Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 2/Chapitre 1

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 69-108).


CHAPITRE PREMIER


L’ENFANCE



« Je suis né et j’ai passé ma tendre enfance au village de Iasnaia Poliana ». C’est ainsi que L.-N. Tolstoï commence ses « Souvenirs », — et nous nous croyons obligé, avant de décrire l’enfance, de dire quelques mots de ce remarquable coin du monde dont la destinée était d’acquérir une célébrité universelle. Quels visiteurs n’ont pas vu Iasnaia Poliana ! Des habitants de l’archipel malais, des Australiens, des Japonais et des Américains, des sectaires de la Sibérie et les représentants de toutes les nations de l’Europe l’ont visité et ont emporté dans tous les coins du monde la description de ce domaine et les paroles et les pensées du grand vieillard, son habitant. Iasnaia Poliana, propriété familiale des princes Volkonskï, est situé dans le district de Krapivna, de la province de Toula, presque aux confins du district de Toula, à quinze verstes au sud de la ville. Près de ce village se croisent trois grandes routes, datant de trois époques diverses : la vieille route de Kiev, maintenant couverte d’herbes ; la nouvelle chaussée de Kiev, et la voie ferrée de Moscou-Koursk dont la plus proche station, Kozlovka-Zasiéka, se trouve à trois verstes et demie de la maison de L.-N. Tolstoï. Le joli paysage accidenté qui entoure Iasnaia Poliana est coupé par un long ruban de forêt, qui appartient à l’État, et qui porte le nom de Zasiéka. Ce nom rappelle les temps lointains, quand, dans cet endroit, les peuples slaves devaient repousser les attaques des Tatars de la Crimée et autres peuples Mongols et couper le bois (en russe zasiékate) afin d’en faire des barricades, obstacles infranchissables pour les hordes ennemies.

La maison où naquit L.-N. Tolstoï n’existe plus à Iasnaia Poliana. Commencée par son grand-père, le prince Volkonskï, et terminée par son père, elle fut vendue comme matériaux à un propriétaire voisin, M. Gorokov, et se trouve dans le bourg de Dolgoié, à trente verstes de Iasnaia Poliana.

Au commencement des années 50, L.-N. Tolstoï, ayant un pressant besoin d’argent, chargea un de ses parents de vendre cette maison. L’immense maison seigneuriale à colonnades et balcons

Le Village d’Iasnaïa Poliana

fut vendue au prix excessivement minime de cinq mille roubles. D’une lettre de Léon Nikolaievitch à son frère on voit qu’il eut beaucoup de peine à se résoudre à cette vente et ne le fit que poussé par la nécessité. Elle est maintenant au village de Dolgoié, tout à fait abandonnée, les fenêtres clouées. Les deux maisons actuelles de Iasnaia Poliana sont deux pavillons transformés qui se trouvaient autrefois de chaque côté de la grande maison vendue. Une partie de l’emplacement de l’ancienne grande maison est plantée d’arbres, l’autre partie a été nettoyée pour le croquet, et, à la belle saison, cet endroit sert de salle à manger.

Devant les maisons il y a maintenant un jardin de fleurs et derrière, le vieux jardin avec les étangs et les allées de tilleuls centenaires. Le jardin est entouré d’un fossé et d’un rempart. À l’entrée se trouvent deux tours rondes, en briques blanchies. À en croire les anciens, du temps des vieux princes Volkonskï, les sentinelles se tenaient près de ces tours. Une allée de bouleaux, qu’on appelle l’avenue, va de ces tours à la maison. À l’ancien jardin a été ajouté un jardin fruitier, planté sous la direction de Léon Nikolaievitch lui-même. Et toute la propriété, disposée sur la colline, est couverte d’une riche et épaisse verdure.

Sur la naissance de L.-N. Tolstoï on ne connaît malheureusement aucun détail intéressant, sauf l’extrait suivant de l’acte de naissance cité dans les souvenirs de Zagoskine. « Le 28 août 1828, dans le village de Iasnaia Poliana, chez le comte Nicolas Ilitch Tolstoï, est né un fils, Léon, baptisé le 29 par le prêtre Vassili Mojaiski assisté du diacre Archip Ivanov, du sacristain Alexandre Féodorov et du chantre Fédor Grigoriev. Les parrains étaient : le propriétaire du district de Bélevsk Semen Ivanovitch Iazikov et la comtesse Pélagie Tolstoï »[1]. Cette comtesse Pélagie Tolstoï était la grand-mère paternelle de Léon Nikolaievitch : Pélagie Nikolaievna.

Tels sont les maigres renseignements que nous possédons sur la naissance de Léon Nikolaievitch. Mais sur sa tendre enfance nous connaissons déjà beaucoup de choses intéressantes. Rarement biographe posséda des renseignements autobiographiques remontant si loin que celui qui écrit ces lignes. Dans ses Premiers Souvenirs, L.-N. Tolstoï rappelle les vagues sensations de l’emmaillotement, sensations se rapportant ainsi à la première année de la vie. Nous transcrivons ici ces souvenirs :

« Voici mes premiers souvenirs (que je ne saurais mettre en ordre, ignorant ce qui fut avant ou après ; pour quelques-uns même, j’ignore s’ils furent le rêve ou la réalité). Les voici. Je suis ligoté. Je veux délivrer mes bras, mais je n’y puis parvenir et je crie, je pleure, et mon cri m’est désagréable à moi-même, mais je ne puis m’arrêter. Quelqu’un est près de moi, je ne sais pas qui, et se penche vers moi, tout cela dans la demi-obscurité. Mais je me rappelle qu’il y avait deux personnes et que mes cris agissaient sur elles ; elles s’en inquiétaient mais ne me détachaient pas, ce que je désirais ; et je criais encore plus fort. Il leur semblait que c’était nécessaire (de me tenir attaché) tandis que moi je sentais que ce n’était pas du tout nécessaire et voulais le leur exprimer. Et je poussais des cris aigus, désagréables pour moi-même, mais que je ne pouvais retenir. Je sens l’injustice et la cruauté non des gens, puisqu’ils me plaignent, mais du sort, et m’attendris sur moi-même. Je ne sais pas et ne saurai jamais ce que c’était. Était-ce mon maillot quand j’étais encore nourrisson, d’où je tâchais de sortir mes bras, ou était-ce le maillot qu’on m’avait mis quand j’avais plus d’un an pour que je ne gratte pas mes boutons ? Était-ce un mélange de souvenirs, d’impressions nombreuses, comme il arrive dans le rêve ? Mais il y a une chose sûre, c’est que cette impression est la première et la plus forte de toute ma vie. Et ce n’est pas mon cri, pas mes souffrances qui sont mémorables pour moi, mais la complexité, la contradiction des impressions. Je désire la liberté, elle ne peut gêner personne, et moi qui ai besoin de force je suis faible et ce sont eux qui sont forts.

« L’autre impression est joyeuse. Je suis assis dans un baquet, une odeur pas désagréable, nouvelle, d’une substance quelconque avec laquelle on frotte mon petit corps m’entoure. C’était probablement du son qui devait être dans l’eau du baquet. La nouveauté de l’impression du son m’éveilla et pour la première fois je remarquai et aimai mon petit corps aux côtes visibles sur la poitrine, et le baquet poli, les bras découverts de ma vieille bonne, et l’eau chaude, et surtout la sensation des bords lisses, mouillés, du baquet, quand je passais les mains dessus.

