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Kiel et Tanger/Préface/01

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Nouvelle Librairie Nationale (p. xi-xviii).

Les nouveaux appendices de cette nouvelle édition[1] recueillent l’essentiel des « défenses » de Kiel et Tanger telles que je les ai exposées au journal de l’Action française huit ou dix mois avant que les choses mêmes ne m’eussent apporté leur triste surcroît d’évidence. Le lecteur jugera si j’ai raison de dire que les premières contradictions théoriques étaient un peu frivoles.

Ces nuées ayant achevé de s’évanouir à la lumière des réalités survenues, il importe de se rappeler nos épreuves dans leur ordre de succession.

Comptons :

la soudaine arrivée d’un vaisseau allemand au Maroc[2], le chantage auquel nous cédâmes, la déshonorante cession d’une vaste étendue de territoire colonial ;

le maigre et mol appui de notre amie anglaise ; son intrigue muette et tenace, réglée par le désir de se maintenir à Tanger ; l’énergique défense de la Monarchie espagnole armée du traité secret conclu par M. Delcassé, qui nous coûta toute la longueur du « balcon » marocain sur la Méditerranée avec une bande du pays intérieur d’une profondeur remarquable ;

l’installation de l’Italie en Tripolitaine qui nous valait en Tunisie un voisin gênant et en Méditerranée un rival ambitieux et fier ; la police insolente exercée par le cabinet de Rome jusque sur nos propres valsseaux[3] ;

la guerre des Balkans allumée d’Italie, mais que nous n’avons ni prévue ni utilisée, et (malgré tous les bénéfices éventuels miraculeusement offerts à la France lorsque la Turquie germanisée s’effondra) une telle consécration, un tel accroissement de l’autorité triplicienne que, dès novembre 1912, il fallut constater l’avènement d’une nouvelle puissance maritime en Méditerranée : l’empire allemand[4].

De tous ces faits nouveaux, le dernier est celui qui confirme le mieux ce qui avait été prévu ici : nous ne savions pas si l’Allemagne aborderait la mer latine par le Maroc, la Principauté monégasque, la Lybie ou, comme on l’a annoncé depuis, par un port de Syrie, mais nous savions qu’elle y aborderait, attirée par le poids de ses destinées historiques, de ses besoins économiques et de l’ensemble même des moyens qu’elle a réunis pour y faire face. Voilà l’affaire en train ; une division navale allemande est aujourd’hui à demeure dans « Notre Mer ».

Devant ces vérifications, comment nous souvenir des faibles ironies opposées à nos craintes ? On nous trouvait absurde de croire que le plus bel empire colonial resterait fragile tant qu’il serait soutenu par une flotte négligée et par une armée réduite : quelle risée quand nous pensions qu’il était exposé à nous être aisément enlevé par l’Anglais ! Avec les cipayes peut-être ? écrivait superbement M. Hanotaux, qui me demandait encore « ce que j’en savais ». Rien, hélas ! mais le Cabinet de Londres n’eut même pas à déranger les cipayes, ses instances cordiales lui ont toujours suffi à obtenir ce qu’il a voulu convoiter de nous ; et Berlin, qui n’est pas classé de nos amis, ou qui même a le titre inverse, rafle ce qu’il lui plaît sans rien mobiliser : il lui suffit d’une chétive canonnière embossée au bon endroit. On nous a extorqué ainsi 220,000 kilomètres carrés de nos possessions africaines, ce qui fait presque la moitié de la France continentale, exactement dans les conditions qui ont été décrites au chapitre xvii de ce livre, autrement dit sans coup férir : une manœuvre qui a si bien réussi à l’Allemagne peut, à la prochaine occasion, recommencer du côté anglais, avec un succès identique.

Nous avions laissé la République française entre l’Angleterre et l’Allemagne qui se disputaient son amitié avec des intrigues et des menaces. Cette situation dangereuse est devenue plus onéreuse depuis que l’Angleterre paraît incliner à admettre les avances de Berlin. Les liens de l’Entente se relâchent à l’heure où nous aurions intérêt à les resserrer[5]. Le voyage du président Poincaré à Londres a-t-il amené la réaction nécessaire ? Cela supposerait de notre part bien des sacrifices nouveaux.

