Légendes canadiennes/28

La bibliothèque libre.
Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 305-318).


COURSE















Tout à coup, vite comme la pierre lancée par la fronde, la barque s’éleva sur la cime d’une vague, puis elle redescendit avec non moins de rapidité et glissa dans un gouffre, d’où, par un élan suprême, elle remonta encore.

Hyppolite Violeau.

VII


— Sept Iroquois dans le canot, chuchota le Tshinépik’ ; j’ai eu le temps de les compter à la lueur de l’explosion.

Camarade, nous allons être pris entre deux feux.

À droite, les Iroquois ; à gauche, la Matshi Skouéou et ses compagnons.

— Il n’y a qu’un moyen, — reprit le Canotier avec la présence d’esprit et la promptitude de décision que donnent le calme et le sang-froid, fruit d’une longue habitude de vie au milieu des dangers, — c’est de dérouter nos ennemis.

Scie,[1] Thinépik’, nous allons reculer quelque temps ; puis nous gagnerons le rivage à force d’avirons.

Madame, retenez les pleurs de votre enfant ; il faut du silence pour cacher notre marche.

Couchez-vous au fond du canot, vous courrez ainsi moins de risque d’être atteinte par les balles.

Ah ! chiens d’Iroquois ! murmura-t-il entre ses dents, vous êtes fort heureux que la vie de ces deux êtres faibles ait été confiée à ma garde ; vous ne me verriez pas reculer ainsi devant vous : une cruelle expérience a dû vous apprendre que ce n’est pas ma coutume.

Que j’aurais de plaisir à loger du plomb dans quelques uns de vos crânes pour me refaire un peu la main. Vraiment le cœur m’en dit, car il y a déjà longtemps que je n’ai pas essayé mon fusil contre une peau rouge. Mais laissez faire, vous ne perdez rien pour attendre.



Tout en faisant ces réflexions, le Canotier, après avoir imprimé au canot un mouvement rétrograde en nageant à reculons pendant quelque temps, avait tourné la proue de la légère nacelle vers le rivage, et pagayait vigoureusement dans cette direction.

— Nagez, nagez maintenant tant que vous voudrez, imbéciles d’Iroquois, reprit-il tout bas avec ironie, vous serez quelque temps, je pense, sans nous atteindre, si vous continuez de ce côté.

Vous croyez donc qu’un blanc est aussi bête que vous, et qu’il…

Le cri d’un huard, qui s’éleva à quelque distance en avant du canot, éveilla son inquiétude et interrompit le cours des invectives qu’il ne ménageait jamais à ses ennemis dans ces moments de dangers.

— Je me trompe fort si c’est là le cri d’un huard,… il y a là des inflexions qui ne sont pas celles du huard.

Les infâmes coquins ! auraient-ils prévu notre mouvement par hasard ?…

À peine eut-il achevé ces mots, que deux raies de feu déchirèrent le voile des ténèbres en avant d’eux.

Heureusement pour nos voyageurs que la nuit était si obscure que l’ennemi ne pouvait viser qu’à peu près.

Les balles, dirigées d’une main incertaine, ricochèrent sur l’eau à quelques pieds du canot.

— Notre ruse est déjouée ! s’écria le Canotier avec amertume.

Et, d’un coup d’aviron faisant décrire un angle à la proue du canot pour lui faire reprendre sa première position :

— Il est inutile de songer à atteindre le rivage, continua-t-il. C’est maintenant, Tshinépik’, qu’il nous faut montrer si nous entendons quelque chose à manier un aviron.

Ils sont sept contre deux ; mais leur canot m’a l’air plus pesant que le nôtre et je doute qu’ils aient tous des avirons.

Madame, nous allons être obligés de jeter vos malles à l’eau, afin d’alléger notre canot autant que possible et de ne pas ralentir notre marche ; car ce sera une course désespérée.

— Faites, faites tout ce que vous voudrez pourvu que vous arrachiez mon enfant des griffes de ces tigres, s’écria avec angoisse Madame Houel.



En un clin d’œil le canot fut débarrassé de tout ce qui pouvait l’allourdir.

— Maintenant, Tshinépik’, hardi sur l’aviron, et ensemble ! Mais auparavant poussons notre cri de guerre pour montrer à ces mécréants que nous ne les redoutons pas plus que les poissons qui nagent sous nos pieds.



Deux cris horribles, capables de faire tressaillir les cœurs les plus intrépides, s’échappèrent à la fois de la poitrine des deux guerriers, et se prolongèrent au loin sur les flots.

Madame Houel se boucha les oreilles de terreur.