« C’est étrange et terrible de penser que depuis ma naissance jusqu’à l’âge de trois ans, — période pendant laquelle on m’a allaité, emmaillotté, pendant laquelle j’ai commencé de grimper, de parler, de marcher, — j’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne puis trouver aucun autre souvenir, sauf ces deux. Quand ai-je commencé ? Quand ai-je commencé à vivre ? Pourquoi m’est-il joyeux de me représenter ce temps, tandis qu’il m’est terrible de songer au moment où je rentrerai de nouveau dans cet état de mort duquel ne restera pas de souvenirs exprimables par des paroles ? N’ai-je pas vécu alors, quand j’apprenais à regarder, écouter, comprendre, parler, quand je dormais, tétais, riais et égayais ma mère ? J’ai vécu et vécu béatement ! N’est-ce pas alors que j’ai acquis tout ce dont je vis maintenant, et tant et si rapidement que, durant tout le reste de ma vie, je n’ai pas acquis un centième de tout cela ? De l’enfant de cinq ans jusqu’à moi, il n’y a qu’un pas. De l’enfant nouveau né jusqu’à cinq ans, il y a une distance effrayante. De l’embryon au nouveau-né il y a un abîme ; et du néant jusqu’à l’embryon, ce n’est déjà plus un abîme, mais quelque chose d’inconcevable. Ce n’est pas tout de dire que l’espace, le temps, la cause sont des formes de la spéculation et que le sens de la vie est en dehors de ces formes, mais toute notre vie n’est qu’une soumission de plus en plus grande à ces formes et de nouveau la délivrance d’elles.

« Mes souvenirs les plus lointains se rapportent ensuite à l’âge de quatre à cinq ans. Mais ils sont peu nombreux et aucun n’a trait à la vie en dehors de la maison.

« La nature, jusqu’à cinq ans, n’existe pas pour moi. Tout ce que je me rappelle se passe dans le lit, dans la chambre. Ni l’herbe, ni les feuilles, ni le ciel, ni le soleil n’existaient pour moi. Il est impossible qu’on ne m’ait pas donné pour jouer des fleurs, des feuilles, que je n’aie pas vu d’herbe, qu’on m’ait caché du soleil. Mais jusqu’à cinq ou six ans, aucun souvenir de ce que nous appelons la nature. Probablement qu’il faut s’éloigner d’elle pour la voir, tandis que moi j’étais la nature même.

« Après le baquet, le plus lointain souvenir est celui d’« Iéréméievna ». « Iéréméievna » c’était le mot avec lequel on nous effrayait quand nous étions enfants. Voici ce que je me rappelle à ce sujet. Je suis au lit, je suis gai et me sens bien comme toujours. Je n’y penserais pas, mais tout d’un coup, ma bonne ou quelque personne de notre entourage, prononce quelque chose d’une voix nouvelle pour moi et s’en va ; alors, à la gaieté se joint la peur. Je me souviens que je n’étais pas seul, il y avait encore quelqu’un comme moi (probablement ma sœur cadette Machenka, d’une année plus jeune que moi, dont le lit était à côté du mien), je me souviens d’un tapis près de mon lit, et avec ma sœur nous nous réjouissons et avons peur de ce quelque chose d’extraordinaire qui est arrivé avec nous, et je me cache dans l’oreiller et je regarde la porte d’où j’attends quelque chose de nouveau et de gai. Et nous rions, nous nous cachons, nous attendons. Et voilà que paraît quelqu’un en robe et en bonnet comme je n’en ai jamais vus, mais je reconnais que c’est cette même personne qui est toujours avec moi (ma bonne ou ma tante, je ne sais) et cette personne dit d’une grosse voix quelque chose de terrible sur les enfants méchants et sur « Iéréméievna ». Je pousse des cris de peur et de joie. J’ai peur en effet, mais en même temps je suis content d’avoir peur et je désire que celle qui m’effraye ne sache pas que je l’ai reconnue.

« Nous nous taisons, mais bientôt nous nous mettons à chuchoter pour faire paraître de nouveau « Iéréméievna ».

« J’ai conservé un autre souvenir analogue à « Iéréméievna », probablement postérieur en date, car il est plus net, mais il m’est toujours resté incompréhensible.


La maison natale de Tolstoï transportée d’Iasnaïa Poliana
au bourg de Dolgoïe

« Dans ce souvenir le rôle principal est tenu par l’Allemand Féodor Ivanovitch, notre gouverneur, mais je suis sûr que je n’étais pas encore sous sa surveillance. Ce souvenir remonte donc au delà de mes cinq ans ; et c’est la première impression que j’aie gardée de Féodor Ivanovitch. Ce souvenir remonte si loin que je ne me rappelle encore personne, ni mes frères, ni mon père ; si je garde une représentation quelconque de quelqu’un, ce n’est que de ma sœur, et uniquement parce qu’elle avait peur, comme moi, d’« Iéréméievna ». À ce souvenir se joint celui que dans notre maison il y a un étage en haut. Comment suis-je allé là ? Y suis-je monté seul, quelqu’un m’a-t-il porté ? Je ne puis me souvenir. Mais je me rappelle que nous sommes nombreux, que nous tous faisons la ronde et nous tenons par la main, qu’il y a parmi nous des femmes étrangères (je me rappelle, je ne sais pourquoi, que c’étaient des blanchisseuses), et tous nous nous mettons à tourner et à sauter. Féodor Ivanovitch sautille aussi en soulevant trop haut les jambes et faisant trop de bruit, et au même moment, je sens que ce n’est pas bien, que c’est de la débauche ; et il me semble que je me mis à pleurer et que tout fut terminé.

« C’est tout ce que je me rappelle avant l’âge de cinq ans. Je ne me rappelle ni mes bonnes, ni mes tantes, ni mes frères, ni mes sœurs, ni mon père, ni ma chambre, ni mes jouets. Mon souvenir se précise à dater du moment où je passai en bas, chez Féodor Ivanovitch, avec les enfants plus âgés.

« C’est là que j’éprouvai pour la première fois, et, par conséquent, plus fort que jamais, le sentiment qu’on appelle sentiment du devoir, la croix, dit-on, que chacun doit porter. J’avais du regret à laisser ce à quoi j’étais habitué (habitué depuis l’éternité). Cela m’était triste, poétiquement triste, de me séparer non tant des gens, de ma sœur, de ma bonne, de ma tante, que de mon lit, de mes rideaux, de ma descente de lit, de mon oreiller, et cette nouvelle vie où j’entrais me paraissait terrible. Je tâchais de la trouver gaie. Je tâchais de croire aux paroles douces avec lesquelles Féodor Ivanovitch m’attirait à lui ; je tâchais de ne pas voir le mépris avec lequel mes aînés me recevaient parmi eux, moi, le cadet. Je tâchais de penser que c’était honteux pour un grand garçon de vivre avec des fillettes, et que cette vie en haut, avec la bonne, n’avait rien de bon. Mais au fond de l’âme j’étais profondément triste, je savais que je perdais irrémédiablement l’innocence et le bonheur. Et seuls le sentiment de dignité et la conscience de remplir un devoir me soutenaient. Plusieurs fois dans le cours de ma vie, il m’est arrivé de vivre de pareils moments. Aux carrefours de la vie, en m’engageant dans de nouveaux chemins, j’éprouvais la douleur douce de l’irrévocable, de l’irréparable. Je n’avais jamais pu croire que ce serait, bien qu’averti qu’on me ferait passer chez les garçons. Mais je me rappelle que la robe de chambre avec la ceinture cousue dans le dos qu’on mit sur moi me donna l’impression d’être retranché pour toujours de l’étage supérieur, et ici, pour la première fois, j’ai remarqué non tous ceux avec qui j’avais vécu en haut, mais la personne principale que je ne remarquais pas auparavant : ma tante, Tatiana Alexandrovna. Je me la rappelle : pas grande, forte, les cheveux noirs, bonne, tendre, compatissante. Elle me mit la robe de chambre en m’embrassant, attacha la ceinture, et je voyais qu’elle sentait la même chose que moi : que c’était triste, affreusement triste, mais qu’il le fallait. Pour la première fois je sentis que la vie n’est pas un jeu, mais une chose difficile. Sentirai-je la même chose quand viendra la mort ? Comprendrai-je que la mort, ou la vie future, n’est pas un jeu, mais une chose difficile ?[2] »