Les anciens ne se comptent plus depuis les origines de cette amitié plus que chère. Nos coloniaux qui n’ont vieilli que de quelques lustres ont peine à reconnaître le peuple qui lançait la mission Marchand de l’embouchure du Congo jusque vers le Haut Nil dans la même nation qui, des portes de l’Algérie, dispute péniblement le port de Tanger aux influences de l’Angleterre. De même, nos marins en se repliant, sur la Méditerranée, s’étonnent d’avoir à quitter l’Océan. « Où avons-nous perdu la bataille qui explique cette déroute ? »[6] Pareil fléchissement de l’activité et de l’esprit d’entreprise serait tragique. Mais ce n’est pas le sang français qui s’abandonne, c’est notre politique qui est tombée au-dessous de nos forces. Il n’y a pas à la juger ni à la qualifier. Car, proprement, elle n’est pas. Il lui suffirait d’être pour s’épargner d’être en perte à tous les coups. Les calculs de la politique anglaise ont pu varier de valeur, changer de qualité, suivant les hauts et les bas de son heure historique ; du moins continuent-ils à bénéficier des avantages de l’existence. L’entente avec l’Allemagne ne signifie ni pacifisme ni sommeil pour le gouvernement britannique : le Parlement canadien refuse-t-il trois cuirassés qu’elle escomptait, l’Amirauté les fait construire par la métropole.

Au surplus, si, du fait de la mort d’Édouard VII, par les hésitations inséparables d’un nouveau règne et par la mollesse naturelle à un Cabinet radical, il a pu sembler que nous nous étions exagéré le crédit mérité par la diplomatie anglaise, ce faux semblant s’est dissipé depuis que le chef actuel du Foreign Office[7] a pris la direction de la Triple Entente en Orient : il a mené, comme il a voulu, les bureaux russes et français dans les directions tripliciennes, qu’il s’agît de l’Adriatique ou de la Turquie d’Asie… La tutelle d’Edouard VII[8] subsiste donc sous Georges V, elle continue d’être la mesure de notre accord anglo-français.

D’autre part, bien que l’alliance franco-russe se soit enfin raffermie, l’esprit ne s’en est pas amélioré. Les moins civilisés continuent d’y prendre le pas sur les moins barbares. La qualité inférieure de notre gouvernement met la France dans un état d’infériorité qui peut revêtir un aspect de vassalité. Cela se reconnaît à bien des détails graves ou légers. Les ministres impériaux gardent leur chapeau sur la tête quand ils reçoivent à Cronstadt le chef du ministère républicain arrivant tête nue[9] et le tsar peut écrire au président de la République de bonnes lettres d’un ton singulièrement protecteur[10]. Sur ce sujet encore, Kiel et Tanger, accusé de traiter sans égard l’alliance russe, n’avait rien dit que la vérité en des termes que l’événement rafraîchit et aiguise comme une plaie. Je persisterai donc à renvoyer le lecteur au chapitre iii de ce livre.

Enfin, pour Rome et Vienne le public a dû reconnaître que l’avertissement dispersé dans nos trois cents pages ne l’aura point mal préparé à comprendre soit le résultat du jeu nuancé mais fort des Italiens, soit le brutal déploiement de la force autrichienne beaucoup moins vaine que ne l’ont cru et dit la plupart de nos publicistes uniquement férus de l’idée du partage fatal de la Monarchie dualiste, Cela peut arriver comme bien d’autres choses. Pourtant, d’autres possibles valaient d’être considérés.

Les lecteurs ont été pareillement mis en garde contre cette chimère, vieille de quarante-trois ans, d’autant plus chère aux républicains français et d’après laquelle on peut attendre, parmi les bienfaits de la paix, l’effondrement automatique de la royauté prussienne, du militarisme prussien, la libération spontanée de l’Alsace-Lorraine, sous les coups du socialisme allemand. En 1913, comme en 1910, l’empereur Guillaume maintient la paix, mais gagne toujours contre nous dans l’ordre : économique, social, religieux ; quant au socialisme germain, il tend à devenir impérialiste ou dynastique : il ne peut pas ne pas subir le poids des nécessités naturelles qui associent la faim, la soif, le lucre, le goût de l’expansion individuelle à ce qui reste la condition la plus générale de leur réelle satisfaction : au bonheur de former une communauté vivace dirigée parun État fort[11]. Ainsi, le socialisme allemand s’est lui-même chargé de rédiger un post-scriptum inattendu à notre xve chapitre, intitulé Du réalisme universel.