Le Canotier ! La Grande Couleuvre ! — répétèrent en chœur les Iroquois reconnaissant la voix des deux héros qui avaient acquis une si terrible célébrité en immolant un nombre effrayant de leurs plus braves guerriers ; et d’épouvantables hurlements répondirent à leur cri.

Puis à cette infernale harmonie succéda un morne et lugubre silence, comme si la nature entière, glacée d’épouvante, avait suspendu tous ses bruits.



On n’entendit plus que le bouillonnement de l’eau sous les coups des avirons, et le clapotement de la vague sur les flancs de la légère pirogue qui bondissait sous les énormes brassées du Canotier, aidé du Tshinépik’, et volait sur la nappe du fleuve, comme ces légères plumes détachées de l’aile des oiseaux et qu’emportent en se jouant, sur les flots, les grandes brises des mers.



Le salut des fugitifs ne dépendait plus que de la vigueur des nerfs des deux rameurs.

Que la lassitude vint, un moment, à amollir et à détendre l’acier de leurs muscles, c’en était fait d’eux ; et leurs chevelures scalpées séchaient à la ceinture des Iroquois.

Le Tshinépik’, il est vrai, était un habile et vigoureux rameur ; et la supériorité du Canotier à conduire un canot et à manier l’aviron était sans égale.

Son habileté, en ce genre, était si bien connue dans toute la colonie et même parmi les tribus indiennes qu’elle lui avait valu le surnom de Canotier.

Outre une longue habitude, acquise pendant toute une existence consacrée à la vie sauvage, la nature, en le douant d’une force musculaire exceptionnelle et en développant ses deux longs bras d’une manière démesurée, semblait l’avoir formé tout exprès pour ce genre d’exercice.

D’ailleurs, c’est un fait digne de remarque que les blancs une fois accoutumés aux mœurs et aux arts indiens les surpassent bientôt, non seulement en adresse, mais même en vigueur.

Car, sans parler de leur supériorité intellectuelle, ils paraissent encore jouir d’une constitution plus robuste.

Mais, quelque fussent les avantages personnels des deux rameurs, ils étaient trop inférieurs en nombre pour pouvoir, ce semble, lutter longtemps avec chance d’échapper.

Et puis, une balle perdue pouvait, d’un moment à l’autre, casser un bras, ou fendre un aviron.

Cependant ces dangers si éminents ne faisaient rien perdre au Canotier de son admirable sang-froid, et paraissaient n’avoir d’autre effet que de délier sa langue :

— Il faut montrer à ces chiens d’Iroquois que nous nous connaissons en écorce de bouleau, Tshinépik’.

Je ne nie pas qu’ils possèdent quelqu’habileté à fabriquer un canot ; mais ils ne savent pas comme nous choisir la véritable écorce.

Et puis, ont-ils jamais eu le tour de relever avec grâce les deux pinces d’un canot de manière à lui donner cette forme svelte qui prête aux nôtres un air si coquet quand ils dansent sur la lame ?

Ah ! je reconnaîtrais un des miens parmi toute une flotte de canots iroquois.

Ne me parlez pas non plus d’un canot mal gommé ; il faut pour qu’il glisse bien sur l’eau que l’enduit de gomme soit posé avec tant de soin que les flancs soient polis et glacés comme la lame d’un rasoir.

Alors ce n’est plus un canot ; — c’est une plume, c’est une aile d’oiseau qui nage dans l’air ; — c’est un nuage chassé par l’ouragan ; — c’est quelque chose d’aérien, d’ailé, qui vole sur l’eau comme… comme nous maintenant.


Le Canotier disait vrai ; car la légère pirogue, obéissant à ses gigantesques coups d’aviron, semblait à peine effleurer les flots.

Ou eût dit une sarcelle, effrayée par le chasseur, rasant la cime des vagues à tire d’aile.

— Camarade, voici encore deux balles à notre adresse, — interrompit le Tshinépik’, qui jusque-là s’était renfermé dans ce silence flegmatique qui caractérise la race indienne, et que les Sauvages affectent surtout au moment du danger, afin de cacher toute émotion ; — l’Iroquois s’imagine déjà nous avoir devancés, car ses coups ont porté en arrière de notre canot.

Mais mon frère s’aperçoit-il que nous n’avons rien gagné et qu’ils sont toujours en ligne avec nous ?

— Ça ne peut pas durer, tu as raison, reprit le Canotier en secouant la tête ; nous ne sommes jamais capables de les dégrader. Ils sont trop nombreux contre nous.



  1. En terme de marine, scier veut dire ramer à reculons.