Légendes chrétiennes/Celui qui alla porter une lettre au paradis

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VIII


celui qui alla porter une lettre au paradis.

(DEUXIÈME VERSION).



Il y avait une fois un vieux seigneur riche et qui avait perdu sa femme, ses enfants et tous ses parents. Comme il était resté seul, il voulut voyager, pour essayer de se distraire de sa douleur. — J’emmènerai avec moi, se dit-il, un domestique, pour me tenir société, et je prendrai un enfant de douze à quinze ans, pauvre et sans parents, comme moi-même.

Il alla se promener sur une grande route et ne tarda pas à rencontrer un garçon d’une quinzaine d’années, tout déguenillé et à l’air misérable.

— Où vas-tu comme cela, mon garçon ? lui demanda-t-il.

— Chercher mon dîner, répondit l’enfant.

— Sais-tu lire ?

— Non.

— Et soutenir un mensonge ?

— Oh ! oui, cela tant que vous voudrez.

— C’est bien ; veux-tu me suivre, comme domestique ?

— Je ne demande pas mieux.

— Comment t’appelles-tu ?

— Joll Kerdluz.

— Eh bien ! mon garçon, viens avec moi dîner au château, et puis nous verrons après.

Quelque temps après, le seigneur voulut aller à Paris, et il dit à Joll :

— Nous allons aller tous les deux à Paris, Joll. Moi, j’irai devant, et toi tu partiras un peu après et passeras par les mêmes endroits que moi. Je te donnerai de l’argent, et tu descendras partout dans les meilleurs hôtels, et mangeras à la même table que les voyageurs et les pensionnaires. Tu y entendras toutes sortes de conversations et de bons tours ; mais, quoi que tu entendes, dis toujours que tu auras vu plus fort que cela. Ce soir, je souperai et coucherai à l’hôtel du Cheval-Blanc, à Guingamp, et tu y souperas et coucheras toi-même, demain soir.

— C’est bien, maître, répondit Joll ; je ferai comme vous venez de me dire.

Là-dessus, le seigneur part à cheval, arrive à Guingamp vers le soir, et descend à l’hôtel du Cheval-Blanc. Il y avait foire, ce jour-là, à Guingamp, et la table était bien garnie, à souper. Les conversations allaient leur train, et l’on contait mainte merveille et maint bon tour.

— Bah ! dit le seigneur, tout cela n’est rien à côté de ce que j’ai vu, moi.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda quelqu’un.

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, le soleil brillait, et le temps était superbe. Soudain, au moment où je passais au pied de la montagne de Bré, survint une obscurité telle que je ne voyais plus mon chemin. Je crus que c’était la fin du monde qui arrivait.

Tout le monde fut étonné, personne n’ayant rien remarqué de semblable à Guingamp ou aux environs, et on pensa que le seigneur plaisantait ou mentait.

Le lendemain matin, il partit pour Saint-Brieuc.

Le même jour, son domestique Joll se mettait aussi en route, sur un bon cheval, et le soir, il arrivait à l’hôtel du Cheval-Blanc, à Guingamp. À souper, comme la veille, on conta maint bon tour. Son maître lui avait fait la leçon, et ayant tout écouté en silence, il dit tout à coup :

— Bah ! tout cela n’est rien auprès de ce que j’ai vu, moi.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, arrivé près de la montagne de Bré, j’ai vu trois hommes munis de barres qui travaillaient à rouler un œuf énorme ; et ils étaient en bras de chemises, tout essoufflés et ruisselants de sueur.

— Quel mensonge ! dit quelqu’un.

— Ouvrez la porte toute grande ! dit un autre[1].

— Pour moi, dit l’hôtelier, je suis tout disposé à croire que ce que dit cet homme est vrai. Hier, nous avions à souper un voyageur qui nous dit qu’au moment où il passait au pied de la montagne de Bré, il survint tout d’un coup, en plein jour et par un beau soleil, une obscurité telle qu’il ne voyait pas son chemin. Cette obscurité devait être produite par l’oiseau qui a pondu cet œuf et dont les grandes ailes interceptaient les rayons du soleil.

Quand le seigneur arriva le soir à Saint-Brieuc, il descendit à l’hôtel des Quatre-Fils-Aymon.

Vers la fin du repas, revinrent les gais propos et les merveilles, les conteurs renchérissant les uns sur les autres.

— Bah ! dit alors le vieux seigneur, j’ai vu, moi, bien plus fort que tout cela.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je passais au bord de l’étang de Chatelaudren, en venant ici, l’eau y bouillait comme dans une chaudière sur le feu.

— Il faut, alors, que cet étang soit au-dessus de l’enfer, dit quelqu’un.

Le lendemain matin, le seigneur alla plus loin, et son domestique arriva, vers le soir, à l’hôtel des Quatre-Fils-Aymon, et comme on causait encore à table de bons tours et de choses merveilleuses :

— Bah ! dit tout à coup Joll, j’ai vu, moi, bien plus fort que tout cela.

— Quoi donc ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je passais au bord de l’étang de Chatelaudren, en venant ici, j’ai vu quatre charrettes attelées chacune de quatre forts chevaux et qui charroyaient du poisson cuit de l’étang.

Et comme tout le monde se récriait :

— Cela doit être vrai, dit l’hôtelier, car, hier soir, nous avions ici un voyageur qui nous a assuré que, quand il passait au bord de l’étang de Chatelaudren, l’eau y bouillait comme dans une chaudière sur le feu.