  1. Pour la « critique et la défense de Kiel et Tanger », voir les Appendices XIII (Hanotaux), XIV (Henry Maret), XV (Marcel Sembat), XVI (Flourens), XVII (les Marches de l’Est), XVIII (André Tardieu).

    On me permettra de remercier ici le grand nombre des écrivains patriotes qui ont fait accueil à ces études. Il convient de citer à leur tête notre maître Drumont, George Malet, Étienne Charles, Angot des Rotours, Léon Philouze, Charles Dupuis, Rubat du Mérac, Alcide Ebray, Alphonse Massé, Hubert Bailly. — Il serait impossible d’énumérer tous mes chers amis et compagnons d’armes de l’Action française qui dans leur journal, leur revue, les feuilles amies, puis au cours d’innombrables conférences, ont su faire aux idées de ce livre un sort magnifique.

  2. Voir l’Appendice XIX Agadir.
  3. Voyez l’Appendice XX, où l’on se rendra compte que nous avions annoncé de fort loin l’incident franco-italien de janvier 1912.
  4. Voyez appendice XII bis.
  5. M. Asquith a nié péremptoirement l’existence d’aucune convention militaire entre son gouvernement et la France.
  6. La question est de M. Larisson, dans Excelsior du 24 juin 1913.
  7. Sur le véritable moteur de la politique extérieure anglaise, je laisse, suivant notre habitude, parler un fonctionnaire républicain, M. Tardieu, au Temps du 25 février 1913 : « Comme l’explique fort bien M. Bardoux (dans le Correspondant), le Foreign Office est maître absolu de la politique anglaise : « Aucune commission des affaires étrangères ne contrôle leur gestion. De brèves questions ne troublent pas leur activité. Le culte britannique de la discrétion met le Foreign Office à l’abri des bavardages. La religion nationale de la monarchie le protège conire les attaques. Couvert par le roi, aidé par le sous-secrétaire d’État permanent, le ministre des Affaires étrangères conserve au début du XXe siècle une autorité sans pareille. » Sur la politique extérieure de l’Angleterre, notre maître et ami M. Paul Bourget aime à réciter les paroles suivantes, animées d’un beau rythme et qui sont tirées du discours prononcé à Manchester, en octobre 1879, à propos de l’occupation de Chypre, par lord Salisbury ! « L’occupation de Chypre était simplement le développment de la politique traditionnelle du gouvernement anglais depuis un long temps déjà. Quand l’intérêt de l’Europe avait pour centre les conflits qui étaient débattus en Espagne, l’Angleterre a occupé Gibraltar. Quand l’intérêt de l’Europe eut pour centre les conflits qui se débattaient en Italie, l’Angleterre occupa Malte. Maintenant qu’il y a une chance pour que l’intérêt de l’Europe ait pour centre l’Asie Mineure ou l’Égypte, l’Angleterre a occupé Chypre. Il n’y a rien de nouveau dans la politique. Nous ne prétendons pas avoir quoi que ce soif de nouveau dans notre politique. Notre prétention est de suivre la tradition qui nous a été léguée… » C’est ainsi que se forment les grands empires.
  8. « Ce que je veux », disait l’empereur Guillaume II à M. Étienne, « c’est que la France cesse d’être gouvernée par mon oncle Edouard VII ». {Jacques Bardoux : l’Angleterre radicale, pp. 24-25.)
  9. Scène illustrée par un croquis de l’Illustration du 17 août 1912.
  10. Voir la lettre du 6 février 1913…
  11. Voir les articles de M. Charles Andler à l’Action nationale des 10 novembre et 10 décembre 1912, Le socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine. M. Charles Andler, socialiste militant, appartient aussi à la haute Université dreyfusienne. C’est donc un témoignage qui n’est pas suspect de nationalisme français, bien que M. Jaurès ait discuté sa thèse avec autant de faiblesse que de passion.