Sur cette tante Tatiana Alexandrovna, L.-N. Tolstoï, dans « ses Souvenirs », donne les renseignements suivants : « Après mon père et ma mère, la personne qui eut le plus d’influence sur ma vie, ce fut Tatiana Alexandrovna Ergolskï, notre tante, comme nous l’appelions. C’était une parente très éloignée, du côté de ma grand-mère. Elle et sa sœur, Lise, qui épousa le comte Pierre Ivanovitch Tolstoï, restèrent très jeunes, orphelines et pauvres. Il y avait encore quelques frères que les parents mirent quelque part. Quant aux fillettes, Tatiana Séméonovna Skouratova, qui fut très puissante et célèbre dans tout le district de Tchérnsk, et ma grand’mère, résolurent de les élever. On fit des petits billets qu’on plaça sous les icônes, et après, on tira au sort : Lise alla chez Tatiana Séméonovna et la petite brunette chez ma grand-mère. Tanietchka, comme on l’appelait chez nous, était de l’âge de mon père ; elle était née en 1795. Elle fut élevée sur un pied d’égalité parfaite avec mes tantes, et tous l’aimaient tendrement. On ne pouvait, en effet, ne pas l’aimer, vu la fermeté, la résolution, la droiture de son caractère et, en même temps, son abnégation. Le fait suivant, qu’elle nous raconta en nous montrant une longue trace de brûlure sur l’avant-bras, donne une idée de son caractère : Encore enfants, elles avaient lu l’histoire de Muscius Scévola, et discutaient qu’aucune d’elles ne se déciderait à en faire autant. — « Moi… je le ferai ! » dit-elle. — « Tu ne le feras pas ! » dit Iazikov, mon parrain, et, ce qui est aussi très caractéristique pour lui, il enflamma à la bougie une règle qui était toute noircie et fumée. — « Tiens, mets-la sur ton bras », dit-il. Elle tendit son bras blanc (les fillettes étaient toujours décolletées et bras nus) et Iazikov y posa la règle. Elle fronça les sourcils, mais ne retira pas son bras, et elle ne poussa un gémissement que quand la règle avec la peau se détacha de son bras. Quand les grands, voyant sa blessure, lui demandèrent comment elle s’était fait cela, elle leur répondit qu’elle l’avait fait exprès pour sentir ce qu’avait éprouvé Muscius Scévola. Telle elle était en tout : résolue et dévouée.

« Elle devait être très attrayante avec sa longue tresse noire, souple, ses yeux noirs d’agathe et son expression énergique et animée. V.-J. Uchkov, le mari de la tante Pélagie Ilinichna, grand viveur, quand il était déjà tout vieux parlait d’elle avec ce sentiment des amoureux parlant de l’ancien objet de leur flamme. Il se rappelait d’elle : — « Toinette ! Oh, elle était charmante ! »

« Quand je commençai à la comprendre elle avait déjà plus de quarante ans, et je ne me suis jamais demandé si elle était belle ou non : je l’aimais tout simplement, et j’aimais ses yeux, son sourire, sa main brune, large, courte, traversée d’une veine énergique.

« Il est probable qu’elle aima mon père et que mon père l’aima ; mais elle ne l’épousa pas, dans sa jeunesse, afin qu’il pût se marier avec ma mère qui était riche ; et après la mort de ma mère elle ne l’épousa pas non plus, ne voulant point altérer les liens purs, poétiques qui l’unissaient à lui et à nous. Parmi ses papiers, dans un petit portefeuille de perles, on trouva le billet suivant écrit en 1836, six ans après la mort de ma mère :

« 16 août 1836, Nicolas m’a fait aujourd’hui une étrange proposition,, celle de l’épouser, de servir de mère à ses enfants et de ne jamais les quitter. J’ai refusé la première proposition, j’ai promis de remplir l’autre tant que je vivrai[3]. »

« Elle écrivit cela, mais elle n’en parla jamais à aucun de nous. Après la mort de mon père elle remplit son second désir. Nous avions deux tantes et notre grand-mère. Toutes avaient sur nous plus de droits que Tatiana Alexandrovna que nous appelions tante seulement par habitude, alors que notre parenté était si éloignée que je n’en ai jamais bien su le degré. Mais, par droit d’amour, comme Bouddha au cygne blessé, elle occupait dans notre éducation la première place ; et nous le sentions.

« J’avais des élans d’amour passionné pour elle. Je me rappelle qu’une fois, sur le divan de notre salon, j’avais alors cinq ans, je m’étais couché derrière elle. Tendrement elle me toucha de la main. Je saisis cette main et me mis à la baiser et pleurai d’amour attendri pour elle.

« Elle avait été élevée comme une demoiselle de riche famille. Elle parlait et écrivait le français mieux que le russe, jouait admirablement du piano, mais, pendant trente ans, elle n’y toucha point. Elle se mit à jouer seulement quand déjà grand j’appris moi-même à jouer. Quand je jouais avec elle à quatre mains, elle m’étonnait par la correction et l’élégance de son jeu. Elle était très bonne pour les domestiques, ne leur parlait jamais durement, ne pouvait supporter même l’idée des coups, mais elle regardait les serfs comme des serfs, et se tenait envers eux comme une dame. Quand, avec ses dépouilles mortelles, on traversa le village, de toutes les maisons sortirent des paysans et ils firent dire des prières. Son trait principal c’était l’amour, mais je dois dire à mon regret que c’était l’amour pour un seul homme, pour mon père. Ce n’est qu’en s’irradiant de ce centre que son amour s’étendait sur tous. On sentait qu’en nous elle n’aimait que lui, et elle aimait tous parce que toute sa vie n’était qu’amour.

« Par son amour elle avait sur nous les plus grands droits, mais nos tantes, surtout Pélagie Ilinichna, qui nous emmena à Kazan, avait des droits légaux et Tatiana Alexandrovna s’y soumit. Mais son amour n’en faiblit pas. Elle vécut alors chez sa sœur, la comtesse L.-A. Tolstoï, mais son cœur était avec nous, et dès qu’elle le pouvait elle venait nous rejoindre. Elle passa les vingt dernières années de sa vie avec moi à Iasnaia Poliana et ce fut pour moi un grand bonheur. Mais nous ne savions pas l’apprécier, d’autant plus que le vrai bonheur n’est jamais ni éclatant, ni remarqué. Je l’appréciais, mais pas suffisamment. Elle aimait à avoir dans sa chambre, en divers pots, des sucreries, des raisins, des gâteaux, des dattes ; elle aimait à acheter de tout cela et à m’en régaler le premier ; je ne puis oublier ni me rappeler sans de cruels remords que plusieurs fois je lui refusai de l’argent pour cela, tandis qu’elle, soupirant tristement, se taisait. Il est vrai qu’alors j’étais gêné, mais maintenant je ne puis me rappeler sans horreur comment je le lui ai refusé.

