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Légendes chrétiennes/Il est bon d’être charitable envers les pauvres

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IV


il est bon d’être charitable envers les pauvres.



Il y avait une fois une femme riche qui n’était guère charitable envers le pauvre. Elle donnait bien un peu, mais non selon ses moyens. Un jour qu’elle avait un grand repas, un vieux mendiant couvert de haillons se présenta au seuil de sa porte et demanda un morceau de pain. Mais on lui dit de s’en aller, qu’on n’avait rien à lui donner.

— Au nom de Dieu, rien qu’une bouchée de pain seulement, car je suis près de mourir de faim ! dit le pauvre, d’une voix à fendre le cœur de pitié.

— Allez-vous-en vite, vous dis-je, répondit la femme en colère, ou je lâcherai mes chiens sur vous !

Et, comme le mendiant restait toujours au seuil de la porte, la femme détacha les chiens et les excita contre lui. Mais les chiens se couchèrent à ses pieds nus et se mirent à les lécher. Le vieillard s’en alla alors.

Mais, le soir, quand les domestiques rentrèrent des champs, ils trouvèrent le corps d’un mendiant mort, dans l’avenue du manoir. Personne ne le connaissait. En arrivant dans la maison, ils dirent à la maîtresse :

— En revenant des champs, nous avons trouvé, dans l’avenue du manoir, le corps d’un vieux mendiant mort ; il sera, sans doute, mort de faim. Il ne doit pas être du pays, car aucun de nous ne le connaît.

La maîtresse envoya une de ses servantes pour voir si c’était le mendiant sur lequel on avait détaché les chiens, et qu’elle avait renvoyé, sans lui rien donner. C’était bien le même : la servante le reconnut parfaitement.

— Eh bien ! dit alors la maîtresse, puisqu’il est mort chez moi, je paierai les frais de son enterrement.

Elle commençait à avoir quelque remords d’avoir si mal reçu le mendiant. Le corps mort fut transporté dans la maison, et les domestiques passèrent la nuit près de lui, à réciter des prières, selon l’habitude. Le lendemain, on le mit dans un cercueil ; on le porta à l’église du bourg, et une messe fut dite à son intention, avant de l’enterrer. La femme assista à la messe et l’accompagna jusqu’au cimetière, avec tous les gens de sa maison. Mais, en rentrant chez elle, après là cérémonie, elle fut bien étonnée de retrouver sur la table de sa cuisine le linceul et le cercueil, et l’argent qu’elle avait donnés pour faire enterrer le mendiant. Alors elle vit clairement que Dieu désapprouvait sa conduite, et elle eut peur, et elle promit d’aller à Rome, et d’y aller à pied, pour se confesser au Pape et faire pénitence de sa faute. Son mari voulut l’accompagner, quoi qu’elle fît pour l’en dissuader, puisqu’elle seule était coupable. Ils partirent ensemble. Mais quand ils furent à quelque distance de la maison, la femme dit tout à coup à son mari :

— Tiens ! j’ai oublié d’emporter l’argent nécessaire pour notre voyage ! Je n’ai pas un sou sur moi. Retournez, je vous prie, prendre de l’argent à la maison, et je vous attendrai ici.

Le mari retourna sur ses pas ; mais sa femme ne l’attendit pas, comme elle avait promis de le faire, et elle continua seule sa route.

Après beaucoup de temps et de peine, elle finit par arriver à Rome ; elle se jeta aux pieds du Saint-Père et les arrosa de ses larmes. Elle se confessa à lui et ne lui cacha rien. Elle fut conduite alors dans la chambre de pénitence, et on lui donna un morceau de pain et un pot rempli d’eau. On l’oublia là pendant un an environ, sans que personne lui portât à manger ou à boire. Au bout d’un an, on conduisit un autre pénitent à la même chambre, où l’on croyait qu’il n’y avait personne.

Le gardien qui le conduisait fut bien étonné d’y trouver une femme en vie et bien portante, comme si elle venait d’y entrer. Alors il se rappela qu’il l’y avait conduite lui-même, il y avait un an. Comment avait-elle pu vivre si longtemps avec un peu de pain et d’eau ? C’était certainement un grand miracle de la part de Dieu. Il courut en avertir le Saint-Père, qui fit aussitôt remettre la pauvre femme en liberté, et elle retourna alors dans son pays[1]. Quand elle arriva à la maison, personne ne la reconnaissait. Il y avait dix ans qu’elle était partie, et on n’avait pas eu de ses nouvelles depuis. Son mari, la croyant morte, s’était remarié. Sa fille aînée, qui l’aperçut arrêtée au seuil de la porte, comme une pauvre mendiante, lui dit d’une voix douce et compatissante :

— Entrez, ma pauvre femme ; ne restez pas dehors, par ce mauvais temps (c’était l’hiver).

Elle entra. Sa fille aînée, qui ne la reconnaissait toujours pas, mit de l’eau sur le feu, et quand elle fut tiède, elle pria la pauvre mendiante de lui permettre de lui laver les pieds. Alors elle reconnut sa mère à une marque qu’elle avait à la jambe gauche. Un de ses fils, qui était à l’école quand elle partit de la maison, était à présent prêtre. Il était là aussi :

— Jésus, mon Dieu ! dit la sœur à son frère, je crois que voici la mère qui nous a mis au monde !

Et ils se jetèrent dans les bras les uns des autres, en pleurant de joie et de bonheur. Le jeune prêtre mit sa mère dans son lit, et, s’agenouillant auprès d’elle, il resta là à la contempler et à pleurer de joie. La marâtre entra en ce moment, et, voyant le jeune prêtre à genoux devant une femme dans son lit, elle courut en avertir son mari et lui dit :

— Ah ! quel prêtre que votre fils ! Venez vite le voir à genoux devant une femme qu’il a dans son lit !

Le mari monta à la chambre, et voyant son fils agenouillé devant une femme qui était dans son lit, il lui dit :

— Qu’est-ce donc que tu fais là, mon fils ?

— Ah ! mon père, s’écria le jeune prêtre, c’est ma mère qui est de retour !

Voilà notre homme bien embarrassé de se trouver avoir deux femmes à présent. Mais la première allait mourir. Elle ne demandait plus à Dieu que le bonheur de pouvoir se confesser à son fils et de trépasser ensuite. Son fils la confessa, lui donna l’absolution, et elle mourut aussitôt, et alla tout droit au paradis de Dieu.


(Marguerite Philippe.)





  1. Voir dans mes Guerziou Breiz-Izel, tome I, page 85, un épisode semblable, sous le titre de : Les trois femmes coupables.