Légendes chrétiennes/Le miracle des trois gouttes de sang

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VII


le miracle des trois gouttes de sang.



Écoutez, habitants de Quimper, un miracle fait dans votre église, au sujet d’un grand crime qui fut commis devant la croix.

Un bourgeois de la ville de Quimper, plein d’amour pour notre Sauveur, fit vœu d’aller visiter Jérusalem et le Golgotha, pour saluer les lieux saints, où souffrit Notre-Seigneur.

Donc, avant de partir, il dit à un sien compère :

— « Compère, au nom de Dieu, veillez sur mes enfants, sur mes enfants et ma femme ; au nom de Dieu, ne les abandonnez pas.

« Gardez mon or et mon argent, pour les entretenir honnêtement ; soyez leur père, je vous en prie, et Dieu vous en récompensera. »

Ayant fait ces recommandations à son compère, il prit congé de ses enfants, et fit ses adieux à sa femme, qui se mit à pleurer, toute désolée.

Puis, se mettant à genoux devant monseigneur saint Corentin, il lui demanda sa grâce et sa bénédiction.

Après s’être recommandé à son maître et bienheureux patron, il se mit gaîment en route, sous la protection de Dieu et de tous les saints.

Il fut longtemps absent ; son voyage fut long et difficile, et durant tout ce temps, il n’eut aucune nouvelle de sa femme ni de ses enfants.

Ô folles espérances de ce monde ! ô trahison cruelle ! Son compère abandonna ses enfants dans le besoin.

Tenté du démon, il garda l’argent que lui confia le pèlerin, avant de se mettre en route.

C’était pitié d’entendre les pauvres enfants qui criaient :

— « Mère, donnez-nous du pain ! il y a un jour entier que nous n’avons mangé !

— « Hélas ! mes pauvres enfants, leur répondait-elle, il n’y a pas un morceau de pain dans la maison ; le compère garde notre argent, comme un voleur. »

La pauvre femme fut forcée de vendre tout ce qu’elle avait, puis d’aller mendier avec ses enfants.

Enfin, après l’avoir longtemps attendu, son mari revint à la maison, et il faillit mourir de compassion, quand il vit en quel état étaient ses pauvres enfants.

Il alla trouver son compère au cœur cruel, pour lui demander ce qu’il lui avait confié.

Mais le méchant lui répondit :

— « Tu ne m’as jamais rien donné ; retire-toi, effronté ; me prends-tu donc pour un voleur ? »

L’autre lui répliqua alors :

— « Je m’en rapporterai à ton serment ; viens à l’église jurer devant la croix, et prenons pour témoin le Dieu souverain. »

Ils se rendirent dans l’église de saint Corentin, et là, le méchant donna à l’autre une canne à tenir en sa main, avant de jurer.

Dans cette canne était caché l’argent qu’il avait volé ; mais il ne pouvait rien cacher à Dieu.

Il s’avança alors devant Notre-Seigneur crucifié, pour jurer qu’il avait rendu à son confère ce que celui-ci lui avait confié.

Au moment où il faisait le serment maudit, sa méchanceté fut dévoilée : la canne s’entr’ouvrit et laissa tomber l’argent à terre.

Les pieds sacrés de l’image de Notre-Seigneur sur la croix se détachèrent alors et répandirent trois gouttes de sang, en témoignage du grand péché.

Habitants de Quimper, adorez ce crucifix, qui est encore dans votre église. Adorez, chaque jour, du fond du cœur, les trois gouttes de sang.

Je vous salue, trois gouttes de sang répandues par Jésus, mon père ; lavez, je vous prie, mon cœur, afin que je puisse trouver le véritable pardon.

Ô divin sang de Jésus, et le lait de sa mère miséricordieuse, vous serez tout mon espoir et ma confiance en tout danger[1].




  1. On voyait encore, au siècle dernier dans le chœur de la cathédrale de Quimper, au fond du sanctuaire, un autel dit des Trois gouttes de sang, en souvenir du miracle dont il est ici question. Ou y conservait le crucifix qui était censé avoir répandu trois gouttes de sang, et les linges sur lesquels elles étaient tombées furent recueillis et sont encore conservés dans le trésor de l’église, avec la tête du christ qui les répandit. Pendant longtemps, on célébra, le mercredi avant les Cendres, la fête de l’effusion des trois gouttes de sang, qui est mentionnée en ces termes dans le Martyrologe romain : Feria quarta anie Cineres : Corisopiti in ecclesia cathedrali, festum trium guttarum sanguinis, quas mirabiliter effudit imago lignea crucifixi, in execrationem perjurii coram ipsamet imagine perpetrati.
    Voici, du reste, d’après le propre du diocèse de Cornouaille, la leçon qui a été suivie et mise en vers bretons par le père Maunoir :
    « Un honorable habitant de Quimper, possesseur d’une grande fortune, avait, avant d’entreprendre un voyage en Terre Sainte, remis le soin de sa famille et l’administration de ses biens à un de ses amis, en qui il avait la plus grande confiance. Lorsqu’il revint, après une absence de plusieurs années, et qu’il réclama de son ami l’argent qu’il lui avait confié, celui-ci répondit qu’il n’avait rien reçu de lui. Il appela en conséquence devant le juge d’église le dépositaire infidèle, et, comme il n’avait pas de témoins pour prouver la justice de sa réclamation, il demanda que le litige fût résolu par un serment solennel devant l’image du crucifix. Ils se rendirent donc tous deux dans la cathédrale, et au moment où le dépositaire infidèle confirmait son mensonge par un faux serment, les deux pieds de l’image du Christ, qui étaient placés l’un sur l’autre et attachés à la croix par un seul clou, se disjoignirent, et trois gouttes de sang en tombèrent miraculeusement. » (Proprium sanctorum diocesis Corisopitensis. Quimper, J. Perier, 1701, page 95.)
    Voir Monographie de la cathédrale de Quimper, par R. F. Le Men, 1877, page 12.
    On voyait anciennement dans l’église de Callac (Côtes-du-Nord) une peinture représentant le même miracle, ou un autre semblable.
    Quant à la tradition de la canne brisée et recelant des pièces d’or, on la trouve aussi dans Don Quichotte, deuxième partie, chap. xlv.
    Un vitrail moderne de la cathédrale, peint je crois par M. Hirsch, et qui se trouve dans la dernière chapelle du collatéral sud, au bas de l’église, représente le même sujet ; mais le peintre ne semble pas avoir bien connu la légende, car le bâton qui doit receler les pièces d’or ne figure pas dans son tableau.