« J’étais déjà marié ; elle commençait à devenir faible ; une fois, dans sa chambre, en se détournant (elle était prête à pleurer), elle me dit « Voilà, mes chers amis, ma chambre est très bonne et vous fera besoin, et si j’y mourais, fit-elle d’une voix tremblante, le souvenir vous la rendrait désagréable, alors donnez-moi une autre chambre pour que je ne meure pas ici. » Telle elle était depuis mon enfance, alors que je ne pouvais encore comprendre…

« Sa chambre était ainsi disposée : au coin gauche un chiffonnier plein de bibelots n’ayant de valeur que pour elle. À droite, une armoire à icônes et une grande image du saint Sauveur, encadrée d’argent. Au milieu, le divan sur lequel elle dormait ; devant, une table ; à droite, la porte de la chambre de sa bonne.

« J’ai dit que la tante Tatiana Alexandrovna eut une très grande influence sur moi. Cette influence provint, premièrement de ce que, encore enfant, elle me fit connaître le plaisir moral d’aimer. Et elle ne me l’apprit point par des mots, mais par toute sa personne. J’ai vu, j’ai senti combien c’était bon pour elle d’aimer et j’ai compris le bonheur de l’amour ; deuxièmement : elle me fit comprendre le charme de la vie réfléchie et isolée[4]. »


Dans le parc d’Iasnaïa Poliana

Mais nous en reparlerons en son temps.

Dans le chapitre consacré aux parents de Tolstoï, nous avons déjà mentionné que l’Enfance, l’Adolescence et la Jeunesse ne peuvent être regardées comme autobiographiques. Toutefois cette observation se rapporte plutôt aux faits extérieurs et aux images composées par l’auteur pour orner le tableau qu’il dépeint. Mais en ce qui concerne la description des états d’âme du héros de la nouvelle, nous pouvons affirmer que, sous telle ou telle autre forme, ces états d’âme furent ceux de l’auteur lui-même, c’est pourquoi il nous semble permis d’en user pour compléter notre biographie.

En outre, nous savons que certains types présentés dans cette œuvre sont écrits d’après nature. Ainsi l’Allemand Karl Ivanovitch Mayer n’est autre que Féodor Ivanovitch Roessel, précepteur allemand qui vécut dans la famille Tolstoï et que nous avons déjà mentionné. L.-N. Tolstoï lui-même parle de lui dans ses « Premiers Souvenirs ». Cette personne dut certainement avoir une grande influence sur le développement de l’âme de l’enfant, et il faut penser que cette influence était très bonne, car l’auteur de l’Enfance décrit avec une affection particulière sa nature honnête, droite, bonne et aimante. Ce n’est pas sans raison qu’il commença l’histoire de son Enfance précisément par le portrait de ce personnage. Féodor Ivanovitch est mort à Iasnaia Poliana et repose dans le cimetière de l’église paroissiale.

Un autre personnage de l’Enfance, l’innocent Gricha, bien qu’en partie imaginaire, porte indiscutablement quelques traits pris sur le vif, qui ont laissé en l’âme de l’enfant une trace profonde. Léon Nikolaiévitch lui consacre ces lignes touchantes en racontant la prière du soir qu’il avait entendue de lui : « Ces paroles étaient incohérentes, mais touchantes. Il priait pour tous ses bienfaiteurs (il appelait ainsi tous ceux qui le recevaient) et entre autres pour maman, pour nous. Puis il pria pour lui-même, demanda à Dieu le pardon de ses péchés et répéta : « Dieu, pardonne à mes ennemis ! » En geignant, il se leva et répéta encore et encore les mêmes paroles, se prosterna à terre et de nouveau se releva, malgré le poids des chaînes qui, en frappant la terre, faisaient un bruit sec, métallique… Gricha resta encore longtemps dans cet état d’extase religieuse, improvisant des prières. Tantôt il répétait plusieurs fois de suite : Seigneur, aie pitié de nous, mais chaque fois avec plus de force et d’expression ; tantôt il disait : Pardonne-moi, Seigneur, enseigne~moi ce qu’il faut faire… enseigne-moi ce qu’il faut faire, ô Seigneur ! avec expression, comme s’il eût attendu la réponse immédiate à ses paroles ; tantôt on n’entendait que des sanglots plaintifs… Il se releva, croisa ses bras sur sa poitrine et se tut…

… « Que ta volonté soit faite ! s’exclama-t-il subitement avec une expression inimitable, et il se prosterna, le front à terre et pleura comme un enfant.

« Beaucoup d’eau a coulé depuis, beaucoup de souvenirs du passé ont perdu pour moi leur sens et sont devenus des rêves vagues, même le pèlerin Gricha a fini depuis longtemps son dernier voyage, mais l’impression qu’il produisit sur moi et le sentiment qu’il excita en moi ne sortiront jamais de ma mémoire.

« Ô grand chrétien Gricha ! Ta foi était si forte que tu sentais la proximité de Dieu ; ton amour si grand que les paroles coulaient d’elles-mêmes de tes lèvres, tu ne les contrôlais pas par la raison… Et quelle haute louange apportas-tu à sa magnificence quand, ne trouvant plus de paroles, tout en larmes, tu te prosternas sur le sol…[5]. »

N’avons-nous pas le droit d’appeler cet homme le premier maître de la foi populaire qui s’est emparée de l’âme de Tolstoï après ses recherches infructueuses dans les sentiers de la théologie, de la philosophie et des sciences positives, et que lui, à son tour, a éclairée par la lumière de sa raison, purifiée et fortifiée dans la lutte et les souffrances qui accompagnent inévitablement toutes les recherches de la vérité ?

Nous trouvons dans ses souvenirs quelques indications à ce propos :

« L’innocent Gricha est un personnage inventé, dit Léon Nikolaievitch. Il y avait quantité d’innocents divers dans notre maison, et moi — j’en suis profondément reconnaissant à mes maîtres, — j’étais habitué à les regarder avec le plus grand respect. Si quelques-uns d’entre eux manquaient de franchise, s’il y avait dans leur vie des moments de faiblesse, le but de leur existence, bien que pratiquement inepte, était si élevé que je suis heureux d’avoir appris dans l’enfance à comprendre inconsciemment la grandeur de leurs actes. Ils faisaient ce dont parle Marc-Aurèle : « Il n’y a rien de plus grand que de supporter le mépris pour la vie bonne. » La séduction de la gloire humaine qui se mêle toujours aux beaux actes est si nuisible, si inévitable qu’il est impossible de ne pas sympathiser aux tentatives non seulement de s’affranchir de la louange, mais même de provoquer le mépris des hommes. Maria Guerassimovna, la marraine de ma sœur, était une pareille innocente. Un autre innocent, Evdokimouchka, et quelques autres étaient également nos hôtes.

« Étant enfants, nous écoutions la prière non d’un innocent, mais d’un idiot, Achim, l’aide du jardinier, qui faisait ses prières dans la grande galerie de la maison d’été, entre les deux serres, et, en effet, j’étais profondément frappé et touché par sa prière où il parlait à Dieu comme à une personne vivante :

« Tu es mon médecin, tu es mon pharmacien », disait-il avec une confiance imperturbable. Et ensuite il chantait le verset du jugement dernier : Dieu séparant les justes des pécheurs et remplissant de sable jaune les yeux de ces derniers…[6]. » Parmi d’autres personnages secondaires de la nouvelle, nous mentionnerons Mimi et sa fille Katenka, « quelque chose comme le premier amour ». Sous le nom de Mimi, Tolstoï a décrit la gouvernante de leurs voisins, et sous celui de Katenka une pupille de la famille Tolstoï : Dounietchka Témiachev.