Quand le vieux seigneur arriva à Paris, il alla tout droit au palais du roi. Le roi avait connu son père, et il lui fit bon accueil et l’invita à loger dans son palais, et le reçut à sa table. Vers la fin du repas, ayant bu une goutte de vin de trop, peut-être, il dit au roi :

— Vous avez, certes, un beau palais, sire, et pourtant, le mien est encore plus beau. Les portes et les fenêtres en sont d’ivoire avec des plaques d’or jaune ; la toiture est en argent blanc, et, au sommet de la plus haute tourelle, il y a un coq en cuivre doré qui bat des ailes et chante douze fois, pendant que midi sonne.

— Comment, insolent, lui dit le roi en colère, osez-vous vous moquer de moi de la sorte, dans mon palais et même à ma table ? Jetez-moi cet homme en prison.

Et aussitôt, des valets se saisirent de lui et le conduisirent en prison.

Le lendemain, Joll Kerdluz arriva aussi à Paris et alla tout droit au palais du roi. Quand il eut dit qui il était, le roi donna l’ordre de le bien accueillir et de lui donner à manger. Puis il le fit venir dans son cabinet et lui demanda :

— Est-ce que votre maître possède un beau château ?

— Oui, certainement, sire, mon maître possède un beau château, et je n’en ai jamais vu d’aussi beau nulle part.

— Vraiment ? Eh bien ! faites-m’en un peu la description.

Et Joll, à qui l’on avait fait la leçon, répéta la description de son maître, et y ajouta d’autres merveilles.

— Il faut que ce château soit en effet bien beau, — se dit le roi en lui-même, — d’après ce que m’en dit cet homme, et j’ai eu tort d’en faire mettre le maître en prison.

Et il donna l’ordre de le faire sortir et de l’amener en sa présence.

— Vous avez, lui dit-il, un domestique qui n’est pas un sot.

— Vous avez raison, sire, car mon domestique n’a pas son pareil au monde. Demandez-lui de faire tout ce qu’il vous plaira, fût-ce de porter une lettre au paradis, et il le fera.

— Vous moquez-vous de moi ? dit le roi.

— Non, sire, je ne dis que la vérité, et vous pouvez l’éprouver.

— Eh bien ! c’est ce que je veux faire. Je vais écrire une lettre, qu’il devra porter au paradis, au bon Dieu lui-même, et s’il ne m’en rapporte pas la réponse, au bout d’un an et un jour, il n’y a que la mort pour lui et pour vous pareillement.

Et le roi écrivit une lettre, mit dessus l’adresse suivante : À Monsieur le bon Dieu, dans son paradis, et, la remettant à Joll, en la présence de son maître, il lui dit :

— Vous allez me porter cette lettre à son adresse, et si vous ne me rapportez pas une réponse, dans un an et un jour, vous serez pendus tous les deux, votre maître et vous.

Voilà nos deux hommes bien embarrassés.

Aller en paradis, vivant, et en revenir de même, quand il est si difficile, dit-on, d’y aller après sa mort !... Et puis, quel chemin prendre ?...

Après avoir longtemps délibéré entre eux, sans rien trouver. Joll, prenant enfin une décision, dit : À la grâce de Dieu ! et partit.

Nous laisserons maintenant son maître et le roi, pour le suivre dans son voyage.

Il va, il va, toujours devant lui. Quand il demande le chemin du paradis, on le prend pour un pauvre innocent ; d’autres le prennent pour un plaisant et l’injurient ou lui jettent des pierres. Déjà ses habits sont en lambeaux, et il n’a plus de chaussures, ni d’argent pour en acheter. Que faire ?

— Ma foi ! dit-il, je vais me bander les yeux ; peut-être arriverai-je plus facilement ainsi.

Et il se banda les yeux et se remit à marcher. Ceux qui le rencontraient s’étonnaient de le voir dans cet état par les chemins ; les enfants le suivaient en criant et en lui jetant des pierres. Il n’y faisait pas attention et allait toujours, sans se plaindre ni parler à personne.

Il y avait six mois qu’il marchait ainsi, nuit et jour, sans éprouver ni faim, ni soif, ni aucun autre besoin, lorsqu’un jour, une voix douce et compatissante lui parla de cette façon :

— Où allez-vous ainsi, mon pauvre garçon ?

— Il est inutile que je vous le dise, répondit Joll ; vous ne pouvez rien pour moi.

— Peut-être ; dites-moi toujours.

— Eh bien ! — car je devine à votre voix que vous êtes bon et compatissant, — je vais vous dire ce que je n’ai encore dit à personne : le roi m’a donné l’ordre de porter une lettre de lui au bon Dieu, dans son paradis, et si, au bout d’un an et un jour, je n’ai accompli mon voyage et rapporté une réponse, je dois être pendu, et mon maître pareillement.

— Eh bien ! mon garçon, ôtez à présent le bandeau qui couvre vos yeux, et je vous conseillerai et vous mettrai sur le bon chemin. Vous approchez du terme de votre voyage ; vous êtes ici au pied du mont Calvaire.

Joll ôta son bandeau et vit un vieillard à barbe blanche et d’une mine très-avenante qui se promenait dans un jardin rempli de belles fleurs. Et ce vieillard lui parla de la sorte, en lui présentant une boule :

— Voici, mon enfant, une boule ; prenez-la, mettez-la par terre, et elle roulera d’elle-même ; suivez-la, et elle vous conduira jusqu’à mon frère, qui vous dira ce que vous devrez faire.

