Légendes canadiennes/27

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 295-304).


COMME UN LUTH D’IVOIRE















Cette plainte,
Qu’on écoute avec crainte
Gémir dans les roseaux ;
——
Voix lentes et plaintives
Qu’en entend sur les rives
Quand les ombres du soir
Épaississant leur voile
Font briller chaque étoile
Comme un riche ostensoir.

Oct Crémazie.


VI


Après ce récit prononcé d’une voix émue par une sorte d’enthousiasme religieux, le Sauvage et le Canotier gardèrent un moment de silence.

— C’est bien là, au fond, ce que rapportent les Missionnaires, pensa Madame Houel avec inquiétude…

Ciel ! si jamais mon cher Harold venait à…

Ô mon Dieu ! protégez mon enfant !

— Eh bien ! reprit l’Indien, le cœur de la Fleur des Neiges est-il aussi fort maintenant ?

— J’ajouterai foi à tous ces mystères quand j’en aurai été témoin, répondit Madame Houel d’une voix qu’elle cherchait en vain à rassurer.

Vous ne l’avez jamais vue, ni toi, ni le Canotier, n’est-ce pas ?



— Madame, — repartit le chasseur canadien avec sa lenteur habituelle et un ton solennel qui dénotait une profonde conviction ; — un soir que je remontais le Saguenay, je rencont…

Il s’arrêta tout à coup.

Un sourd ronflement, pareil au souffle profond du marsouin lorsqu’il vient respirer à la surface de l’eau, se fit entendre à l’avant du canot

Un homme, qui n’aurait pas été habitué à la vie sauvage, n’aurait prêté aucune attention à ce bruit

Mais l’oreille exercée du Canotier ne pouvait s’y méprendre.

C’était bien la voix du Tshinépik’ qui, pour lui signaler quelque danger sans donner l’éveil, imitait la respiration du marsouin.



Le chasseur prêta l’oreille un instant et crut entendre, dans le lointain, un son étrange et vague ; d’abord à peine perceptible, puis se rapprochant, devenant plus distinct, et se prolongeant sur les flots en molles ondulations, pour s’éloigner, osciller encore et s’évanouir un instant après.

Longtemps ces mystérieuses vibrations, qui semblaient tantôt descendre des nuages, tantôt remonter du fond des cavernes de la mer, ou s’échapper d’une conque marine, ou filtrer à travers le treillis des bois, voltigèrent en notes intermittentes parmi le silence solennel de la nuit ; ne parvenant à son oreille qu’à de longs intervalles, et par frêles lambeaux.



Il crut d’abord être le jouet d’une illusion ; mais après quelques minutes de silence, la même mélodie bizarre ; mais plus distincte et plus rapprochée…

— Eh bien ! Madame, chuchota le Canotier, entendez-vous ?… Croirez-vous maintenant aux paroles d’un homme qui n’a pas appris ce qu’il sait dans les livres ?…

Et continuant comme s’il se fût parlé à lui-même :

… — Minuit !… Ce soir la nouvelle lune et la…

— Bah ! repartit Madame Houel, la plainte de quelque loup-marin sur les rochers.[1]



Le Canotier haussa les épaules, et attendit sans répondre.

— Vous aviez raison, — reprit enfin Madame Houel après quelque temps de silence, — j’entends maintenant très-clairement une voix ; mais est-ce une voix humaine ?… Jamais je n’ai rien entendu de si extraordinaire.

Je sais que les Sauvages sont renommés pour la beauté de leur voix ; mais ces magiques accents n’ont rien d’humain, tant ils captivent et entraînent avec un irrésistible attrait.



En effet, c’était une sorte d’incantation fantastique qui empruntait à la sombre majesté de ces heures solennelles et à son origine inconnue un singulier caractère de merveilleux et de surnaturel ; — sorte de mélopée, tantôt plaintive et rêveuse, noyée de mystère et de mélancolie, ondulant sur la lame, flottant dans l’atmosphère et se perdant dans les plis de la brume, — soupirs infinis, — échos de voix d’anges, — rêves d’enfants au berceau, — chant des courlis ; — ou bien, vive et légère, découpée en frileuses dentelles de sons, montant et descendant en spirales aériennes, — groupes de notes folâtres se tenant par la main et puis tout à coup, triste et morne, comme le vent d’automne qui brame dans les ramées, comme l’hymne funèbre sur les tombes ; — ou, fanfare inouïe, vibrant comme un cuivre.



— Je distingue bien des paroles, dit tout bas Madame Houel au Canotier, mais d’une langue qui m’est inconnue.

— Je les comprends, mais il m’est impossible de vous les traduire : le sens en est plus dans le chant que dans les paroles.

 
 

Deux éclairs soudains, suivis d’une double détonation, interrompirent tout à coup les magiques évocations de la sibylle inconnue ; et en même temps deux balles, venant du côté opposé à celui d’où l’on entendait cette mystérieuse musique, et dont une entama la pince du canot à quelques pouces du Canotier, sifflèrent aux oreilles des voyageurs.

Un souffle de terreur sembla rouler dans l’atmosphère avec l’écho de la double explosion répercutée par les nuages et les deux rives du fleuve.

Et puis tout rentra dans un silence si profond qu’on eût dit que le fleuve eût toujours été entièrement désert.



  1. On sait que les cris du loup-marin imitent, à s’y méprendre, les plaintes d’un enfant.