Voici comment, dans ses souvenirs, Léon Nikolaievitch parle de cette Dounietchka :

« Outre mes frères et ma sœur, depuis l’âge de cinq ans grandissait avec nous une fillette de mon âge, Dounietchka Témiachev. Je dois dire qui elle était et comment elle vint chez nous. Parmi les visiteurs mémorables pour moi, dans mon enfance, outre le mari de ma tante Uchkov, qui avait un aspect étrange pour les enfants avec ses moustaches noires, ses favoris, ses lunettes (j’aurai encore beaucoup à parler de lui), mon parrain S.-J. Iazikov, extraordinairement laid et tout pénétré de l’odeur du tabac — il avait trop de peau sur son grand visage et la tirait perpétuellement en grimaces les plus étranges, — et nos deux voisins, Ogarev et Isléniev, se trouvait encore un parent très lointain, par Gortchakov, le riche célibataire Témiachev, qui appelait mon père son frère et nourrissait pour lui une affection enthousiaste. Il vivait à quarante verstes de Iasnaia Poliana, au village de Pirogovo. Une fois il nous apporta de chez lui des petits cochons à la queue en tire-bouchon qu’on disposa sur un grand plateau dans l’office. Témiachev, Pirogovo et les petits cochons s’unissaient pour moi en une seule image.

« En outre Témiachev nous était mémorable parce qu’il jouait dans la salle un motif de danse quelconque (le seul morceau qu’il sût jouer) et nous forçait à danser aux sons de cette musique. Quand nous demandions ce qu’il fallait danser, il nous répondait qu’avec cette musique on pouvait danser toutes les danses, et nous aimions à en profiter.

« Un soir d’hiver, nous venions de prendre le thé, nous devions bientôt aller au lit et mes yeux commençaient à se fermer. Tout à coup, de l’office quelqu’un entra au salon où tous étaient réunis, et où brûlaient deux bougies, si bien qu’on était dans une demi-obscurité. Il entra par la grande porte ouverte, d’un pas rapide, en bottes souples, et, arrivé au milieu du salon, il tomba à genoux. Sa longue pipe allumée, qu’il tenait à la main, se heurta contre le parquet, et des étincelles jaillirent et éclairèrent le visage de l’homme prosterné : c’était Témiachev. Je ne me rappelle pas ce qu’il dit à mon père en tombant à genoux devant lui. J’appris seulement plus tard qu’il s’était ainsi prosterné devant mon père, parce qu’il avait amené avec lui sa fille naturelle Dounietchka, dont il avait déjà parlé à mon père, pour que mon père la fasse élever avec ses enfants.

« De ce jour parut chez nous une fillette de mon


Ruines des Vieilles Tours
à l’entrée du parc d’Iasnaïa Poliana

âge, au visage large, Dounietchka. Avec elle restait aussi sa vieille bonne Euphrasie, une grande vieille, ridée, avec une grosse gorge de dindon où se trouvait une sorte de boule qu’elle nous faisait tâter.

« L’apparition de Dounietchka dans notre maison était liée avec un arrangement compliqué entre mon père et Témiachev. Voici en quoi il consistait :

« Témiachev était très riche et n’avait pas d’enfants légitimes. Il avait deux filles : Dounietchka et Verotchka, une petite bossue, d’une serve affranchie Marfoucha. Comme héritiers, Témiachev avait ses deux sœurs. Il leur laissait tous ses domaines sauf Pirogovo, où il vivait, et qu’il désirait transmettre à mon père pour qu’il en remît la valeur, trois cent mille roubles (on disait toujours que Pirogovo était un morceau d’or et valait beaucoup plus), aux deux fillettes. À cette fin, voici ce qu’on avait inventé : Témiachev faisait un acte de vente par lequel il vendait Pirogovo à mon père, pour trois cent mille roubles, et mon père souscrivait des billets à ordre à trois personnes : Isléniev, Iazikov et Glébov, de cent mille roubles chacun. En cas de mort de Témiachev, mon père recevrait le domaine, expliquerait à Glébov, Iazikov et Isléniev dans quel but ces billets avaient été souscrits et les trois cent mille roubles iraient aux deux fillettes.

« Je fais peut-être quelque erreur dans mon explication de cet arrangement, mais je sais sûrement que le domaine Pirogovo passa chez nous à la mort de mon père, et qu’il existait trois billets à ordre aux noms d’Isleniev, Glebov, et Iazikov, que la tutelle a payé ces trois billets à ordre, que les deux premiers ont donné chacun cent mille roubles aux deux fillettes et qu’Iazikov s’est approprié les cent mille roubles qui ne lui appartenaient pas. Mais nous en reparlerons plus tard.

« Dounietchka vécut donc chez nous. C’était une enfant charmante, simple, douce, mais pas intelligente et très pleurnicheuse. Je me souviens que, sachant déjà lire et écrire le français, on me força de lui apprendre les lettres.

« D’abord tout alla bien (nous avions l’un et l’autre cinq ans). Mais peu après, lasse sans doute, elle cessa de nommer exactement la lettre que je lui montrais. J’insistai. Elle pleura, j’en fis autant et quand on vint vers nous, nous ne pûmes prononcer un mot, tellement nous pleurions.

« Je me rappelle aussi qu’une fois, une prune ayant été dérobée de l’assiette, Féodor Ivanovitch ne pouvant découvrir le coupable, d’un air très sérieux, sans nous regarder, nous dit :

« Avoir mangé la prune ce n’est rien ; mais si celui qui l’a mangée a avalé le noyau, il peut en mourir. » Dounietchka, prise de peur, cria qu’elle avait craché le noyau. Je me rappelle encore ses abondantes larmes quand elle et mon frère Mitenka inventèrent un jeu qui consistait à se cracher mutuellement dans la bouche une petite chaînette de cuivre. Elle la souffla si fort, et Mitenka ouvrait une si large bouche, qu’il avala la chaînette. Elle resta inconsolable jusqu’à ce que le docteur fût venu et nous ait rassurés tous.

« C’était une enfant sans intelligence, mais bonne et simple, et surtout tellement innocente qu’entre nous, les garçons, et elle il n’y eut jamais que des rapports fraternels[7]. »

Excessivement intéressants et précieux, bien que peu nombreux, sont les renseignements que L.-N. Tolstoï donne des domestiques qui entourèrent son enfance. Ces renseignements servent de supplément à ce qu’il a écrit dans l’Enfance. Nous les empruntons à ses souvenirs.

« J’ai décrit assez exactement Prascovie Issaievna dans l’Enfance. Tout ce que j’ai dit d’elle est réel. Prascovie Issaievna était une femme de charge, très respectable ; dans sa petite chambre se trouvait notre vase de nuit d’enfant. Une des impressions très agréables que je me rappelle, c’était, après la leçon, ou au milieu de la leçon, d’aller s’asseoir dans sa chambre, et de causer avec elle ou de l’écouter.

« Elle aimait probablement à nous voir dans ce moment de franchise particulièrement heureuse et tendre : — « Prascovie Issaievna, comment grand-père faisait-il la guerre ? À cheval ? » lui demandait-on, en s’efforçant, uniquement pour causer et écouter. — « Il a fait la guerre de toutes les façons ; à cheval et à pied, aussi il a été général en chef », répondait-elle ; et, ouvrant son armoire, elle y prenait de la résine parfumée qu’elle appelait le « parfum d’Otchakov ». D’après elle, le grand-père aurait rapporté cette résine d’Otchakov. Elle allumait le papier à la veilleuse de l’icône et répandait un agréable parfum.