— Merci, grand père, dit Joll, en prenant la boule ; mais, dites-moi, je vous prie, avant de me remettre en route, que signifie ce que je vois ici autour de moi ? Je vois, en effet, trois pommiers, dont l’un porte de belles pommes mûres, un autre, des pommes à peine formées, et enfin un troisième, qui est tout couvert de fleurs.

— Quand vous repasserez par ici, mon enfant, en revenant du paradis, je vous expliquerai tout cela. Ma boule, comme je vous l’ai déjà dit, vous conduira ; vous n’aurez qu’à la suivre. Vous arriverez bientôt près d’une croix où vous verrez un vieillard agenouillé et priant. C’est mon fils, qui, depuis cinq cents ans, est dans cette posture. Il reconnaîtra ma boule et vous recevra bien, et vous donnera des conseils que vous suivrez exactement.

— Merci, grand père, et que Dieu vous bénisse, dit Joll.

Et il posa sa boule à terre. Aussitôt elle commença à rouler, et lui de la suivre. Au bout de quelque temps, elle alla heurter contre les marches d’une croix de pierre.

— Salut à toi, boule de mon frère, — lui dit un vieil ermite qui y priait à genoux ; — voici cent ans que je ne t’avais vue ; qu’y a-t-il de nouveau ?

Et apercevant alors Joll, il lui demanda :

— Où allez-vous, et en quoi puis-je vous être utile, mon enfant? Parlez avec confiance, et soyez le bienvenu, puisque vous venez de la part de mon frère.

— J’ai une lettre à porter au paradis, mon père.

— C’est bien, mon fils ; vous n’en êtes plus bien loin ; mais, écoutez attentivement ce que je vais vous dire, et suivez mes conseils de point en point. Observez bien tout ce que vous verrez sur votre passage; ne vous effrayez de rien, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et surtout ne regardez jamais derrière vous, ou vous tomberez au fond du puits de l’enfer. Vous verrez des choses étranges et auxquelles vous ne comprendrez rien ; mais, quand je vous reverrai, au retour, je vous expliquerai tout. Il vous faudra gravir cette montagne escarpée que voilà devant vous. Avant d’arriver à la montagne, vous passerez par une prairie aride, brûlée par le soleil et où pas une herbe ne pousse, et pourtant, vous y verrez des vaches bien portantes et luisantes de graisse. Couchées sur le sable brûlant, elles vous regarderont passer, sans se déranger, et vous paraîtront contentes et heureuses.

Plus loin, vous passerez par une autre prairie à l’herbe grasse et haute et abondante, et pourtant, vous y verrez des vaches maigres, décharnées, maladives et tristes, et quand une d’elles veut paître, toutes les autres se jettent dessus pour l’en empêcher.

Au sortir de cette prairie, vous vous trouverez dans une belle avenue de grands arbres, avec de belles fleurs parfumées, de beaux oiseaux chantants, et où des jeunes gens et des jeunes filles richement parés mangent et boivent, et dansent, et rient, et chantent gaîment. On vous priera de prendre part à leurs festins et à leurs ébats ; de belles filles vous feront toutes sortes d’agaceries et d’avances ; mais, ne les écoutez pas, et poursuivez votre route, sans vous arrêter, ou vous êtes perdu à tout jamais.

À l’autre extrémité de cette belle avenue, vous verrez un sentier étroit et montant, encombré de ronces et d’épines, et il vous faudra passer par là. Dans ce sentier pénible, mon fils, vous serez rudement éprouvé ; je ne vous dirai pas toutes les choses effrayantes que vous y verrez ou entendrez ; mais, quoi que vous voyiez ou entendiez, n’ayez pas peur, ne regardez pas derrière vous, et continuez d’avancer avec courage et résolution. Si vous parvenez à franchir heureusement ce terrible passage avec la haie de ronces et d’épines qui le termine, tout ira bien, et vous pourrez être sans inquiétude pour le reste du voyage. Au retour, quand vous repasserez par ici, je vous donnerai l’explication de tout ce que vous aurez vu et entendu, sans y rien comprendre. Allez, à présent, à la grâce de Dieu, mon fils, et moi je resterai ici à prier pour que vous puissiez mener à bonne fin votre entreprise.

Joll remercie le vieillard et se remet en route. Il passe heureusement la prairie aux vaches grasses, puis celle aux vaches maigres, puis la belle avenue où l’on festoie et danse, et rit, et chante. Voici le sentier étroit, ardu, caillouteux. Il y entre avec résolution. Mais avec quel mal il avance ! Bientôt il voit venir sur lui quelque chose comme une barrique de feu. C’est épouvantable !

— Hélas ! se dit-il, pour le coup, c’en est fait le moi !

Cependant, il ne recule pas ; il se tient ferme au milieu du sentier, et, au moment où il croyait qu’il allait être réduit en cendres, le feu passa par dessus sa tête, sans lui faire de mal.

Presque aussitôt, il entendit derrière lui un bruit épouvantable, comme si la mer en fureur était sur ses talons et allait l’engloutir. Ses cheveux se dressent d’effroi sur sa tête ; pourtant, il se tient ferme au milieu du sentier, sans regarder derrière lui, et il en est encore quitte pour la peur. Il arrive à l’extrémité du sentier et se trouve arrêté court par une haie d’épines et de ronces haute et très-serrée.

