. Le mal une fois fait à la faveur du règne de la cause du mal, ce qui devait être a été.

La vraie doctrine républicaine, que Grévy n’osait professer hors du cercle de ses intimes et que Gambetta prenait soin de rendre tout à fait méconnaissable avant de la produire au dehors, cette doctrine demeurée longtemps mystérieuse s’énonce aujourd’hui toute pure. Encore un coup, tel est l’effet de la perversion du sentiment public par les abominables discussions de l’Affaire. Telle est la conséquence éloignée, mais directe, de l’incompréhensible et démoralisante rencontre de Kiel, dans laquelle M. Hanotaux prétend ne plus reconnaître aujourd’hui qu’une « politesse diplomatique[10] », mais qui ouvrit une ère. Tel est, en un mot, le durable effet du régime, de son intérêt et de son esprit.

  1. On a récemment publié une lettre de Mgr Freppel au pape Léon XIII, qu’il priait d’intervenir auprès de l’empereur Guillaume II, pour obtenir la rétrocession de l’Alsace-Lorraine contre indemnité.
  2. Dans la Gazette de France du 21 octobré 1905, M. Jacques Bainville défia vainement le Figaro et le Temps de publier dans leur texte complet les lettres échangées entre Gambetta et le rabatteur de Bismarck ; cette correspondance était mutilée et atténuée dans la version du Temps.
  3. Dix-huit années avant d’imposer au président Loubet le renvoi de M. Delcassé, M. Rouvier avait été le collaborateur de Grévy dans les premiers pièges tendus à Boulanger.
  4. J’avais souligné avec intention cet « uniquement ». Comment de bons esprits, tels que M. Henri Galli, ont-ils pu s’y tromper et m’attribuer le désir d’exclure ce point de vue ? Le point de vue juridique est incomplet. Il expose ceux qui s’y tiennent « uniquement » à toutes les erreurs de pensée, à toutes les fautes de conduite commises par Gambetta et par ses élèves. Qu’est-ce à dire, sinon que le point de vue demande à être complété et subordonné, nullement rejeté, ni même négligé. Il faut des médecins, il faut des avocats, on peut le reconnaître, même en leur refusant les honneurs suprêmes.
  5. Ces trois derniers mots soulignés par M. Jaurès. Il est bon d’observer combien l’on nous veut purs de toute rancune envers l’étranger dans le parti qui prêche la haine de nos concitoyens !
  6. Encore une fois, il est d’intérêt capital pour M. Jaurès de faire croire que l’échec de M. Delcassé fut aussi un échec de l’idée de revanche. Mais redisons qu’il n’y eut jamais rien de commun entre cette idée et cet homme, sinon quand celui-ci, mal tombé du pouvoir, éprouva le besoin de lustrer sa honteuse histoire. Tandis qu’il se donnait chez ses nouveaux amis pour le libérateur éventuel de l’Alsace, ses amis plus intimes, tels que M. Maurice Sarraut, soutenalent et établissaient le contraire,
  7. Nous avons vu plus haut que la politique officielle de revanche était, dans notre République, le seul moyen de maintenir l’unité nationale. Nécessité intérieure d’en parler : impossibilité d’aboutir à l’extérieur si l’on en parle. Encore un cas des innombrables contradictions du régime !
  8. Et dévorés sans doute par la guerre des classes ?
  9. De classe à classe, probablement aussi ?
  10. Préface à Politique extérieure, de René Millet.