« Outre l’offense qu’elle me fit une fois en me frappant avec une serviette mouillée, ce que j’ai décrit dans l’Enfance, elle m’offensa une autre fois encore. L’une de ses fonctions était de nous donner des lavements quand c’était nécessaire. Un matin, je n’étais déjà plus avec les femmes, mais avec Féodor Ivanovitch, nous venions de nous lever, mes frères étaient déjà habillés, moi j’étais en retard et allais ôter ma robe de chambre et m’habiller, quand d’un pas rapide de vieille entra Prascovie Issaievna avec son instrument. L’instrument consistait en une seringue enveloppée, je ne sais pourquoi, d’une serviette qui n’en laissait voir qu’un petit bout, jaune ; elle avait en plus une petite tasse contenant de l’huile d’olive dans laquelle elle plongeait la seringue. En m’apercevant, Prascovie Issaievna décida que c’était sur moi que ma tante avait ordonné de faire l’opération ; en réalité, c’était pour Mitenka ; mais lui, par hasard ou par ruse, se sentant menacé d’une opération que nous tous détestions, s’était habillé très vite et avait quitté la chambre. Et j’eus beau jurer que le lavement n’était pas pour moi, elle me l’administra.


L’Allée de Bouleaux du Parc d’Isanaïa Poliana,
conduisant à la maison

« En dehors de son dévouement et de son honnêteté, je l’aimais particulièrement parce qu’elle et la vieille Anna Ivanovna me paraissaient les représentants du côté mystérieux de la vie du grand-père, avec son parfum d’Otchakov.

« Anna Ivanovna vivait sans travailler ; deux fois elle vint à la maison et je la vis. On disait qu’elle avait cent ans ; elle se rappelait Pougatchev. Elle avait des yeux très noirs et une seule dent. Elle avait une de ces vieillesses qui font peur aux enfants.

« Tatiana Philippovna était une jeune servante, petite, brune, aux mains potelées, elle secondait la vieille bonne Annouchka, que je me rappelle à peine, précisément parce que je ne me connus jamais sans elle. Et de même que je ne me rappelle pas ce que j’étais, je ne me rappelle pas Annouchka.

« Je me souviens de Tatiana Philippovna encore pour cette cause qu’elle fut plus tard la bonne de mes nièces et de mon fils aîné. C’était une de ces créatures touchantes, issues du peuple, qui s’habituaient tant à la famille de leurs maîtres qu’elles y mettaient tous leurs intérêts et ne laissaient pour leurs parents que la possibilité de mendier et d’hériter de l’argent qu’elles avaient gagné. Toujours elles ont des frères, des maris ou des fils dépensiers. Tels étaient, autant que je m’en souviens, le mari et le fils de Tatiana Philippovna.

« Je me rappelle avec quelle souffrance résignée elle mourut dans notre maison, à cette même place où je suis assis maintenant pour écrire ces souvenirs.

« Son frère, Nicolas Philippovitch, était cocher ; non seulement nous l’aimions, mais, comme la plupart des enfants des maîtres, nous avions pour lui un très grand respect. Il portait de grandes bottes toutes particulières et de lui émanait toujours une odeur agréable de fumier ; sa voix était douce et sonore.

« Je dois mentionner aussi le sommelier Vassili Troubetzkoï. C’était un homme agréable, affectueux, qui, évidemment, aimait beaucoup les enfants ; c’est pourquoi il nous aimait, et, en particulier, Serge, chez qui il servit plus tard et mourut. Je me rappelle le bon sourire de son visage doux, ridé, et aussi l’odeur particulière, quand il nous soulevait dans ses bras et nous mettait sur un plateau (c’était un de nos grands plaisirs) et que nous lui criions : « À moi ! À mon tour ! » et il nous portait jusqu’à la réserve, endroit mystérieux pour nous où était l’entrée de la cave. Un des vifs souvenirs liés à lui, c’est son départ pour Tcherbatchevka, domaine de la province de Koursk, que mon père avait hérité de Mme Pérovsky. C’était (le départ de Vassili Troubetzkoï) pendant les fêtes de Noël, au moment où nous tous, les enfants, et quelques domestiques, jouions dans le salon.

« Sur les divertissements de Noël, il faut dire quelques mots. Voici en quoi ils consistaient. Tous les domestiques, très nombreux, une trentaine, se costumaient de différentes façons, venaient dans notre maison où ils jouaient à divers jeux, et dansaient aux sons du violon du vieux Grégori qui ne paraissait à notre maison qu’à cette époque. C’était très gai. Les masques, comme toujours, c’étaient l’ours et son montreur, la chèvre, les Turcs et les Turques, les Tyroliens, les brigands ; les paysans se déguisaient en femmes, et les femmes en hommes. Je me rappelle que quelques-unes me paraissaient fort braves, et en particulier Macha, costumée en Turque.

« Parfois, tante nous habillait aussi. Nous convoitions surtout une ceinture quelconque ornée de pierreries et des serviettes de mousseline, brodées d’or et d’argent, et je me trouvais très beau avec mes moustaches au bouchon brûlé. Je me rappelle que, regardant dans le miroir mon visage orné de moustaches et de sourcils noirs, je ne pouvais retenir un sourire de plaisir, alors qu’il me fallait avoir la mine grave d’un Turc.

« Tous ces gens masqués se promenaient dans toutes les chambres et on les régalait de diverses friandises. Une fois, pendant les fêtes de Noël, dans ma tendre enfance, tous les Isléniev vinrent chez nous déguisés : le père, — le grand-père de ma femme, — ses trois fils et ses trois filles. Tous avaient de ces costumes extraordinaires pour nous. Il y en avait un qui représentait une grosse botte, l’autre un paillasse de carton, et encore d’autres choses… Les Isléniev, qui venaient de quarante verstes, s’étaient arrêtés dans le village pour se déguiser. En entrant au salon, Isléniev s’assit au piano et chanta des vers composés par lui, sur un motif que je me rappelle encore. Voici ces vers :

« Nous sommes venus ici vous féliciter pour la nouvelle année. Si nous parvenons à vous amuser nous en serons charmés. »

« Tout cela nous semblait extraordinaire, et probablement que les grandes personnes y prenaient aussi du plaisir. Mais le mieux pour nous, les enfants, c’étaient les domestiques. Ces divertissements avaient lieu les premiers jours de Noël, et la veille du nouvel an, parfois aussi, après, jusqu’à l’Épiphanie. Mais, après le nouvel an, il y avait déjà moins de monde, et les jeux manquaient d’entrain.

« Vassili partit à Tcherbatchevka un de ces jours de fête. Je me rappelle que nous étions assis en rond, au coin du salon, sur des chaises de bois à sièges de cuir faites à la maison ; le salon était à peine éclairé et nous jouions au « rouble ». L’un marchait et devait trouver un rouble que les autres faisaient circuler de main en main en chantant : « Le rouble court ! le rouble court ! » Je me rappelle qu’une des domestiques chantait ces paroles d’une voix particulièrement agréable. Tout d’un coup la porte de l’office s’ouvrit et Vassili, boutonné différemment qu’à l’habitude, sans plateau ni vaisselle, passa dans le cabinet de mon père. C’est alors que j’appris que Vassili partait comme intendant à Tcherbatchevka. Je comprenais que c’était avantageux pour lui et m’en réjouissais, mais en même temps j’étais triste à la pensée de me séparer de lui, à l’idée qu’il ne serait plus à la réserve et ne nous y porterait plus sur un plateau ; mais je ne comprenais même pas et ne croyais pas qu’un tel changement pût s’accomplir. Je devins horriblement triste, et le motif : « Le rouble court ! » me parut infiniment mélancolique.