— Mon Dieu, dit-il, comment pourrai-je jamais franchir cette haie, fatigué et faible comme je le suis ? Il n’y a pas à dire, pourtant, il faut essayer, arrive que pourra.

Il franchit la haie avec beaucoup de mal et tombe de l’autre côté, dans une douve remplie de ronces et d’orties, où il s’évanouit, épuisé par le sang qu’il perdait. Au bout de quelque temps, il recouvre ses esprits, et son premier soin est de s’assurer s’il n’a pas perdu sa lettre. Il l’a encore ; il reprend courage et parvient à sortir de la douve, tout sanglant, nu ou peu s’en faut, et le corps tout déchiré. Il faisait pitié à voir.

Il arrive alors dans un lieu rempli de belles fleurs parfumées, de papillons et de petits oiseaux aux chants mélodieux. Une rivière claire et limpide le traverse. Il s’approche de la rivière, s’assoit sur une pierre et trempe ses pieds dans l’eau. Il se sent aussitôt soulagé et s’endort, et rêve qu’il est dans le paradis.

En s’éveillant, il fut étonné de sentir ses forces revenues et de voir ses blessures cicatrisées.

Devant lui était le mont Calvaire, et il y voyait notre Sauveur attaché à la croix, et le sang coulait encore de ses blessures. Il se lève pour poursuivre sa route. Arrivé au pied de la montagne, il voit une foule de petits enfants occupés à la gravir. Ils étaient charmants, avec leurs robes blanches, et leurs cheveux blonds et bouclés. Ils montaient presque jusqu’au sommet ; mais au moment d’y mettre le pied, ils roulaient jusqu’au bas, tenant à la main des poignées d’herbes arrachées, dans leur chute. Et ils recommençaient de monter, pour dégringoler encore.

Voyant venir un homme, ils coururent à lui, comme un essaim d’abeilles, en disant :

— Emmenez-moi avec vous ! emmenez-moi avec vous !

Il en prend trois, un sur chaque épaule et un autre qu’il tient par la main, et monte avec eux. Il n’avait plus qu’un pas ou deux à faire pour arriver au sommet, lorsqu’il dégringole aussi avec les enfants, jusqu’au pied de la montagne. Il recommence une seconde, puis une troisième fois, avec trois autres enfants, et n’est pas plus heureux. Voyant alors qu’il ne peut atteindre le sommet de la montagne avec des enfants, il essaie d’y arriver seul et y réussit facilement.

Il vit là un beau calvaire et s’agenouilla sur les marches de pierre pour prier. Notre Sauveur était toujours sur la croix ; il n’était pas encore mort, et le sang coulait de ses blessures et tombait sur la terre.

Après avoir prié et versé des larmes abondantes, Joll se leva pour aller plus loin. Il remarqua non loin de là une belle habitation, comme un palais.

— C’est là sans doute le paradis, se dit-il.

Il s’avance et frappe à la porte. Un vieillard à longue barbe blanche, et portant suspendu à la ceinture un trousseau de clés, vient ouvrir et lui demande :

— Que demandez-vous, mon garçon ?

— Le paradis, et il me semble que j’y suis arrivé enfin, après tant de mal.

— C’est bien ici le paradis, en effet ; mais tout le monde n’y entre pas.

— Voici une lettre qu’on m’a donnée à porter au bon Dieu, dans son paradis.

— C’est bien ; donnez-la-moi, et asseyez-vous là sur un fauteuil, et je vais la remettre au bon Dieu et vous apporter la réponse, s’il y a lieu.

Et saint Pierre prit la lettre, pour la porter à son adresse. Joll s’assit dans un beau fauteuil et, apercevant des lunettes sur une petite table auprès, il les mit sur son nez, et vit alors des choses si belles, si belles, qu’il en fut tout émerveillé.

En voyant le vieux portier revenir, il ôta vite les lunettes, craignant d’être grondé.

— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit saint Pierre ; voici déjà cinq cents ans que vous regardez avec mes lunettes.

— Jésus ! que dites-vous ? Je viens de les mettre sur mon nez.

— Oui, mon enfant, il y a cinq cents ans, et vous trouvez le temps court, à ce que je vois.

— Grand Dieu ! et moi qui devais être de retour de mon voyage, dans un an et un jour, sous peine de mort.

— N’ayez pas d’inquiétude à ce sujet ; venez, et je vais vous faire voir votre roi et votre maître aussi, qui sont ici depuis longtemps.

Et il le conduisit à la porte du paradis, qui était entrebâillée, et lui montra son roi et son maître, sur des sièges en or, couronnés de gloire et environnés d’une lumière éclatante. Au-dessus d’eux, Joll remarqua un autre siège plus beau, mais qui était vide.

— Pour qui est cet autre siège au-dessus d’eux, et qui brille comme le soleil ? demanda-t-il.

— Pour vous-même, mon fils, lui dit saint Pierre, et avant un an d’ici, vous viendrez vous y asseoir.

— Serait-ce vrai, mon Dieu ?

— Comme je vous le dis ; mais allons-nous-en, à présent.

— Oh ! laissez-moi encore contempler mon siège.

— Voici cent ans que vous êtes à le regarder, et il me semble que c’est assez ; allons-nous-en. Voici la réponse du Père éternel à votre lettre. En arrivant dans votre pays, vous remettrez cette lettre au recteur de votre paroisse, qui vous donnera cent écus. Vous distribuerez tout cet argent aux pauvres, et quand vous aurez tout donné, jusqu’au dernier denier, vous mourrez sur la place et reviendrez ici occuper le beau si que je vous ai fait voir, et vous resterez avec nous à tout jamais. Retournez donc dans votre pays : vous n’éprouverez plus aucune difficulté et ne rencontrerez sur votre passage que les deux vieillards qui vous ont aidé de leurs conseils, et qui vous donneront l’explication des choses extraordinaires que vous avez vues pendant votre voyage.

Joll prit alors congé de saint Pierre et se remit en route, pour retourner dans son pays. En passant par le mont Calvaire, il s’agenouilla encore devant la croix de notre Sauveur, pour l’adorer et le remercier. Au pied de la montagne, il retrouva le même vieillard en prière, et immobile comme une statue de pierre.

— Salut, mon père, lui dit-il.

— Te voilà donc de retour, mon enfant ; as-tu réussi dans ton entreprise ?

— Oui, grâce à Dieu et à vous-même, mon père.

— Tant mieux, mon enfant ; voici ma boule, qui te conduira jusqu’à mon frère, lequel te donnera l’explication de toutes les choses extraordinaires que tu as vues dans ton voyage.

Joll fit ses adieux au vieil ermite et se remit en route, suivant la boule, qui roulait devant lui.

Il arrive à l’autre vieillard, qui était dans son jardin, parmi ses fleurs, et assis sous un pommier.

— Salut, mon père, lui dit-il.

— C’est donc toi, mon fils ? As-tu réussi dans ton voyage ?

— J’ai réussi, mon père, grâce à Dieu et à vos bons conseils. Mais donnez-moi, à présent, je vous prie, l’explication des choses extraordinaires que j’ai vues.

— Oui, mon fils, je vais t’expliquer tout ce qui t’a étonné, comme je te l’ai promis. Qu’as-tu vu d’abord, en allant, après avoir quitté mon frère ?

— J’ai d’abord vu des vaches et des bœufs gras et luisants, dans un lieu où il n’y avait que du sable aride et brûlant, et pas un brin d’herbe.

— Eh bien ! mon fils, ces vaches et ces bœufs gras, dans un lieu si désolé, représentent les pauvres, qui sont contents de leur sort sur la terre.

— Et les vaches et les bœufs maigres que j’ai vus, plus loin, dans un lieu où l’herbe était grasse et abondante, et qui se battaient constamment ?

— Ce sont là les riches, mon fils, que rien ne peut contenter et qui se font toujours la guerre pour posséder davantage.

— Et ceux que j’ai vus ensuite, dans une belle avenue, festoyant et dansant, et chantant gaiment ?

— Ce sont des démons, mon fils, qui voulaient, par l’attrait des plaisirs, te détourner de la bonne voie et te perdre comme eux.

— Et le sentier étroit, pierreux, ardu, rempli de ronces et d’épines, et où j’ai eu tant de mal ?

— C’est là le chemin du paradis.

— Et la barrique de feu qui m’a fait si grande peur ?

— C’étaient encore des démons essayant de te faire revenir sur tes pas.

— Et la haie d’épines, si fournie, où j’ai laissé mes vêtements et déchiré tout mon corps, et la douve remplie de ronces et d’orties, où je me suis évanoui ?

— Le purgatoire, mon fils. Les ronces, les épines et les orties qui t’ont piqué et brûlé, et que tu as arrosées de ton sang, sont autant d’âmes en peine que tu as délivrées et qui, en ce moment, prient pour toi dans le paradis, où tu iras bientôt les rejoindre, car tu as fait ton purgatoire.

— Et le beau jardin rempli de belles fleurs parfumées et de beaux oiseaux chantants, avec la rivière où j’ai lavé mes blessures et trouvé tant de soulagement ?

— Là, mon fils, tu étais déjà dans le vestibule du paradis. Cette belle rivière était le Jourdain, dans lequel notre Sauveur se baigna souvent, quand il était sur la terre.

— Et les gentils petits enfants qui gravissaient la montagne et roulaient jusqu’à la plaine, au moment où ils allaient atteindre le sommet ?

— Ce sont les enfants morts sans baptême et qui ne peuvent jouir de la vue de Dieu. Ces pauvres enfants n’éprouvent aucune douleur, et leur seule punition est d’être privés de la vue de Dieu.

— Dites-moi, à présent, mon père, ce que signifient aussi les trois pommiers de votre jardin.

— Celui qui porte de belles pommes rouges représente l’homme dans la force de l’âge et de la santé ; celui qui porte des fruits à peine formés représente l’enfant qui vient de naître ; et celui qui est en fleurs représente le germe, dans le sein de la mère. À présent, mon fils, je te fais mes adieux ; nous nous reverrons dans le royaume de Dieu. Tu mourras avant un mois d’ici, et moi, au bout de sept mois, quand j’aurai achevé ma pénitence. Je sais tout cela. J’ai encore quelque chose à te dire : tu n’éprouveras ni peine ni souffrance d’aucun genre, jusqu’à ce que tu mettes le pied sur le sol de ta paroisse ; alors, tu sentiras le feu dans ta chair ; mais souffre encore un peu avec résignation et courage. Garde-toi aussi de rougir de tes vêtements ou de ton corps, en quelque état que tu te trouves, à ton arrivée dans ton pays. Et maintenant, au revoir, dans le paradis de Dieu.