« Quand Vassili revint de chez notre tante et, avec un bon sourire, s’approcha de nous et nous baisa l’épaule, j’éprouvai pour la première fois de l’horreur et de la crainte devant l’inconstance de la vie, et de la pitié et de l’affection pour l’aimable Vassili. Quand, plus tard, je le rencontrai, je ne vis déjà plus en lui qu’un bon ou mauvais intendant, un brave homme, comme je le supposais, mais je ne retrouvai nulle trace de l’ancien sentiment fraternel, humain[8]. »

Les souvenirs de la tendre enfance se conservent par des voies mystérieuses quelconques qui échappent à la raison humaine, et non seulement ils se conservent, mais comme le grain jeté sur la bonne terre, ils germent quelque part, dans les profondeurs cachées de l’âme, et tout d’un coup, après bien des années, épanouissent au monde leur tigelle vert clair.

Telle semence, dans la tendre enfance, furent les jeux des frères cadets avec l’aîné Nikolenka, dont Léon Nikolaievitch, dans ses notes, rappelle souvent l’influence sur toute sa vie. Tels sont les souvenirs sur la « Montagne des Fanfarons », sur les « Frères Fourmis » et sur le « Petit bâton vert ».

« Oui, la « Montagne des Fanfarons », c’est l’un des souvenirs les plus lointains, les plus chers, les plus importants. Mon frère aîné, Nikolenka, avait six ans de plus que moi. Il avait de dix à onze ans et, par conséquent, moi, de quatre à cinq, quand il nous conduisait à la « Montagne des Fanfarons ».

« Je ne sais comment cela se fit, mais nous lui disions « vous ». C’était un enfant extraordinaire, et, dans la suite, un homme aussi extraordinaire. Tourgueniev a dit de lui avec raison : « Il n’a pas précisément ces défauts qui sont nécessaires pour être écrivain. » Il n’avait pas le défaut principal nécessaire pour cela : il n’avait pas d’ambition. Il se désintéressait complètement de l’opinion que pouvaient avoir de lui les autres. Mais il possédait des qualités d’écrivain ; — il avait avant tout le goût fin, artistique, le sentiment très développé de la mesure, la bonne humeur, la gaieté, une imagination extraordinaire, inépuisable et véridique, des idées très hautes sur la vie, et tout cela sans la moindre forfanterie. Il avait tant d’imagination qu’il pouvait improviser des contes ou des histoires de brigands ou des histoires humoristiques, genre de Mme Ratcliffe, sans arrêt, des heures entières, et


Le Parc d’Iasnaïa Poliana, pris de loin

avec tant d’assurance qu’on oubliait que c’était une invention. Quand il ne racontait pas ou ne lisait pas, (et il lisait beaucoup), il dessinait. Il dessinait presque toujours des petits diables avec des cornes et des moustaches retroussées qui s’accrochaient entre eux dans les poses les plus variées et qui étaient occupés des choses les plus diverses. Ces dessins étaient également pleins d’imagination et d’humour.

« Une fois, nous avions moi, cinq ans, Mitenka, six, Sérioja, sept, il nous déclara qu’il avait un secret, qui, une fois révélé, ferait que tous les hommes soient heureux. Il n’y aurait plus ni maladies, ni chagrins, personne ne se fâcherait et tous s’aimeraient, tous deviendraient les « Frères Fourmis ». Il voulait probablement dire les « Frères Moraves »[9], dont il avait entendu parler ou dont il avait lu l’histoire, mais dans notre langage c’était les « Frères Fourmis » : et je me rappelle que le mot « Fourmis » nous plaisait particulièrement, nous rappelant la fourmilière. Nous inventâmes même le jeu des « Frères Fourmis ». Il consistait en ceci : nous nous asseyions sous des chaises que nous entourions de caisses et recouvrions de châles, et nous restions là, dans l’obscurité, serrés l’un contre l’autre. Je me rappelle avoir éprouvé à ce jeu un sentiment d’amour et d’attendrissement, et j’aimais beaucoup ce jeu. La fraternité des Fourmis nous était révélée, mais le secret principal : que faire pour que les hommes n’aient plus de malheur, ne se querellent jamais et soient toujours heureux, était écrit par lui, nous disait-il, sur un petit bâton vert, et ce bâton vert était enfoui dans le chemin, au bord d’un ravin (Starï-Zakaz), à cet endroit où, puisqu’il faudra quelque part enfouir mon corps, j’ai demandé d’être enseveli en souvenir de Nikolenka.

« Sauf ce bâton, il y avait encore une certaine montagne, la « Montagne des Fanfarons », où il nous disait pouvoir nous conduire, si nous remplissions toutes les conditions exigées pour cela. Ces conditions étaient : 1o Se mettre dans un coin et ne pas penser à l’ours blanc. Je me rappelle que je me mettais dans un coin et faisais des efforts inouïs, mais vains, pour ne pas penser à l’ours blanc. 2o Passer sans buter sur les fentes du plancher ; et, 3o Pendant une année ne pas voir un lièvre ni vivant, ni mort, ni rôti. Ensuite il fallait jurer de ne révéler à personne ce secret. Celui qui remplirait ces conditions et d’autres encore plus difficiles qui lui seraient posées après, celui-ci pourrait obtenir la réalisation d’un souhait quel qu’il fût. Nous devions formuler nos souhaits. Sérioja désirait savoir faire des chevaux et des poules en cire ; Mitenka pouvoir dessiner toutes sortes d’objets, en grand, comme les peintres. Moi, je ne pouvais rien inventer, sauf le désir de tout dessiner en petit.

« Tout cela, comme il arrive chez les enfants, fut bientôt oublié, et personne ne monta sur la «  Montagne des Fanfarons », mais je me rappelle l’importance mystérieuse avec laquelle Nikolenka nous consacrait dans ces secrets et notre respect et notre crainte devant ces choses qu’il nous révélait. J’étais surtout fortement impressionné par l’union des Fourmis et le mystérieux bâton vert, lié à elle, qui devait faire heureux tous les hommes.

« À ce que je pense maintenant, Nikolenka avait probablement entendu ou lu quelque chose des francs-maçons, de leur aspiration à faire le bonheur de l’humanité et des rites mystérieux de l’intronisation ; il avait probablement aussi entendu parler des « Frères Moraves », et son ardente imagination avait uni cela en un tout, et dans son amour pour les hommes il avait inventé toute cette histoire, s’en amusait lui-même et nous mystifiait avec ses racontars.

« L’idéal des « Frères Fourmis » qui se serrent avec amour l’un contre l’autre, seulement pas sous des chaises recouvertes de châles, mais sous la voûte céleste, cet idéal de l’amour de tous les hommes est resté pour moi le même. Et si alors je croyais à l’existence d’un bâton vert sur lequel était écrit ce qui devait détruire le mal parmi les hommes et leur donner le plus grand bien, je crois maintenant que cette vérité existe, qu’elle sera révélée aux hommes et leur donnera ce qu’elle promet[10]. »

Les souvenirs de Tolstoï sur son frère Dmitri se rapportent à la période de la jeunesse ; ici nous citerons un extrait de ses souvenirs sur son frère Serge, qui datent de l’enfance.

« Avec Mitenka, j’étais camarade. Je respectais Nikolenka, mais Serge je l’admirais et l’imitais. Je l’aimais et aurais voulu être lui.