Joll se remit en route pour son pays. En mettant le pied sur le sol de sa paroisse, comme le lui avait prédit l’ermite, il souffrit dans tout son corps, comme si le feu consumait sa chair. Quand il arriva au bourg, c’était un dimanche, et la procession faisait le tour du cimetière. Il y prend place et ne reconnaît personne. Mais les fidèles s’effraient à son aspect et s’éloignent de lui. Il s’étonne et se regarde. Il aperçoit alors qu’il est tout nu, couvert de sang et de blessures, et réduit presque à l’état de squelette. Il entre dans l’église. Le recteur l’y suit. Joll lui donne la lettre qu’il apporte du paradis. Il la lit, puis s’écrie :

— Oh ! que vous êtes heureux, et que je voudrais être à votre place !

Il lui donne cent écus. Joll fait avertir tous les pauvres de la paroisse qu’il veut leur distribuer des aumônes. Ils s’assemblent autour de lui, dans le cimetière, et il leur distribue tout son argent. Au moment de donner la dernière pièce, il la montre au peuple et dit :

— Voici ma dernière pièce, et celui qui la recevra pourra dire qu’il aura ma vie entre ses mains, car aussitôt que je l’aurai donnée, je mourrai.

Il donna la pièce à une pauvre femme et expira à l’instant même.

Et l’on vit alors descendre du ciel quatre colombes blanches et quatre anges blancs, qui emportèrent son corps au paradis (i).


(Conté par Jean-Marie Guézennec, scieur de long,
à Plouaret, janvier 1869.)
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(i) M. le colonel Troude a publié dans son dictionnaire breton-français, au mot Marvaill, de la page 431 à la page 441, un conte breton recueilli par M. Milin, sous le titre de : Le gars Laouik et le bon Dieu, récit fort prolixe et qui a beaucoup de rapport avec le nôtre. En voici le résumé :

Une pauvre femme est restée veuve avec trois fils. Parvenu à l’âge de seize ans, l’aîné, nommé Paul, veut voyager. Il est pris dans un château, pour soigner un âne et le promener. Un jour, il entreprend une promenade plus longue que d’habitude, et son maître lui recommande de laisser aller l’âne à sa volonté et de ne jamais tirer sur sa bride, pour lui faire changer de direction ou revenir sur ses pas. Le voilà donc parti, monté sur sa bête. Il rencontre bientôt un vieux mendiant, qui lui demande un morceau de pain. Paul lui répond qu’il n’en a pas trop, et poursuit sa route. Il arrive à un bras de mer. L’âne entre résolument dans l’eau ; mais Paul a peur de se noyer, et il tire sur la bride et revient au château. Le maître le renvoie aussitôt, parce qu’il a désobéi. Il revient chez sa mère et conte son aventure. Le second fils de la veuve, nommé Bastien, part à son tour, arrive dans le même château, y est aussi pris pour soigner l’âne, refuse un peu de pain au même vieillard et est bientôt congédié, comme son aîné, et pour le même motif. Le dernier, nommé Laouik, veut aussi tenter l’aventure. Il partage son pain avec le vieux mendiant, laisse aller l’âne à l’eau, aussi loin qu’il veut et aborde une terre où il voit des choses étranges : un homme qui avait un doigt dans le feu et ne pouvait l’en retirer, et poussait des cris épouvantables ; plus loin, un autre homme couché sur un lit de braise ardente, et souriant en regardant le ciel ; plus loin encore, dans une grande lande aride, il voit des vaches grasses et luisantes, et qui paraissaient heureuses ; puis, dans une prairie pleine d’herbe haute et grasse, d’autres vaches, maigres, décharnées et qui paraissent bien malheureuses ; plus loin, deux rochers placés des deux côtés de la route s’entrechoquent et se battent avec un tel acharnement, qu’il en jaillit des étincelles et des fragments de pierre qui s’en détachent. Il passe sans mal, mais non sans crainte, entre les deux rochers, et arrive à un pont étroit et glissant et sans parapets. Il franchit encore heureusement le pont et se trouve alors dans un bois ou un jardin délicieux, où les arbres étaient chargés de beaux fruits, et les oiseaux chantaient mélodieusement. Cependant, l’âne ne s’arrête pas et continue de marcher droit devant lui, et il se trouve devant une haie d’épines et de ronces, si fournie, qu’un roitelet n’aurait pu passer à travers. Heureusement que la haie s’entr’ouvre devant eux, et ils passent encore, sans mal. Alors, Laouik se trouve dans une belle prairie, devant une nappe blanche étendue sur l’herbe, et sur laquelle il voit toutes sortes de mets appétissants et de flacons de vins délicieux. L’âne s’arrête et se met à paître, ce que voyant Laouik descend et mange et boit à discrétion. Puis il remonte sur sa bête, et celle-ci revient tranquillement à la maison, en repassant par le même chemin. Laouik arrive au château et va saluer son maître.

— C’est fort bien, lui dit celui-ci, mais où as-tu été ?

— Ma foi ! maître, je n’en sais rien ; mais j’ai vu des choses bien étranges.

— Dis-moi ce que tu as vu, et je t’en donnerai l’explication.

Et Laouik raconta tout ce qu’il avait vu, et son maître lui dit :

— La mer que tu as traversée représente le monde, où chacun doit faire son chemin, à ses risques et périls ; l’homme qui n’avait qu’un doigt dans le feu et qui criait si fort, ne pouvant l’en retirer, allait en enfer ; il était condamné, et rien ne pouvait le sauver du feu éternel ; son bras, puis tout son corps, devaient passer à la suite de son doigt ; l’homme qui, couché sur un lit de braise ardente, souriait, les yeux fixés au ciel, était dans le purgatoire, d’où il voyait Dieu, et cette vue seule suffisait pour l’empêcher de souffrir. Les vaches grasses, dans le pré aride, et les vaches maigres, dans le pré rempli d’herbe grasse et haute, représentent les pauvres contents de leur sort, et les riches avides et insatiables. Les deux rochers qui s’entrechoquaient si violemment, des deux côtés de la route, sont deux frères qui se détestaient et se battaient constamment sur la terre. Le chemin étroit et difficile et le pont élevé et glissant représentent le chemin du paradis. La belle promenade que tu vis ensuite et la belle vallée où tu t’arrêtas pour manger et boire sont le vestibule du paradis, et la nourriture et le breuvage que tu y as trouvés sont la nourriture et le breuvage de vie, qui t’empêcheront de mourir, c’est-à-dire d’aller en enfer. Il y a aujourd’hui cent deux ans que tu es parti d’ici pour entreprendre ton voyage, bien qu’il te semble qu’il n’a pas duré plus de huit jours. Ta mère est, depuis longtemps déjà, dans le paradis, et, dans quelques jours, tu iras l’y rejoindre. Et le vieux mendiant que tu as trouvé sur ton chemin, et avec qui tu as partagé ton pain, tu ne m’en as rien dit. Eh bien ! ce vieillard, c’était moi-même.

Laouik reconnut alors que son maître n’était autre que le bon Dieu lui-même. Il mourut aussitôt, et deux anges blancs descendirent du ciel, où ils emportèrent son corps.

Dans un autre conte breton de ma collection (Trégout-a-Baris), Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne avec saint Pierre, recueillit un jour un enfant nouveau-né, qui avait été abandonné au bord d’un chemin. Il le fit baptiser, lui servit de parrain et le plaça en nourrice, dans une bonne ferme. Quand l’enfant eut dix-huit ans, il voulut voyager. Il se rend à Paris et est pris comme valet d’écurie, à la cour du roi. Il soigne si bien les chevaux qui lui sont confiés, qu’ils deviennent les plus beaux des écuries royales, ce qui lui vaut les bonnes grâces du monarque, mais aussi la jalousie des autres valets. Ceux-ci, pour se débarrasser de lui, imaginent de le faire envoyer par le roi vers le soleil, pour lui demander pourquoi il est rouge, le matin, quand il se lève. Il se met en route et rencontre bientôt une belle cavale blanche qui l’invite à monter sur son dos. Cette cavale fait mille lieues par jour. Il passe la nuit dans un premier château dont le seigneur, malade depuis longtemps, le prie de demander au soleil ce qu’il doit faire pour recouvrer la santé. Dans un second château, où il passe la seconde nuit, le seigneur le charge de demander au soleil pourquoi un poirier qu’il a dans son jardin porte des fleurs et des fruits tous les ans, mais d’un côté seulement, tandis que l’autre côté ne porte ni fleurs ni fruits.

Notre héros arrive alors à un bras de mer, et se sépare de sa cavale, qui l’attendra là jusqu’au retour. Un passeur le prend sur son bateau et le dépose sur la rive opposée, sans le charger d’adresser aucune question de sa part au soleil, ce qui doit être une lacune ou un oubli du conteur, car, dans une autre version bretonne, le batelier le prie de demander au soleil pourquoi on le retient depuis cinq cents ans sur son bateau, et ce qu’il doit faire pour être délivré.

— L’imbécile ! répond le soleil, il n’a qu’à donner la mèche pour allumer sa pipe au premier homme à qui il fera passer l’eau, et ne pas la lui reprendre de la main, et il sera délivré, et l’autre restera à sa place.

Trégout-a-Baris arrive enfin au palais du soleil, et lui adresse ses questions. Le soleil lui répond : 1° que s’il est rouge, le matin, quand il se lève, c’est parce que la princesse au château d’or a son château près de son palais, et que la réflexion de la lumière sur son dôme et ses murailles d’or massif produit cet effet[2] ; 2° le seigneur malade du premier château recouvrera la santé, dés qu’il aura fait tuer un crapaud qui est caché sous son lit. Dans une autre version, au lieu du seigneur malade, c’est la fille du roi qui, le jour de sa première communion, s’est trouvée indisposée et a vomi la sainte hostie, en arrivant dans sa chambre. Un crapaud l’a aussitôt avalée, puis il s’est retiré sous le lit de la princesse, où il se tient caché dans un trou. Il faut, pour que la princesse guérisse, qu’elle fasse extraire la sainte hostie du corps du crapaud et la mange de nouveau ; 3° le poirier du second château ne porte de fleurs et de fruits que d’un seul côté, parce qu’il y a un serpent aux racines de l’arbre, du côté stérile, et une barrique d’argent de l’autre côté. Que l’on enlève le serpent et qu’on le tue, et le poirier portera des fleurs et des fruits des deux côtés.