« J’admirais son joli visage, sa belle voix, — il chantait toujours, — ses dessins, sa gaîté, et surtout, c’est étrange à dire, la spontanéité de son égoïsme. Je me rappelle que j’étais toujours préoccupé de ma personne : je sentais toujours, exactement ou non, ce qu’on pensait de moi, les sentiments que j’inspirais aux autres, et cela me gâtait toute joie. C’est probablement pourquoi j’aimais tant chez les autres le contraire de ce sentiment : la spontanéité de l’égoïsme. Et c’est pourquoi j’aimais particulièrement Serge. Le mot aimer n’est pas juste ici. Nicolas, je l’aimais ; mais Serge, je l’admirais comme un être tout à fait étranger à moi, incompréhensible. Cette vie d’un être humain me paraissait très belle, mais je ne la comprenais pas ; elle restait mystérieuse pour moi et c’est pourquoi particulièrement attirante.

« Il est mort ces jours-ci ; et durant sa maladie, avant sa mort, et en mourant, il me fut aussi incompréhensible, aussi cher, qu’à l’époque lointaine de l’enfance. Devenu vieux, vers la fin de sa vie, il m’aimait davantage ; il appréciait mon amitié, il était fier de moi. Il désirait partager mes opinions, mais ne le pouvait pas, et, jusqu’à la fin, il resta tel qu’il était : un être original, beau, raffiné, fier et, principalement, sincère à un degré que je n’ai jamais vu atteindre. Il était ce qu’il était, ne cachait rien et ne voulait paraître rien.

« J’aurais toujours voulu me trouver en la société de Nicolas, lui causer, discuter avec lui. Serge, je ne voulais que lui ressembler. Ce désir de l’imiter remonte à ma tendre enfance. Il avait des poules et des poulets. Je voulus les pareils. Ce fut peut-être ma première initiation à la vie des animaux. Je me souviens des poulets de diverses races : gris, bruns, huppés, qui accouraient à notre appel. Je me rappelle comme nous leur donnions à manger et détestions le grand coq hollandais qui les pourchassait. C’était Serge qui avait inventé ces poulets.

« Il les avait demandés. J’avais suivi son exemple. Sur une grande feuille de papier, Serge dessinait en couleur (admirablement bien, me semblait-il) des poulets et des coqs et je faisais la même chose, mais beaucoup plus mal. (C’était en cet art que je voulais me perfectionner par la « Montagne des Fanfarons »). C’était Serge qui avait inventé, quand les doubles fenêtres étaient placées pour l’hiver, de nourrir les poules par les fentes de la porte, et, à cet effet, nous faisions tous deux des espèces de grandes saucisses de pain blanc et de pain noir, car je l’imitais aussi en cela. »

Ajoutons encore quelques souvenirs détachés que nous a racontés Léon Nikolaievitch et auxquels il n’est pas possible d’assigner d’ordre chronologique, comme à la plupart des récits de sa tendre enfance. Néanmoins, il serait regrettable de les omettre, puisqu’ils donnent encore quelques traits précieux sur le caractère de sa vie d’enfant.

« Un souvenir d’enfance sur un événement infime, m’a raconté Tolstoï lui-même, m’a laissé une très forte impression : Je me rappelle qu’une fois, dans notre chambre d’enfant, en haut, était assis Témiachev. Il causait avec Féodor Ivanovitch. Je ne me rappelle pas à quel propos, mais il était question de l’observance des jeûnes, et Témiachev, ce bon Témiachev, dit très naturellement : « Mon cuisinier (ou le valet, je ne me souviens pas) a mangé de la viande pendant le carême ; je l’ai fait enrôler. » Je me rappelle ce cas, qui me parut quelque chose d’étrange et d’incompréhensible.

« Un autre souvenir mémorable, ce fut l’arrivée de Pierre Ivanovitch Tolstoï, le père de Valérien, mari de ma sœur, qui venait au salon en robe de chambre. Nous ne comprenions pas pourquoi il en usait ainsi, nous avons appris ensuite qu’il était alors dans la dernière période de la phtisie. Encore un autre événement fut l’arrivée de son frère, le célèbre Américain, Féodor Tolstoï. Je me souviens qu’il arriva en voiture de poste ; il entra dans le cabinet de mon père et demanda un pain particulier français ; il ne mangeait pas l’autre. Ce jour-là mon frère Serge avait un affreux mal de dents. Ayant appris cela il déclara qu’il pouvait faire cesser le mal par magnétisme. Il rentra dans le cabinet, referma la porte derrière lui et quelques minutes après il en sortit avec deux mouchoirs de batiste et dit : « Quand tu mettras celui-là le mal passera et celui-ci c’est pour que tu dormes bien. » On prit les mouchoirs, on les mit à Serge et il nous est resté l’impression que tout se passa comme il l’avait dit.

« Je me rappelle son beau visage bronzé, rose, avec d’épais favoris blancs descendant jusqu’au coin de la bouche. Je voudrais raconter beaucoup sur cet homme extraordinaire, criminel et séduisant. »

Nous terminerons ce chapitre de l’enfance par les souvenirs poétiques de Léon Nikolaievitch, pris de sa nouvelle l’Enfance.

« Heureuse, heureuse époque de l’enfance à jamais disparue ! Comment ne pas l’aimer, comment ne pas en caresser le souvenir ? Ce souvenir rafraîchit, réconforte mon âme, il est la source de mes meilleures joies…

« … Après la prière je me glisse sous ma petite couverture, et mon âme est calme, claire, légère ; les rêves succèdent aux rêves ; mais quels sont-ils ? Ils sont insaisissables, mais pleins d’amour pur et de l’espoir d’un bonheur sans nuages. Je songe parfois au triste sort de Karl Ivanovitch, le seul homme que je sache malheureux, et il me fait tant de peine et je l’aime tant, que des larmes coulent de mes yeux et que je dis : Que Dieu lui donne le bonheur et à moi la possibilité de le secourir et de soulager son infortune ; et je suis prêt à tout sacrifier pour lui. Après je prends mon jouet favori, un petit lapin ou un chien en faïence. Je l’enfonce dans le coin de mon oreiller de duvet et j’admire comme il est bien là, et comme il a chaud. Je prie encore Dieu pour qu’il donne le bonheur à tous, pour que tous soient contents, et qu’il fasse beau demain pour la promenade ; je me retourne de l’autre côté, les pensées et les rêves se mêlent, se confondent, et je m’endors doucement, tranquillement, le visage encore tout mouillé de larmes.

« Candeur, insouciance, besoin d’aimer, foi de l’enfance, vous retrouverai-je jamais ? Quelle époque peut être supérieure à celle où les deux meilleures vertus, la joie innocente et le besoin illimité d’amour, sont les seuls ressorts de la vie ?

« Où sont ces prières ardentes ? Où, ce don précieux, ces larmes pures d’attendrissement ? L’ange consolateur accourait avec un sourire, essuyait les larmes et soufflait de doux rêves à l’imagination innocente de l’enfant.

« La vie a-t-elle donc laissé dans mon cœur une trace si pénible que, pour toujours, se sont éloignés de moi ces larmes et ces transports ?

« Seuls les souvenirs sont-ils donc restés[11] ? »


  1. N.-P. Zagoskine. Le Comte L.-N. Tolstoï étudiant, Istoriteskchi Viestnik (Messager historique), janvier 1894, page 87.
  2. Les Premiers Souvenirs (Des notes auto-biographiques inédites), Œuvres complètes de L.-N. Tolstoï. Édition russe, 10e édition, vol. xiii, p. 515.
  3. En français dans l’original.
  4. Des notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P.B.
  5. L’Enfance, Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, tome i, pages 67-68.
  6. Addition faite par L.-N. Tolstoï à la lecture du manuscrit. P. B.
  7. Des notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  8. Notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  9. Fourmi, en russe, mouraveï.
  10. Des notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  11. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Édition Stock. T. ier, l’Enfance, pages 85-88 et 89.