Le héros s’en retourne et fait connaître les réponses qu’il rapporte. Mais il n’est pas au bout de ses épreuves, et il lui faut encore amener au roi la princesse au château d’or, puis le château lui-même, avec la clé, que la princesse a laissée tomber au fond de la mer, et enfin de l’eau de la vie, pour rajeunir le vieux monarque. Il réussit dans toutes ces épreuves, grâce à sa cavale blanche et à différents autres animaux. Au dénoûment, il épouse la princesse du château d’or, et sa cavale blanche devient une belle dame, qui n’est autre que la sainte Vierge elle-même envoyée par Jésus-Christ pour tirer son filleul d’embarras.

On voit que l’élément chrétien a été introduit après coup dans ce conte, et assez maladroitement, du reste. Dans un quatrième conte bas-breton intitulé : Le Prince blanc et où l’élément païen et l’élément chrétien sont aussi confondus, le héros va, non plus vers le soleil, mais vers le Père Éternel, pour lui adresser plusieurs questions du même genre que celles du conte précédent. Il arrive au pied du mont Sinaï, qu’il gravit péniblement. Plus loin, il rencontre, dans un chemin creux, deux arbres qui s’entrechoquent si violemment, que leur écorce vole en éclats, avec des fragments de bois. Les deux arbres s’arrêtent un moment, pour le laisser passer, mais à la condition qu’il demandera au Père Éternel et leur dira, au retour, pourquoi on les force ainsi à se battre continuellement, depuis six cents ans. Plus loin, c’est une vieille femme qui file, assise sur son rouet, barrant le passage, et elle refuse aussi de le laisser passer, s’il ne lui promet de savoir du Père Éternel pourquoi on la retient ainsi à filer, dans ce chemin, depuis huit cents ans. Plus loin encore, il arrive à un bras de mer, où 11 trouve un passeur qui refuse de le conduire sur la rive opposée, à moins qu’il ne veuille demander au Père Éternel pourquoi on le retient ainsi sur son bateau de passeur depuis neuf cents ans, et s’il a encore longtemps à y rester. Il promet, et le passeur lui fait alors passer la Mer Rouge.

Il gravit ensuite, péniblement, une haute montagne, au sommet de laquelle est une grande et belle plaine, où il voit un troupeau de petits agneaux bondissants et bêlants. Mais leurs bêlements ont quelque chose de triste. Il passe et rencontre, un peu plus loin, une chapelle dont la porte est fermée. Il frappe à la porte, et un vieillard vient lui ouvrir. C’est saint Pierre. Enfin, il arrive jusqu’au Père Éternel, lui adresse ses questions et en reçoit les réponses suivantes :

— Les petits agneaux aux bêlements tristes sont des enfants morts sans baptême. Le vieux passeur sur son bateau sera délivré quand il aura trouvé quelqu’un pour y prendre sa place ; mais il ne faut le lui dire qu’après avoir passé le bras de mer. La vieille fileuse sur son rouet a profané le repos du dimanche, et doit filer éternellement, jusqu’à ce qu’elle ait tué quelqu’un d’un coup de sa quenouille ou de son fuseau. Il ne faut le lui dire aussi qu’après avoir passé. Les deux arbres qui se battent si cruellement sont deux frères ou deux époux qui se disputaient et se battaient constamment, quand ils vivaient sur la terre, et leur supplice ne doit finir que quand ils auront tué un homme en l’écrasant entre eux. Il ne faut le leur dire aussi qu’après avoir passé.

Le héros, en récompense des fatigues de son voyage, doit épouser une des trois filles du roi. Il demande l’aînée, qui lui est venue en aide et l’a mis à même de mener son entreprise à bonne fin. Mais le roi dit que les trois princesses seront mises dans une chambre obscure et que le héros devra y faire son choix. La princesse aînée mange du miel avant l’épreuve, et dit à son protégé qu’il la reconnaîtra facilement au bourdonnement d’une abeille qui voltigera autour de sa tête.

Dans la Revue celtique, vol. II, pages 289 et suivantes, j’ai publié, sous le titre général de : La femme du Soleil, quatre contes bretons où il est également question d’un voyage jusqu’au soleil. Le héros, pendant ce voyage, voit aussi plusieurs choses qui excitent son étonnement et dont il demande l’explication. Il semble ressortir de la comparaison de toutes ces versions que c’est bien au soleil que doivent être adressées les questions, et que le Père Éternel est une substitution arbitraire et relativement moderne.

L’épisode des vaches maigres, dans la prairie au pâturage abondant, et des vaches grasses, dans la plaine de sable aride, se retrouve dans : L’homme aux dents rouges, du recueil de M. Jean Bladé, Contes populaires recueillis en Agenais, page 52, 1874.

Le mythe des heures oubliées se retrouve aussi dans plusieurs contes bretons de ma collection.

Cf. aussi : Musique du ciel, conte irlandais, de Kennedy, traduit par M. Loys Brueyre, dans son important recueil : Contes populaires de la Grande-Bretagne ; la Vieillesse d’Oisin, conte du même recueil qui, tous deux, sont accompagnés de commentaires très-curieux.


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  1. Quand quelqu’un est soupçonné d’avoir dit un gros mensonge, on a coutume de dire, si l’on est dans un appartement clos : Ouvrez la porte ou la fenêtre ! (pour laisser sortir le mensonge).
  2. Dans un autre conte bas-breton : La Princesse de Tronkolaine, la réponse à la même question est celle-ci : — C’est que le château de la princesse de Tronkolaine est ici près, et elle est si belle, qu’il faut que je me montre dans tout mon éclat, pour n’être pas éclipsé par elle.
    Voir : Archives des missions scientifiques et ittéraires, 1872, cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, pages 5 à 9.